ÉCOLE
DES HAUTES ÉTUDES
COMAAERCIALES
DE MONTRÉAL
^W
BIBLIOTHEQUE
NO_Il 1-
COTE :
LA
SCIENCE SOCIALE
TYPOGRAPHIE F[RMIN-i)IDOT ET c' '. — PARIS.
LA
SCIENCE SOCIALE
SUIVANT LA MÉTHODE D'OBSERVATION
Directeur : M. EDMOND DEMOLINS
17^ Année. — Tome XXXIII
^?n.
PARIS
BUREAUX DE LA TIEYUE
LIBRAIRIE DE FIRMIX-DIDOT ET C'«
IMPRIMEURS DE t/iNSTITUT, RUE JACOB, 50.
1902
QUESTIONS DU JOUR
L ORGANISATION SYNDICALE OUVRIÈRE
LA NOUVELLE FORME DU CONTRAT DE TRAVAIL EN PRÉ-
SENCE DE L'AUTORITÉ PATRONALE ET DE LA CONCUR-
RENCE (1).
Les employeurs élèvent contre l'organisation syndicale ou-
vrière deux griefs d'une exceptionnelle gravité : ils affirment
que les syndicats ne tendent à rien moins qu'à les dépouiller de
toute leur autorité dans la direction de leurs entreprises et de
leurs ateliers : ils soutiennent en second lieu que les ouvriers,
une fois munis d'un instrument pour dominer le marché du
travail, sont enclins à soutenir des prétentions exagérées qui
rendent impossible la fabrication à bon marché et, par suite,
assurent la priinauté soit des centres industriels situés sur une
autre section du territoire, soit surtout des pays étrangers,
assez heureux pour s'être préservés « de la pestilence syn-
dicale » .
Quand on se croit menacé de maux aussi graves et aussi im-
mérités, on se doit à soi-même d'ouvrir sans retard les hostilités
et de les poursuivre avec énergie. Les employeurs n'ont pas
(l) Celle élude est extraite d'un ouvrage que M. Paul lîureau fait paraître en ce
moment chez Alcan, 108, boulevard Saint-Germain, sous ce titre : Le coalrat de
travail : le rôle des syndicats professionnels. Nous ne saurions trop recommander à
nos lecteurs cette œuvre, d'une remarquable puissance, qui, contenue en 300 pages,
présente, avec une fermeté et une lucidité toutes scientifiques, le méthodique ensemble
des graves questions que soulève et que doit résoudre le grand mouvement pro-
gressif des syndicats ouvriers. On verra après, dans le Mouvement social, la préface,
la conclusion et la table de l'ouvrage. {La Rédaction.)
6 LA SCIENCE SOCIALE.
failli à ce devoir, et riiistoire économique de toutes les grandes
nations industrielles, dans ces cinquante dernières années, at-
teste que, dans tous les métiers, les syndicats professionnels ont
rencontre Topposition tenace et vigoureuse des employeurs.
Sans doute, lorsqu'un groupement syndical a atteint la pléni-
tude de son développement, il n'est pas rare de rencontrer des
patrons qui, loin de déclarer la guerre aux associations formées
par leurs ouvriers, apprécient au contraire les grands services
que ces associations leur rendent et en viennent même, comme
M. Morgan, le célèbre secrétaire du trust de Tacier aux États-
Unis, à refuser de traiter avec des ouvriers isolés. Mais, encore
une fois, cette attitude ne s'est presque jamais manifestée qu'à
l'égard des syndicats parvenus à la pleine expansion de leur
force; on ne reconnaissait leurs services que le jour où on
pensait ne plus pouvoir lutter contre eux et il n'est que trop
avéré que, dans tous les pays, les associations ouvrières ont dû
livrer de longues batailles et soutenir de longues grèves pour
obtenir la reconnaissance de leur droit à la vie.
Cette lutte, dont l'issue ne peut jamais être douteuse et qui
se termine invariablement par la défaite des employeurs toutes
les fois que leurs adversaires font preuve des qualités requises,
traverse d'ordinaire les cinq phases suivantes :
Au début de l'organisation syndicale, les employeurs se bor-
nent à manifester, sans plan arrêté, leurs sentiments hostiles :
on se contente d'abord de n'embaucher les syndiqués que les
derniers, après tous les non-syndiqués, et en temps de chô-
mage on les renvoie les premiers; parallèlement, on ne perd
aucune occasion de témoigner sa sympathie aux non-syndiqués,
soit dans la répartition des tâches, soit dans le choix des postes
les mieux rémunérés.
Au bout de quelques années, comme le mouvement syndical
ne cesse de recruter des adhérents, on recourt, si les circons-
tances le permettent, à un moyen plus énergique, la mise ù,
l'index, le boycottage, et les employeurs signent ensendjle un
pacte solennel, semljlable à celui que, dans la grande lutte de
l'organisation syndicale ouvrière. 7
1859-1860, l'Association centrale des patrons du l)âtinient de
Londres approuva à une grande majorité : « Nul membre de
celte association ne pourra engager ou garder à son service un
ouvrier contribuant à la caisse de toute Trade-Union ou société
ouvrière qui se mêle de la réglementation de quelque établisse-
ment, des heures ou dés conditions de travail, des contrats ou
accords des ouvriers ou des patrons ou de la qualification et des
conditions du service (1). » Cette période ouvre Tère des grandes
guerres entre les employeurs et le groupement syndical ; c'est
Tâge héroïque.
Comme cette tactique demeure sans résultat et que T associa-
tion ouvrière ne cesse de grandir, on en vient à reconnaitre
r existence du syndicat, à admettre qu'il puisse être le représen-
tant des ouvriers et à discuter avec lui les clauses du contrat de
travail. Pendant cette troisième période, les grèves sont encore
fréquentes ; naturellement les employeurs continuent à mani-
fester leurs préférences pour les non-syndiqués et, au besoin, se
servent d'un artifice aussi ingénieux que surprenant : ils pren-
nent eux-mêmes Finitiative de grouper les non-syndiqués en un
syndicat apparent. Plusieurs établissements français sont au-
jourd'hui arrivés à cette troisième période et tout le monde
connaît les syndicats jaunes de Montceau-les-Mines, du Creusot,
de Montchanin que l'on oppose aux syndicats rouges.
Ce dualisme bizarre, en opposition essentielle avec tous les
faits économiques, ne tarde pas à disparaître (2), non sans lais-
ser pourtant un amer souvenir aux employeurs ou aux employés,
(1) Sidney et Béatrice Webb, op. cit., p. 241. — Les patrons fourreurs de Paris, à la
suite de la grève d'octobre 1901, ont conclu un pacte de ce génie.
(2) Ces syndicats disparaissent nécessairement au bout de peu de temps ; s'ils sont
dans la main du patron, ils n'ont aucune raison d'être et une partie de leurs membres,
reconnaissant qu'ils ont été dupés, passent aux Syndicats rouges ; s'ils méritent véri-
tablement leur nom et prennent leur rôle au sérieux, la plupart des membres des
Syndicats rouges viennent les renforcer et, cette fois, l'employeur reconnaît que son
illusion s'évanouit. Au surplus, les employés agiront sagement en se méfiant de ces
Syndicats en partie double : à Montceau-les-Mines, on sait que la nouvelle adminis-
tration a manifesté ses sympathies pour les rouges et on doit aussi méditer la petite
aventure que voici et que rien n'autorise à croire exceptionnelle. Dans un port italien,
un entrepreneur de débarquement avait constitué un Syndicat «jaune » ; aussitôt les
ouvriers du port syndiqués en « rouge » refusèrent de travailler au déchargement d'un
8 LA SCIENCE SOCIALE.
et on entre dans la quatrième phase, pendant laquelle Tomni-
potènce du syndicat s'aflîrme de plus en plus, celui-ci restant
pour reniployeur un adversaire dont on subit le joug faute de
pouvoir le secouer. De temps à autre, on essaie encore d'engager
la lutte, en combinant quelque plan très ingénieux (!), du genre
de celui que rapportait récemment un grand journal parisien.
L'histoire vaut la peme d'être rapportée, car elle se répète si
souvent qu'il est utile de la connaître, ne fût-ce que pour s'é-
pargner la mésaventure qui la termine invariablement.
Donc à Bruxelles, il y a quelque temps, les patrons impri-
meurs, pour résister aux prétentions croissantes du syndicat des
ouvriers typographes qui, depuis plusieurs années, avait im-
posé une notable hausse de salaires et la réduction de la durée
du travail quotidien, resserrèrent entre eux leur entente et ré-
solurent de prendre l'oÛensive. Il fut convenu que l'on tirerait
au sortie nom de celui d'entre eux qui ouvrirait le feu : celui-là
devait renvoyer de son atelier tous les ouvriers syndiqués et ses
collègues s'engageaient tant à exécuter pour lui les commandes
qu'il ne pourrait exécuter, qu'à l'indemniser de toutes les
pertes que cette lutte pourrait entrahier. Le plan fut mis à exé-
cution et un employeur, désigné par le sort, renvoya effective-
ment 3i ouvriers après avoir constaté leur refus de donner leur
démission de membres du syndicat : il leur notifia d'ailleurs
qu'ils ne trouveraient d'emploi dans aucune autre imprimerie de
la ville. Les ouvriers congédiés assignèrent le patron et ses col-
lègues et obtinrent, à titre de dommages-intérêts, des indemni-
tés variant de 400 à 1.600 francs. Laissons de côté ce résultat
judiciah^e : les patrons bruxellois ont-ils jamais pu croire que
leurs ouvriers syndiqués auraient la naïveté de se laisser ainsi
décimer par petites escouades? En vérité, on pouvait leur sup-
poser une connaissance plus documentée de l'histoire du fédé-
ralisme économique : comment ne savaient-ils pas que la grève
vapeur suédois où des jaunes avaient élé embauchés. Les « rouges » parcoururent le
port et le quartier maritime, menaçant les jaunes dont ils jetaient les outils dans le
bassin. Il y eut dix arrestations et, dans l'après-midi, l'entrepreneur de débarquement,
(•ris de peur, renvoya tous les « jaunes» et embaucha les « rouges >\ Force restait
à la force. Le calme était rétabli. [Le Teinps, 19 mai 1901.)
L ORGANISATION SYNDICALE OUVRIERE. 9
"générale répond au loch ont par échelons, comme le lock oui
général répond à la grève par échelons? Les typographes de
Bruxelles ont eu le sagesse de s'adresser aux tribunaux : c'était
plus simple et plus piquant; mais, à défaut de cette arme, ils en
avaient une autre, singulièrement plus efficace, la grève géné-
rale.
Des incidents de ce genre marquent la quatrième phase et on
arrive enfin à la cinquième, pendant laquelle les employeurs,
ayant enfin accepté de vivre en paix avec les associations syndi-
cales... s'aperçoivent que leurs griefs étaient mal fondés et que
le groupement organique de leurs employés collabore au main-
tien de la paix sociale et du bon ordre dans leurs ateliers. Il
importe d'étudier avec quelque détail le mécanisme de ce régime
nouveau du contrat collectif de travail désormais substitué au
régime du contrat individuel.
Userait puéril de nier que le triomphe de la doctrine syndi-
cale sur le contrat de travail oblige l'employeur à modiiîer pro-
fondément sa conception de l'autorité patronale : le jour où
l'industriel, au lieu de traiter individuellement avec chacun de
ses employés, trouve en face de lui un groupement organique
et stable, il ne doit plus songer à gouverner son atelier auto-
cratiquement, <( en bon tyran », il faut qu'il accepte de substi-
tuer au régime de la décision unilatérale le régime de l'entente
bilatérale et du contrôle. Voici à ce propos le langage très pré-
cis d'un écrivain à qui son talent et ses longues études sur le
trade-unionisme donnent tous les titres pour exposer la théorie
syncHcale sur le contrat de travail, M. Sidney Webb : « Tôt ou
tard, écrivait-il en décembre 1897, à propos de la grève des mé-
caniciens, l'industrie des mécaniciens passera au stade où en est
à l'heure actuelle l'industrie du coton, le stade où les conditions
du travail sont franchement matière de contrat réciproque. Dans
une filature de coton du Lancashire, il n'y a point de litige pos-
sible sur le degré de liberté dont jouit le patron dans l'adminis-
tration de son industrie. Les ouvriers lui reconnaissent sans la
moindre réserve le droit de choisir les matières premières, les
10 LA SCIENCi: SOCIALE.
modes de fal)rication, les machines, l'allure du travail. Le patron,
de son coté, ne s'aviserait pas de modifier d'autorité les condi-
tions de travail qui sont, il le sait, matière d'accord contractuel.
Les termes essentiels de cet accord sont fixés après une étude
attentive par des commissions mixtes dont les décisions lient
également patrons et ouvriers. Lorsque dans un établissement
se produit une innovation qui modifie, par ses effets, les condi-
tions du travail établies, lorsque, par exemple, survient une
machine nouvelle ou une matière première inusitée et que le
travail des ouvriers se trouve ou allégé ou alourdi, le patron ou
l'ouvrier en informe l'agent administratif salarié de l'organisa-
tion à laquelle il appartient. Les agents des deux partis, le re-
présentant du syndicat patronal et le représentant de la Trade-
Union, visitent l'établissement, font une enquête, estiment d'un
commun accord les effets de l'innovation, déterminent dans
quelle proportion l'existence moyenne du travailleur s'en
trouve améliorée ou empirée. Ils ont qualité pour décider que
tel patron devra payer, pour tout le temps que dureront ces
conditions nouvelles, 10 pour 100 en plus ou 10 pour 100 en
moins du salaire normal et leurs décisions sont scrupuleusement
obéies. En cas de désaccord entre les agents de Tune et l'autre
partie, chose fort rare, deux autres agents sont désignés à titre
d'arbitres 'W »
(1) Revue de Paris, 15 décembre 1897. — Dans un autre passage de ce même ar-
ticle, M. Sidney AVebb écrit encore : « Les mesures dont lensemble constitue ce que
l'on appelle la direction dune industrie se rangent naturellement sous trois chefs
principaux : iMe produit à exécuter — l'objet ou service qu'il s'agit d offrir au public-,
l>° le mode de production — le choix des matières premières, des méthodes de fabri-
cation, des agents humains; 3" les conditions de l'emploi de ces agents humains —
conditions sanitaires, air, lumière, chaleur, risque d'accidents, intensité, rapidité, du-
rée du travail et salaires. Sous le régime de l'esclavage, le maître règle à sa guise en
autocrate, sans consultation, les trois ordres de mesure. Sous le régime de la petite
industrie, l'ouvrier indépendant les règle également à sa façon. 11 on eA autrement
sous le régime moderne de la grande industrie. Ici les mesures de la première classe
appartiennent exclusivement au patron; il en est de même de la seconde classe, ré-
serve laite du rotentissemeiit que les mesures de cet ordre peuvent avoir sur les me-
sures de la troisième classe. Enfin, les mesures rangées sous le troisième chef ne peu-
vent être réghes isolément ni par lepatron. ni par les ouvriers, mais doivent, si nous
admettons les principes fondamentaux du Tradc-Unionisme, faire l'objet d'un con-
trat entre les représentants des patrons et les représentants des ouvriers oi-ganisés.»
l'organisation syndicale ouvrière. h
Voilà qui est net, et on peut mesurer toute la distance qui sé-
pare le contrat collectif de travail ainsi compris de l'ancien con-
trat individuel « à la papa », suivant le système du « pay as y ou
please ». Auparavant le « patron » considérait qu'en échange
du salaire qu'il payait pour une journée, il acquérait toute
Ténergie et toute la valeur de l'ouvrier pour cette journée et il
considérait qu'il n'y avait rien de déraisonnalîle ou d'abusif à
réclamer de l'ouvrier autant de travail qu'il le jugeait bon, dans
les limites de ses forces. N'était-il pas le maître dans son atelier?
Dès lors, c'était son droit de répartir les besognes, de décider si
les marchandises étaient fabriquées comme elles devaient l'être,
de fixer les tarifs des salaires à la tache, de décider si les ate-
liers étaient assez aérés, si la lumière était suffisante, si le nom-
bre des apprentis était normal, etc. , etc.
Le grou])ement syndical proteste résolument contre cet au-
tocratisme universel et aftirme que tous ces points qui intéres-
sent au plus haut degré la prospérité et le bien-être des employés
doivent être réglés au moyen d'un accord entre « l'employeur »
et le représentant qualifié des salariés, c'est-à-dire le secrétaire
du syndicat. Il affirme qu'à ses yeux le contrat de travail est
une vente dans laquelle la chose vendue, le travail, doit être
déterminée avec la même précision et la même rigueur que
dans toutes les autres. Voit-on des négociants acheter de la
houille, du coton, du blé, sans se soucier de fixer la quantité
et la qualité de la marchandise achetée? Non certes; pourquoi
le contrat de travail serait-il soustrait à ce salutaire usage de
la précision dont personne ne méconnaît ailleurs la nécessité
et quelle objection sérieuse les employeurs pourraient-ils élever
pour demander le maintien d'une pratique notoirement abusive?
Chaque jour ils se plaignent de ne pas recevoir pour le salaire
qu'ils paient la quantité de travail et de vigilance à laquelle
ils prétendent avoir droit : de leur côté, les employés se plai-
gnent qu'on leur extorque par des procédés divers et souvent
par la ruse une certaine quantité de travail pour laquelle ils
ne reçoivent aucune rémunération. Il est temps de faire cesser
ces plaintes qui, justifiées ou non, engendrent la méfiance entre
12 LA SCIENCE SOCIALE.
les deux parties et vicient toutes leurs relations. Désormais, il
sera entendu que remployeur achète pour un prix déterminé
une quantité parfaitement déterminée d'efTort et de travail ; ce
qui lui sera cédé, ce ne sera pas toute Ténergie vitale d'un
ouvrier, utilisable i)endant le nombre d'heures qu'il passe à
Tatelier, mais tant d'énergie en échange de tant d'argent.
Telle est la doctrine essentielle des syndicats, et, qu'on y
prenne garde, de tout syndicat quel qu'il soit, sur le contrat
de travail : on n'exagère rien en disant qu'elle est la négation
directe de celle qui avait universellement prévalu jusqu'ici et
qui semble encore aujourd'hui être seule admise par la grande
majorité des industriels de notre pays. Pour connaître toutes
les conséquences qui en découlent nécessairement, il suffit de
visiter aux États-Unis ou en Angleterre un atelier unioniste. On
perçoit alors toute la signification de la fameuse formule : a fair
day s work for a fair day's wages, à travail d'une journée nor-
male salaire d'une journée normale : tout ce qui, directement
ou indirectement^ peut influencer soit le taux du salaire de lem-
plojjéy soit rintensité de son travail et le degré de fatigue j)hy-
sique ou intellectuelle qu'il entraîne doit être réglé par un
accord entre l'employeur et le secrétaire du syndicat des em-
ployés ; et comme il est inutile de stipuler des clauses précises
si l'on ne veille à leur fidèle exécution, un représentant de cha-
cune des deux parties contractantes contrôle minutieusement
V observation de chacune de ces clauses.
Un seul exemple permet d'apprécier la rigueur scientifique
avec laquelle des milliers d'hommes sont ainsi arrivés à fixer
les équivalences de leurs échanges de travail et d'argent. Dans
le Lancashire il existe des listes de prix (priée lists), qui fixent le
taux des salaires dans toutes les filatures de coton de la région.
Un effort étalon a été tarifé à un salaire étalon et le dosage
de l'effort exigé par chaque Variété de travail a été établi avec
une si grande précision que chacun des deux contractants a la
certitude mathématique soit de recevoir un salaire plus élevé
s'il fournit un travail plus intensif, plus pénible ou plus long —
et l'accroissement du salaire sera rigoureusement proportionné
l'organisation syndicale ouvrière. j.S
à raccroissement do la fatigue ou de l'effort — soit de donner
un salaire moindre si on ne lui fournit qu'un travail moins in-
tensif, moins pénible ou moins long — et la diminution du sa-
laire sera parfaitement adaptée à la diminution de l'effort ou
de la fatigue. Aucun des deux contractants ne peut songer un
instant à tricher sur le travail ou le salaire fourni, car un tarif
d'une admirable finesse de nuances, qui ne remplit pas moins
de 85 pages entièrement couvertes de chiffres^ prévoit les plus
minutieux détails et fait varier les salaires suivant le nombre
des broches, la rapidité du mouvement de la machine, la na-
ture de la matière première, etc. « La compKcation des calculs
est telle qu'elle dépasse la compréhension, non seulement d'un
ouvrier ou d'un manufacturier ordinaire, mais même du mathé-
maticien qui les étudie sans une connaissance extrêmement
précise des détails techniques. Ainsi le gain hebdomadaire de
chaque individu des dizaines de milliers d'ouvriers est évalué
par un calcul exact et souvent individuel fait sur ces listes. Quand
il s'agit de faire un changement à la liste, l'étalon de salaires
de tout un district peut dépendre de la rapidité et du soin avec
lesquels le négociateur des ouvriers conçoit Tetfet exact de chaque
mochfication projietée sur quelques-uns des nombreux facteurs
du calcul (1). » Aussi les sécrétantes, les cotton men des unions
de tisseurs et de fileurs sont-ils choisis au moyen de concours
singulièrement difficiles et les candidats doivent joindre à la
science du mathématicien la compétence technique de l'ouvrier
le plus rompu aux plus minutieux détails de son métier.
Dans cette convention passée entre les fileurs du Lancashire
et leurs employeurs, comme dans tous les contrats collectifs
de travail conclus par les syndicats, la question délicate est
celle de la détermination de l'effort étalon et du salaire étalon.
Comme dans toutes les ventes, les intérêts des deux parties
sont en conflit quand il s'agit de fixer et la quantité de mar-
chandise à livrer et le prix à payer. En ce qui concerne l'effort
étalon, il n'y a pas de doute que les syndicats n'aient une ten-
(1) Histoire du Trade-Unionismc, Sidney et Webb, GiarJ et Brière, 1807, p. 333.
1 \ LA SCIENCE SOCIALE.
(lance à l'abaisser. A inesuro que réducation intellectuelle
esthétique et morale tles salariés se poursuit, ceux-ci n'accep-
tent plus de travailler aussi intensivement, ni aussi longtemps;
la durée de la journée de travail se réduit et on résiste davan-
tage au surmenage très pénible qui résultait souvent du salaire
à la tache, lorsque le tarif était fixé trop bas. Quant au taux du
salaire, les associations ouvrières inclinent de plus en plus vers
une théorie mixte fort intéressante qui fait du contrat de travail
quelque chose d'intermédiaire entre la vente et la société. D'une
part, ils estiment que leinployeur n'a pas le droit de réduire
indéfiniment le taux des salaires, lorsque les prix de la mar-
chandise fabriquée s'avilissent, mais qu'il doit au contraire fixer
le prix de la marchandise d'après le taux des salaires, comme
il le fixe d'après le prix de la houille ou des matières premières.
Cette doctrine, en dépit des ardentes controverses auxquelles
elle a donné lieu, est en grande partie exacte (1) et on ne voit
pas pourquoi des ouvriers ne pourraient pas dire à un usinier
cjue leur coût de vie est de ta?it — comme le propriétaire de
mine se déclare incapable de vendre sa houille au-dessous de tel
cours déterminé. En tout cela les syndiqués se rallient à la théo-
rie de la vente ; mais ils vont plus loin : lorsqu'ils constatent que
leurs employeurs réalisent des bénéfices plus élevés cjue ceux qui
leur paraissent normaux — les grands syndicats anglais et amé-
ricains, grâce à leur admirable service de renseignements, con-
naissent toujours, aussi bien que iemployeur même, l'état du
marché et le montant des profits patronaux — ils demandent à
participer, au moyen d'une hausse des salaires, à cet accroisse-
ment des bénéfices lequel démontre, à leurs yeux, cjue leur
travail a, pour le moment, une valeur plus grande. Dans cette
(l) A tout prendre, même sous le régime de la loi des salaires et du contrat indivi-
duel de travail, il y a toujours un taux minimum, le taux de la misère, au-dessous
duquel le salaire ne baisse jas et qui, par conséquent, nest pas déterminé par les
]>rix de la marchandise, mais détermine au contraire le prix de celte marchandise.
Le propre de l'action syndicale consiste seulement à maintenir plus haut ce taux mi-
nimum, en décidant qu'il ne sera plus déterminé par le degré de misère que le salarié
peut supporter, mais par la quantité de subsistances qui est nécessaire à l'homme
pour maintenir et développer toutes ses facultés.
l'organisation syndicale ouvrière. 15
mesure, mais dans cette mesure seulement, ils admettent que
le prix de la marchandise tîxe les salaires, prêts à revenir à
la doctrine inverse que les salaires doivent fixer le prix de la
marchandise, dès le premier moment où celle-ci, se trouvant en
surabondance sur le marché, tend à se déprécier. Il faut ajouter
d'ailleurs qu'ils parviennent peu à peu à iaire rentrer dans la
partie minimum de leurs salaires une portion de la hausse
accordée pendant les années prospères : ainsi leur rémunération
tend à s'élever progressivement.
Quand des collectivités ouvrières se sont montrées capables
d'établir sur de pareilles bases leurs relations avec les em-
ployeurs, il est évident qu'elles se considèrent en droit d'inter-
venir dans le règlement de toutes les questions accessoires qui
se posent à l'occasion du contrat de travail : aussi voyons-nous
les unions anglaises et américaines se préoccuper de riiygiène
des ateliers, imposer aux employeurs l'usage d'appareils pro-
tecteurs pour diminuer le nombre des accidents, enfin et surtout
s'efforcer de prévenir le chômage, en collaborant avec les pa-
trons à modérer la production en temps opportun. Ainsi, par un
admirable retour des forces économiques, les employés repren-
nent, et sur une scène singulièrement élargie, le rôle de direc-
tion et de contrôle de la production dont ils paraissaient défini-
tivement évincés depuis la disparition du petit atelier. La
grande usine semblait ne réserver à tout jamais au salarié que
la répétition monotone et indéfinie d'un acte purement mécani-
que et voilà que soudain ce même salarié est appelé à l'examen
des grands problèmes de concurrence, de surproduction, de
chômage que soulève la production manufacturière.
Telles sont, sous le régime des syndicats stables, puissants et
riches, la théorie et la pratique du contrat collectif de travail :
encore une fois, l'une et l'autre ne ressemblent en rien à la
pratique du marché individuel de travail et elles paraîtront
sans doute inacceptables à un grand nombre d'employeurs de
ce pays. Néanmoins, ils auront tort de les repousser, d'abord
parce qu'elles leur seront imposées par les victoires certaines
1(5 LA SCIENCE SOCIALE.
(les syndicats, en second lieu parce qu'elles comportent pour eux
cVinmienses avantages compensatoires. En politique, il n'appa-
rait pas que les monarchies les plus absolues aient été les plus
durables, ni, par suite, les meilleures pour le monarque lui-
même, et Texpérieuce a démontré que les parlements, loin de se
borner à n'être que des agents de contrôle, étaient avant tout
de très précieux collaborateurs : ainsi en est-il pour les syndi-
cats et voici la collaboration qu'ils olfrent à l'employeur.
Us lui garantissent d'abord la fidèle exécution, par tous et
chacun des salariés, des engagements pris. Xu lieu de ne trou-
ver en face de lui qu'un misérable ouvrier, sans (( surface »
financière, ni morale, l'employeur peut désormais s'adresser
au secrétaire du syndicat, qui se porte garant de la conduite
des syndiqués, et qui a la volonté et les moyens de veiller à ce
que toutes les clauses du contrat collectif de travail soient res-
pectées. Puisque le contrat est collectif, il est évident en effet
que les violations individuelles commises par quelc[ues syndi-
qués compromettent la destinée de tous leurs camarades.
En second lieu, ils lui garantissent que ses compétiteurs de
la même circonscription industrielle ne lui feront pas concur-
rence par la dépréciation des salaires et ne l'obligeront pas à
baisser le salaire de ses propres ouvriers. Pouvant rémunérer
plus décenmient ses employés, il peut les mieux choisir et
attendre d'eux un travail de meilleure qualité.
En troisième lieu, ils lui permettent d'acheter le travail en
gros, comme il achète la laine, le coton ou la houille. Dans le
grand atelier mécanique, l'achat du travail au détail est un
non-sens, et cette pratique a d'innombrables inconvénients.
Enfin les syndicats permettent seuls l'examen équitable et
pacifique des litiges qui peuvent survenir entre les salariants
etles salariés. Ceux-ci ne sont plus réduits à passer sans transition
du régime de la soumission désorganisée à la révolte chaotique
de la grève : l'harmonie règne dans l'atelier, parce que les deux
contractants ont été capables d'établir entre eux une union vé-
ritable, non pas cette union veule et impuissante de « bons en-
fants », qui se persuadent t[ue u la bienveillance et la volonté
l'organisation syndicale ouvrière. 17
suffisent à tout arranger », mais cette union faite de virilité
et de force dans laquelle les doux parties, conscientes de la
puissance des agents économiques qui les dominent toutes deux,
affirment leurs droits et se déclarent prêtes à l'intégrale obser-
vation de leurs engagements.
Venons maintenant à l'examen du second reproche adressé
par les employeurs aux syndicats. « Les associations ouvrières,
dit-on, mettent les patrons dans l'impossibilité de soutenir la
concurrence; et comme elles ruinent l'industrie, elles causent
en réalité le plus sérieux préjudice aux salariés dont elles pré-
tendent servir les intérêts. »
A ce grief, qui parait grave à tant de personnes et que l'on
colporte sans examen, il est possible défaire plusieurs réponses
décisives. On pourrait au préalable remarquer que les forces
économiques, qui poussent les salariés de telle circonscription
industrielle à se grouper, agissent avec la même vigueur sur
les collectivités ouvrières des circonscriptions concurrentes.
Sans doute on ne peut prétendre que l'évolution vers le fédéra-
lisme se fasse partout et dans tous les pays au même moment :
pourtant, si l'on voulait y regarder de près, on constaterait sou-
vent que les employeurs gardent, malgré l'intervention syndi-
cale, leurs positions respectives en face de la concurrence :
comme la prétendue surcharge qu'on leur impose pèse sur
tous, l'équilibre n'est pas détruit.
Comment en effet pourrait-il l'être? Il ne faut jamais oublier
que les employés, si nettement distincts que soient leurs intérêts
de ceux de leurs employeurs, ne sont pas pourtant sans avoir avec
eux plusieurs intérêts communs. Nous en avons déjà rencontré
quelques-uns lorsque nous envisagions la question du chô-
mage et de la surproduction : nous en trouvons ici un autre, et
il est essentiel : employeurs et employés sont liés par le souci
des débouchés et de la clientèle, comme l'est à son acheteur
tout fournisseur de matières premières vendues à un fabricant.
Une mine vend de la houille à un maître de forges : per-
sonne ne niera que les deux parties aient des intérêts différents,
T. XXXIII. 2
18 LA SCIENCE SOCIALE.
mais personne ne soutiendra non plus qu'elles n'ont aucun
intérêt commun : elles sont en conflit lorsqu'il s'agit de fixer
les clauses du contrat, mais elles se rencontrent pour estimer
que la vente de la houille doit se faire dans des conditions
telles que le maître de forges en retrouve le prix dans la vente
des fontes fabriquées. La situation des employés vis-à-vis de
leurs employeurs est exactement send)lable, et ils ne peuvent
ignorer que celui-ci est soumis à rimpérieuse nécessité de
retrouver au moins dans le prix de vente des marchandises
l'équivalent des frais de production encourus. Quand on parle
des syndicats, on semble croire que leurs membres sont indif-
férents à la prospérité et à la fermeture des usines, que leur
unique souci est de faire toujours monter le taux des salaires
et de réduire la durée de la journée de travail, et qu'ils ne
s'inquiètent jamais des répercussions de cette hausse du prix
du travail sur la condition de l'entrepreneur. Cette opinion est
de tous points erronée, et on se fait une singulière idée de la
sagesse de Celui qui a posé les lois économiques, comme toutes
les autres, si on la croit justifiée. En effet, un intérêt primordial
oblige le syndicat à plus de prudence, et il ne peut oublier que
la prospérité des employeurs est la première condition de la
prospérité de chacun de ses membres en particulier et de la
sienne propre.
Lorsqu'une usine ferme ses portes, il n'y a plus de hausse
possible de salaires pour la raison très simple qu'il n'y a plus
de salaire du tout. Un vendeur qui, comme le salarié, est
habitué à écouler toute sa marchandise entre les mains d'un
client unique, ne professe pas cette belle indifférence au sujet
de l'état florissant ou calamiteux des affaires de son client,
alors surtout qu'il sait, comme c'est encore le cas de l'ouvrier,
qu'aucun autre client ne pourra lui payer un prix supérieur.
L'affolement qui s'empare d'ordinaire des agglomérations
ouvrières, lorsqu'un atelier se ferme définitivement, permet de
mesurer combien est vive la crainte qu'éveille dans l'esprit des
employés la seule pensée de la perte définitive de leur travail :
les exemples récents de la raffinerie de Saint-Ouen et des usines
L ORGANISATION SYNDICALE OUVRIERE. l'I
de Fourchambault Tout attesté une fois de plus. Chaque joui*
on voit des entreprises être o])ligées de liquider pour des motifs
divers : impéritie du directeur, manque de capitaux, imperfec-
tion de Toutillage, transport trop onéreux, découverte d'un
nouveau produit moins coûteux, etc. : jamais, du moins à ma
connaissance y on nen a vu une seule que l exagération des pré-
tentions syndicales ait acculée à la liquidation. Qui donc ose-
rait dire aux secrétaires des tout-puissants syndicats ouvriers
de rindustrie du coton à Manchester qu'ils n'ont pas à se préoc-
cuper de la prospérité de l'industrie cotonnière anglaise? Ces
secrétaires, qui connaissent à quelques centaines de francs près
les bénéfices des employeurs, savent aussi nettement que les
patrons mêmes quelles sont les conditions de la concurrence
qui dominent à la fois et les salariants et les salariés.
Tout ce qu'on a pu alléguer contre les syndicats se ramène
à des pertes temporaires dont on a, à plaisir, exagéré le chiffre
et dont on a, non moins bénévolement, négligé de mentionner
les compensations. Même si on ne veut pas tenir compte du
surcroît de commandes qui affluent lors de la reprise du travail,
on doit remarquer d'abord que les pertes, s'il y en a, sont
compensées par les gains réalisés en un autre endroit par
d'autres employeurs et d'autres employés : la grève qui attemt
un établissement ou même tous les établissements similaires
d'une même circonscription n'affecte guère la production
générale d'un pays (1), et puisqu'on parle de la prospérité
générale de l'industrie nationale, cette observation a quelque
valeur. On objecte que l'accroissement de gains réalisés par
les uns n'empêche pas les souffrances des autres et que d'autre
part certaines commandes sont données aux concurrents étran-
gers, ce qui frustre le travail national. En admettant même
cette doctrine surannée de l'économie nationale, on apercevrait
aisément, si on voulait les voir, les compensations qui s'éta-
blissent : chaque pays industriel traverse successivement les
mêmes phases évolutives : aujourd'hui le travail est suspendu
(1) M. Leroy-Beaulieu l'a remarqué lors de la grande grève des mécaniciens anglais
en 1897 : cï. Économiste Français, lévrier 1808.
W LA SCIENCE SOCIALE.
en tel endroit, et on affirme que le profit est uniquement pour
l'industrie de tel autre endroit situé au delà des frontières :
ne voit-on pas que demain les rôles seront renversés et que
l'équilibre sera rétabli?
Dans les deux grèves récentes de Marseille et de Calais,
des journalistes et des politiciens ont insisté sur l'étendue des
pertes causées au travail national, et ils ont montré la supré-
matie de r.enes et de Nottingbam, protitant de nos fautes. Les
phrases de ce genre font toujours plaisir à un certain public :
malheureusement elles sont sans portée. Croit-on c[ue Gênes
ji'a jamais éprouvé et n'éprouvera jamais aucune grève? En ce
fjui concerne Calais, l'exemple était spécialement mal choisi
puisque l'industrie dentellière ne s'est établie à Calais que pour
faire concurrence aux manufactures de Nottingham, que l'on
savait obligées de payer de hauts salaires, en sorte que l'action
syndicale des unionistes anglais contribua indirectement à la
fondation des fabriques calaisiennes, qui d'ailleurs prirent
seulement leur place, sans nuire à leurs rivales d'outre-Manche.
Mais ces remarques ne peuvent intéresser que les mécréants
qui en sont encore à se préoccuper d'avoir des idées justes
plutôt que de combattre leurs adversaires!
Au surplus, on peut prévoir que, dans un temps prochain,
dont la venue sera plus ou moins hâtive suivant les professions,
cet argument, si mal fondé qu'il soit, fera complètement défaut
à ceux qui aiment à l'employer. Les admirables sentiments de
solidarité qui animent si souvent les salariés sont assez déve-
loppés pour ne plus s'attacher à la nationalité de leurs cama-
rades, et, à maintes reprises, on a vu des travailleurs manuels
se solidariser avec des grévistes étrangers (1). Cette tactique,
(1) Pendant la grève de Marseille, les ouvriers italiens donnèrent plusieurs exemples
de cette solidarité. Citons un des plus intéressants. Le 18 mars 1901, le vapeur
français Massilia, venant de Marseille, entra dans le port de Naples avec 2.000
tonnes de marchandises. Les ouvriers du port refusèrent de le décharger pour se
solidariser avec leurs camarades de Marseille. A la suite de ce refus, les entrepreneurs
de déchargement embauchèrent des ouvriers extraordinaires qui i)urent travailler
sous la protection de la police. Mais à leur tour les débardeurs de Gènes et deTorre
deir Annunziata télégraphièrent qu'ils se refuseraient à l'avenir à décharger les navires
l'organisation syndicale ouvrière. 21
qui ne doit surprendre personne, puisque depuis quinze ans
déjà, on proclame à Fenvi, et avec exagération d'ailleurs, que
le problème du travail est un problème international, est trop
conforme aux besoins réels de la vie économique de certains
employés pour que ceux à qui elle peut être bienfaisante hési-
tent à l'adopter ; elle est d'ailleurs complétée par les ententes
et les congrès internationaux qui tendent de plus en plus à unir
les travailleurs par delà les frontières (1).
Enfin il est une manière plus péremptoire encore de laver les
syndicats du reproche qu'on leur adresse de favoriser la concur-
rence étrangère. De l'avis de tous, deux pays, l'Angleterre et
les États-Unis, ont poussé plus loin que tous les autres le déve-
loppement de leurs associations ouvrières : or ces deux pays
ont sur tous les autres une immense supériorité industrielle :
on est donc fondé à croire que leurs Trade's-unions, loin d'avoir
nui à leur prospérité commerciale, y ont au contraire contribué.
Et on ne peut guère douter de la justesse de cette conclusion.
Les syndicats, en effet, en assurant aux classes ouvrières une vie
matérielle plus hygiénique, plus salubrc et plus appropriée aux
forces humaines, en développant leur formation économique et
leur moralité , ont contribué dans une large mesure à la pros-
périté industrielle de ces deux pays. L'industrie n'a pas moins
besoin d'ouvriers vigoureux et intelligents que de chefs entre-
prenants et capables, et les industriels français ont toutes rai-
chargés de marchandises dont la mise à bord aurait été effectuée par les ouvriers
extraordinaires de Naples. Le Petit Temps, ID mars 1901 etZe Temps, 20 mars 1901.
(1) A la suite de la grève de Calais, un Congrès international des ouvriers em-
ployés dans l'industrie des tulles et dentelles mécaniques s'est réuni dans celte ville
au mois de juin 1901. Des délégués, représentant les Syndicats tuiliers d'Ecosse, de
Nottingham, de Lyon, Saint-Quentin, Lille et Caudry, y assistaient.
On y a examiné le projet de création d'une fédération internationale dont le but
serait de donner aux corporations tullières fédérées un appui moral et linancier en
temps de grève ou de mise à l'index reconnue légitime par le Conseil de la fédération.
Aux termes du projet qui a été étudié par les congressistes. « les afiairos de la
fédération seraient gérées par un Comité formé d'un secrétaire choisi en France,
d'un trésorier choisi en Angleterre et d'un président pris en Ecosse ». Ce Comité
comprendrait, en outre, huit membres conseilifrs qui seraient choisis comme suit :
trois à Nottingham, un en P^cosse, deux à Calais, un à Caudry, un à Saint-Quentin.
En cas de grève ou de mise à l'index, les membres fédérés toucheraient un secours
hebdomadaire fixé à 6 fr. 25. (Le Temps, 18 juin 1901.)
±1 LA SCIENXE SOCIALE.
sons (le savoir combien est grave le préjudice que leur cause la
capacité inférieure de leurs ouvriers, qui ne veulent conduire
qu'un métier, ou ne surveiller qu'un certain nombre de broches
alors que leurs camarades d'Angleterre conduisent deux métiers
on surveillent un nombre de broches beaucoup plus considé-
rable, et que dans les usines des États-Unis ces chiffres sont
encore dépassés. Tout se tient dans l'homme, principe indivi-
sible d'activités diverses, et même si l'on veut ne s'inquiéter que
<le la seule production des richesses, on constatera toujours
l'écrasante supériorité de l'ouvrier au corps robuste, à l'intelli-
gence saine et bien formée, à l'àme honnête et élevée.
On raisonne comme si une journée de travail représentait une
quantité fixe toujours identique à elle-même. M. Francis Walker,
qui, après tant d'autres, combat cette opinion erronée, remarque
que l'expression « une journée de travail » est à peine plus
précise que les comparaisons favorites des écoliers « gros comme
un morceau de craie >>. « long comme mie corde » et il ajoute :
i( Il y a peut-être quelque exagération dans l'assertion de Lord
Mahon [History of England. VII. p. ^29) qu'un scieur de bois
anglais peut, dans le même temps, faire autant d'ouvrage que
trente-deux Hindous. Pourtant, dans la lutte industrielle, les na-
tions civilisées, organisées, disciplinées et abondamment pourvues
peuvent professer le même mépris pour leurs adversaires dé-
sorganisés que celui qu'elles professent lorsqu'il s'agit de luttes
à main armée.
(( Le loup n'a cure de savoir combien il y a d'agneaux, disait
un conquérant; plus l'herbe est épaisse, plus facilement on la
fauche, disait un autre... En tous cas nous pouvons répéter les
paroles de Burke, à propos des institutions politiques, et dire ([ue
pour l'industrie, comme pour le mode de gouvernement, des
hommes de nationalités différentes doivent être considérés
comme autant d'espèces différentes d'animaux (1). »
Ces paroles expriment, sous une forme un peu bizarre, des
pensées très justes, et il y a longtemps que les chefs d'industrie
(1) Francis >Valker. Theua{ies question, p. 42.
l'organisation syndicale ouvrière. 23
et les économistes ont signalé que la main-d'œuvre n'était
jamais si chère que dans les pays où le salaire de l'ouvrier était
peu élevé. Les constatations de Lord Brassey, le grand cons-
tructeur de chemins de fer, qui, à certains moments, occupait
jusqu'à 80.000 ouvriers, dans ses divers chantiers répartis dans
le monde entier, ont été pleinement confirmées par tous ceux-
qui ont étudié cette question. Il n'en peut être autrement, quand
on réfléchit à Textraordinaire puissance d'un autre agent de
supériorité qui s'ajoute à celui qui vient d'être indiqué. Dans
tous les pays où les salaires sont élevés, les employeurs sont à
l'afïùt de tous les moyens et de toutes les combinaisons qui
peuvent concourir à une économie de main-d'œuvre, et le per-
fectionnement des machines est Fohjet de leurs incessantes
préoccupations. Ainsi d'immenses perspectives sont ouvertes au
progrès, et quand on les compare à T exiguïté lamentable des
ressources que peuvent procurer à un employeur la réduction
des salaires et rallongement de la journée de travail, on n'est
pas étonné de la supériorité des pays dans lescpiels la haute
paye des salariés j^^^'^^^t fiux employeurs de recruter des em-
ployés d'élite et les oblige à n'avoir jamais qu'un outillage de
choix. Avec ces deux éléments on peut affronter sans crainte la
bataille industrielle, et, comme l'exposait unsoir àla Société d'en-
couragement au commerce et à l'industrie M. Emile Levasseur,
il y a beau temps que les progrès industriels se sont fait un jeu
de réaliser ce paradoxe : « Produire meilleur marché en payant
plus cher des ouvriers qui travaillent moins de temps (1). »
Paul Bureau.
(1) M. Jules Siegfried, au retour d'un voyage au Canada et aux États-Unis, cons-
tatait récemment que le prix de la main-d'œuvre à Pittsburg est très élevé : 15 à
20 francs par jour pour un ouvrier professionnel. Mais ces hauts salaires n'avaient
servi qu'à aiguiser l'ingéniosité des employeurs, et le coût de production, grâce au
perfectionnement des machines, était inférieur à celui des usines allemandes et an-
glaises. « De même on arrive là-bas à produire de fort belles chaussures aux environs
de 10 francs, tout en assurant aux ouvriers des salaires de 10 à 15 francs par jour,
pour 9 heures de travail. Les salaires sont en général doubles de ce qu'ils sont en
France L'idée révolutionnaire est totalement étrangère pour ne pas dire incom-
préhensible aux travailleurs américains. Leur programme se réduit en somme à deux
points essentiels : l'élévation des salaires, la diminution des heures de travail. » [Le
Temps, lojuillet 1901.)
HISTOIRE
DE LA FORMATION PAIITICILARISTE
XVII
TRIOMPHE DES SAXONS SUR LA FÉODALITÉ NORMANDE
EN GRANDE-BRETAGNE 1
Nous avons vu le caractère instable de la domination danoise
en Angleterre. Mais ce n'est là, dans notre histoire des Saxons de
Grande-Bretagne, qu'un aperçu négatif. Le côté positif de la
grande lutte contre les Danois est qu'elle a été menée et dirigée
par le peuple saxon lui-même beaucoup plus que par ses chefs :
le selfgovernment s'y est manifesté dans toute sa plénitude. Le
récit qui précède l'a suffisamment montré, mais il importe de
relever ici cette conclusion, parce qu'elle va nous donner l'ex-
plication de ce qui suit.
Quand le peuple saxon eut traversé sous sa propre conduite
toute cette crise, prenant, lâchant et reprenant Alfred selon le
besoin, élisant chacun de ses rois, les révoquant en cas d'inca-
pacité, acceptant l'impôt du danegeld et la royauté danoise,
délibérant à chaque changement de règne sur la succession,
repoussant par les armes le successeur de Hardikenut (ou Har-
dicanut), mettant en mouvement pour la libération du territoire
Godwin, ce Saxon qui gouvernait le Wessex au nom des Danois,
et chassant enfin de toute Tile ces envahisseurs nouveaux, alors
le peuple saxon se donna un roi qui n'était pour rien dans son
(1) Voir l'article précédent, décembre. 1901 : Science sociale, t. WXII, p. 531.
mSTOlRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 2")
triomphe : le roi Edouard, dit plus tard Edouard le Confesseur.
Il était descendant de Gerdic, d'Egbert et d'Alfred, mais, obligé
de se retirer devant la royauté danoise, il s'était réfugié en Nor-
mandie, d'où il fut rappelé.
De même que le peuple saxon avait conduit lui-même ses
destinées pendant la lutte, il les conduisit après la victoire. Il
prit soin, au départ de l'étranger et au retour du roi national,
de faire authentiquement formuler les coutumes saxonnes dans
toute leur pureté. La rédaction qui en fut faite, reconnue par
le peuple et par son chef, est ce qu'on appelle la Common Laïc
ou les Lois du roi Edouard, si fameuses aujourd'hui encore en
Angleterre. On comprend que ce soit là la pierre angulaire des
institutions anglaises : la déclaration précise et solennelle de la
constitution spontanée du peuple saxon, après que, sous sa
propre gouverne, il s'était dégagé de la domination étrangère.
Jamais monument politique ne fut plus national.
Cet événement a fait la célébrité du règne d'Edouard le Con-
fesseur. Ce fut alors que le peuple saxon, après être passé par
tant de péripéties depuis son arrivée en Angleterre, se trouva
jouir sans obstacle, à ciel ouvert, sur toute l'étendue du terri-
toire anglo-saxon, de ses coutumes traditionnelles expressément
affirmées. Ce fut l'achèvement manifeste de la grande œuvre
poursuivie depuis Cerdic, rétablissement de la race saxonne en
Grande-Bretagne.
Mais le peuple saxon ne devait pas jouir longtemps en paix de
ce triomphe éclatant. Il allait être obligé de rentrer dans la lutte,
et dans une lutte plus terrible que toutes les autres. A l'invasion
danoise allait succéder l'invasion normande.
Nous serons assez largement éclairés sur le caractère et les
conséquences de l'invasion normande, quand nous aurons
reconnu d'abord qu'elle fut une invasion danoise perfec-
tionnée.
Qu'étaient-ce que les Normands?
Nous avons vu comment, de la compétition des Odiniques
entre eux dans les États Scandinaves, était résulté un premier
:20 LA SCIENCE SOCIALE.
groupement de territoires qui avait pris le nom de Danemark,
ou royaume danois. Ce groupement qui avait, comme il a encore
aujourd'hui, pour centre File de Seeland, la plus riche terre
Scandinave, devait être, à raison même de cet élément naturel
de supériorité, le premier à se constituer. L'île de Seeland réus-
sit promptement à s'annexer ce qui l'entourait immédiatement,
c'est-à-dire l'île de Fioiiie, les petites îles voisines, laScanie au
sud de la Suède et le Jutland. Mais ce qui était,» au nord, plus
éloigné d'elle, lui échappa et forma deux autres groupements.
Dans le bassin delà Baltique, en Suède, au-dessus de la Scanie
et séparé d'elle par les grands lacs Vener et Vetter, un groupe-
ment se constitua sous le nom de royaume d'Upsal, plus tard
royaume de Suède. Dans ce champ de combats, les Odiniques
qui se trouvèrent expulsés par la lutte ne se rejetèrent pas aussi
facilement que les pirates danois sur le u royaume de la mer».
Les glaces persistantes des golfes de Finlande et de Bothnie s'y
prêtaient moins. On était plus loin aussi de l'Atlantique, la vraie
fortune des rois de mer. Pour atteindre jusque-là, il fallait d'ail-
leurs traverser tout le défilé des eaux danoises, ce qui n'allait
pas sans chance de redoutables conflits avec les Danois réguliers.
Aussi les expulsés du royaume d'Upsal ne devinrent-ils pas des
Vikings, des habitants des havres et des rades, mais de simples
Varègues, c'est-à-dire des bannis. Et ils cherchèrent aventure à
l'orient, puisque l'occident leur était fermé. Ils se jetèrent sur
la côte opposée à Upsal, piratèrent et commercèrent tant bien
c[ue mal avec les Finnois et les Slaves, s'allièrent particulière-
ment avec la république slave de Novogorod, fondèrent les
premières principautés, telles que celles de Novogorod même
et de Kiev, desquelles est sorti l'empire russe, descendirent
jusqu'à Constantinople et se mirent au service des empereurs
byzantins. Ainsi, derniers représentants des Odiniques enva-
hisseurs, ils reprenaient le premier chemin qu'avaient suivi
leurs pères avec les lioths en retour vers FOrient sous les noms
cFOstrogoths et de Visigoths. Le rayonnement des Odiniques
sur toute l'Europe, à partir du centre Scandinave, complétait par
là et fermait son cercle.
IIISTOIUE DE LA FORMATION PAHTICULARISTE. Z/
La composition sociale des bandes de Varègues était analogue
à celle des bandes de pirates danois, mais ils usaient beau-
coup plus des voies de terre que de celles de la mer.
Voilà ce que devinrent les régions au nord des terres da-
noises, dans le bassin de la Baltique.
Dans le bassin de la Mer du Nord, un autre groupement se
fit, séparé de la Suède par l'énorme chaîne des monts Scandi-
naves qui aboutit à l'est du grand golfe de Christiania. Les
Odiniques cherchèrent avec des bandes d'émigrants, en bonne
partie norvégiens, à se créer quelques établissements dans les
deux plateaux de la Norvège qui se distinguent tout à fait des
rivages à fiords escarpés et reproduisent le régime géogra-
phique de la Suède : ces deux plateaux sont celui de Christiania
et celui de Trondliiem. Ce fut l'origine de la royauté norvé-
gienne. Et voici comment.
Harald, descendant d'Odinà la vingt-sixième génération selon
Torfcpus, était un de ces jarls ou petits princes qui régnaient
au neuvième siècle sur les terres des plateaux norvégiens. 11
n'avait que dix ans quand il perdit son père, Halfdan le Noir.
Les jarls ses voisins, ainsi que cela se pratiquait parmi eux,
envahirent les possessions du jeune héritier. Mais Harald, aidé
par son oncle Guthorm, triompha de ses ennemis. Après beau-
coup de combats où il eut l'avantage, il comprit qu'il pourrait
soumettre toute la partie plate de la Norvège, et il fît vœu de
ne pas peigner sa chevelure avant d'avoir mené son entreprise
à bonne fin : vœu qui rappelle bien la vieille Germanie de
Tacite. (Cf. Germanie, XXXI.) Ce ne fut pas sans peine qu'il vint
à bout de son dessein, car il s'attaquait à de rudes adversaires.
Enfin, après dix ans, la bataille navale de Hafursfiord le re-
leva de son vœu. Il ne fut plus Harald Lufa, c'est-à-dire aux
cheveux mal peignés, mais Harald Haarfagery c'est-à-dire aux
beaux cheveux, surnom dont le salua après la victoire Rogn-
vald, son plus fidèle ami. Disons, en passant, que ce Rognvald
était le père de Rolf ou Rollon, que nous allons voir se mettre
à la tète des Normands.
On remarquera que Harald triompha des rivaux de son voi-
28 LA SCIENCE SOCIALE.
sillage et devint roi de Norvège par le succès d'un combat naval.
11 est évident qu'en Norvège lart de la navigation devait, pour
les Odiniques, se développer plus encore qu'en Danemark. La
Mer et l'Océan du Nord les mettaient à plus haute école que
la Baltique et ses dépendances. Les jarls ou petits princes
exclus des pays appelés plus tard de Trondhiem et d'Opslœ,
ou de Christiania, se rejetèrent à merveille sur la mer. Mais
Harald défendit vigoureusement ses rivages, et les nouveaux
Vikings durent chercher un refuge dans les îles lointaines et
peu hospitalières des Orcades et des Hébrides, ou même en
Islande. L'Angleterre aurait assurément mieux fait leur aifaire ;
mais, sans compter la présence incommode des Anglo-Saxons,
elle était alors rançonnée par les Danois.
Or, il arriva que Rolf, ou Hollon, fils de ce Rognvald le grand
ami d'Harald, comptant sans doute sur la particulière allcction
du roi de Norvège, s'avisa d'opérer avec ses compagnons un
strandhiig, une razzia, sur la côte norvégienne au retour d'une
course dans la Baltique. Harald convoqua un thing, un conseil,
qui condamna le coupable à l'exil. En vain Hillda, mère dé
Rolf , demanda sa grâce et représenta au roi que le condamné
pourrait bien revenir de l'exil plus redoutable; Harald lutin-
flexible. Rolf remonta sur ses vaisseaux et cingla vers les Hé-
brides. (V. Haralds Saga, Snorre, c. 1, 2, 19, 20, -23 et 2i.)
Il mit en branle tout ce qu'il rencontra d'Odiniques avec leur
séqueUe clans le repaire des Hébrides. Son rang, son audace et
sa taille en firent bientôt le chef de toute la bande. On l'appelait
Gang-Rolf) c'est-à-dire Rolf le Marcheur, parce cju'il était de si
haute stature, qu'il ne trouvait dans les petites races de chevaux
du nord, telles cj[ue celle des Shetland, aucune monture à son
usage, et il allait toujours à pied.
Ces recrues faites dans les Hébrides, il reprit la mer, tourna
le nord de l'Ecosse et descendit vers l'Escaut. Il y fut proba-
blement mal reçu, car il chercha aussitôt plus bas, dans la
Neustrie, un meilleur champ d'exploits : il entra dans la Seine.
On sait assez la suite de cette histoire fameuse, qui aboutit,
en 911, au traité de Saint-Clair-sur-Epte et à la fondation du
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 20
duché dit de Normandie. De quel nom particulier aurait-on pu
désigner cette troupe confuse d'hommes du Nord ? On les appela
Northmen, Normands.
Quand, maître incontesté de Rouen, du pays de Gaux, du
Lieuvin (Lisieux) et du Dessin (Bayeux) qu'il avait dévastés,
Rolf y appela des habitants en leur promettant de faire bonne
police à la manière de Harald, ces rivages de la vieille Neus-
trie se repeuplèrent de tout ce qu'il attira de la Norvège, de la
Plaine Saxonne et des terres franques. Ainsi se forma cette ca-
ractéristique population normande, menée, on le voit, par des
Odiniques, mais recrutée de paysans dans les pays du Nord que
je viens de dire et qui appartiennent en général au type parti-
culariste. Il s'y mêla néanmoins ce qui subsistait, dans une
partie de ces régions, des débris de race gallo-romaine ou gothi-
que. L'arrière-Normandie, plus intérieure, qui fut cédée plus à
l'amiable aux envahisseurs et moins ravagée par eux, garde
encore aujourd'hui dans ses groupements en gros villages le
caractère gallo-romain le plus manifeste, et contraste très sen-
siblement sous ce rapport avec le pays plus voisin de la mer.
Les Normands, ainsi constitués, ne sont pas tout à fait ce
qu'on imagine communément.
Les Normands illustres par leurs exploits guerriers sont de
purs Odiniques. Ils sont la plus abondante expression de cette
race adonnée au métier des armes, qui, confinée dans les États
Scandinaves après l'occupation générale de l'Europe par les
Barbares, s'est dév^orée elle-même sur place pendant un temps,
et a jeté son reste au loin dans une dernière invasion plus
exclusivement odinique que toutes les autres, l'invasion des
Vikings danois , des Varègues suédois et des Vikings norvé-
giens, dits Normands.
Ces Vikings norvégiens ne sont à aucun titre des Pêcheurs-
côtiers. Ce sont des Odiniques, passés du pays des Goths dans
les plateaux de la Norvège avec leur manière d'être odinique,
se battant entre eux et cherchant à vivre adroitement du pê-
cheur-côtier des fiords moins abrupts et moins solitaires, comme
;}0 LA SCIENCE SOCIALE.
ils avaient adroileiuciit vécu du paysan goth, sans se le mettre à
dos et sans le détruire. Ce n'est qu'expulsés des terres par leurs
pareils que ces Odiniques de Norvège se sont faits Vikings; et
s'ils ont été plus hardis navigateurs que les autres, c'est qu'ils
ont eu affaire à une mer de plus rude apprentissage.
Le chef guerrier normand est prohablement le plus haut
produit de la formation odinique. C'est un homme d'une force
colossale, de qui l'éducation physic|ue et mentale a tendu à
faire une puissance militaire à lui tout seul. Par la crainte
qu'imprime sa force personnelle, par le prestige qu'elle exerce,
par le caractère intrépide qu'elle soutient, il est en mesure
de commander à des gaillards de même trempe. Voilà le com-
mencement d'une organisation. L'intérêt, le jeu invariable de
cet homme, est d'établir par son arbitraire l'ordre dans tout ce
qu'il réussit à dominer. Si cet ordre le gêne personnellement, il
l'enfreindra, par l'arbitraire encore, mais sans tolérer qu'aucun
autre en fasse autant. Cette discipline est la garantie de sa vie
et de sa puissance. Quand accidentellement il se sent faible au
milieu de sa troupe, il louvoie, il caresse, il comlde de faveurs
et de butin, il est rusé. Mais dès c£u'il voit le moment venu où il
se retrouve le plus fort, il retire tout, il est impitoyable, il fait
des exemples terribles. Ce batailleur n'a jamais connu la cul-
ture du sol. Mais il a deux manières de se procurer les biens de
la terre. S'il s'agit seulement de les avoir en passant, il les en-
lève par le pillage, comme par jeu, et il pousse le jeu jusqu'à
tuer, exploit très inutile, le paysan après qu'il la spolié; et ce
c|ui reste après le pillage, il le dévaste et le brûle. S'il lui faut
avoir les produits de la terre d'une façon continue et perma-
nente, il protège le paysan : c'est une utilité dont il tire le meil-
leur parti en le traitant bien; il s'en sert avec adresse, modé-
ration et prudence.
Telle est, dans sa constitution intime, toute l'administration
du chef de bande normand.
La situation de ce personnage ainsi constatée, on imagine
s'il reconnut vite un instrument commode et bien approprié à
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 'il
son fait, clans ce régime féodal (|u'il trouva en pleine vigueur
sur le sol franc, quand il s'y installa. Ce qu'il y rencontrait pour
son compte, c'était ceci : dans la vassalité, une conservation
et une régularisation des cadres militaires, avec une certaine
réserve d'indépendance, de droit de discussion et de fierté per-
sonnelle, parce que ce n'était pastel homme qui, de sa personne
même, était inféodé au suzerain, mais son domaine; et dans le
servage ou la tenure roturière, une très simple et toute-puis-
sante organisation de la classe agricole pour la rendre labo-
rieuse, prospère et productive, sans complications, sans heurts.
Rolf le comprit si bien que, pour entrer dans le système féodal,
il changea sans difficulté son titre de King^ Roi, contre celui de
Duc, consentant, sauf la cérémonie du baisementde pied, à faire
hommage de vassal à Charles le Simple, son adversaire battu
et impuissant, mais chef de la féodalité franque.
Et, précisément parce que le régime féodal donnait ces deux
formes si commodes à l'association militaire et à l'exploitation
terrienne que les Normands pratiquaient laborieusement en
Scandinavie d'après des procédés patriarcaux et communautaires
en désarroi, il y eut une explosion de succès dans l'établisse-
ment des nouveaux venus. Ils avaient, au reste, sur les féodaux
plus anciens qu'eux , l'avantage de faire une installation générale
d'un seul coup, dans tout un pays. C'est ce qui a donné à la féo-
dalité en Normandie une organisation plus régulière que par-
tout ailleurs et l'a fait considérer plus tard par les feudistes
comme le type normal du régime, quoique à vrai dire elle soit
une exception par sa régularité même.
Mais ces seigneurs féodaux improvisés ne furent pas tout à
coup épris d'agronomie. Us préférèrent des produits tout récol-
tés au soin d'utiliser des corvées. C'est ce qui opéra en Nor-
mandie plus hâtivement qu'ailleurs l'éniancipation des paysans,
c'est-à-dire la transformation des corvées en redevances, ainsi
que nous l'avons vu. ^Voy. Science sociale, août 1901, t. XXXII,
p. 111, en bas.)
Les expéditions militaires demeurèrent la grande visée des
seigneurs normands» Aussi ne faut-il pas s'étonner de les voir
32 La science sociale.
à peu près seuls répondre aux appels des premiers rois capé-
tiens qui clierchent à intervenir dans les affaires de leurs grands
vassaux et à porter la euerre en deiiors du domaine direct de la
couronne. Ces Normands constituaient une bonne garnison, où
l'on pouvait puisser. Il n'y a aucune autre explication plausible
de cette alliance toute spéciale et parfaitement soutenue des
ducs de Normandie avec les fondateurs de la troisième race.
Quand les rois de France ne les occupaient pas, les Normands
trouvaient moyen de s'occuper eux-mêmes, mais ils ne restaient
pas précisément à goûter la vie champêtre : ils agrandissaient la
Normandie parles armes; ils y ajoutaient ou essayaient d'y
ajouter le Maine, la Bretagne, F Anjou, le Poitou. Et ce n'étaient
là encore que les plus sédentaires. Les autres allaient faire des
exploits du haut en bas de l'Espagne, en Italie, en Sicile, en
Grèce, en Syrie. Ils rejoignaient ainsi par le circuit de la mer,
eux fils des Vikings, leurs frères les A^arègues , Odiniques de la
même poussée descendus par le continent vers l'Orient.
Et ni Vikings ni Varègues n'arrivaient à se perpétuer bien
longtemps ni à se développer par une extension naturelle
en aucun de tous ces pays qu'ils stupéfiaient par leurs exploits.
C'est qu'après tout ils étaient en vérité demeurés des Odiniques,
des chefs guerriers, comme on vient de le voir. Les Normands
disparaissaient de partout, excepté de Normandie.
Mais pourquoi, excepté de Normandie?
Parce cpie, en Normandie, il vint avec eux d'autres Normands
qu'eux.
Ceux-là n'étaient pas des Odiniques et ne se sentaient pas
d'humeur à faire le tour du monde. Us allaient aux rives pro-
chaines et prenaient terre le plus vite possible pour y rester à
tout jamais. La plupart venaient tout simplement des terres fran-
qu3s voisines, et ils ne doivent leur nom de Normands qu'à ce
qu'ils se trouvèrent sous la domination des Normands. Ce cpii
atteste cette origine française, c'est leur langue, la langue vul-
gaire du Pays de Caux, rjui n'a jamais été le Scandinave, mais le
français : à telles enseignes que les vrais Normands, ceux de
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICL'LARISTE. XI
tout à riieure, ont dû apprendre malgré eux le français et ou-
blier le Scandinave.
Les Normands paysans et cultivateurs, qui n'étaient que des
Francs et des Gallo-Romains, eurent l'avantage, comme leurs
maîtres les Normands guerriers et féodaux, de s'installer à neuf
dans un pays dévasté où tout s'organisa du même coup. C'est ce
qui explique qu'ils aient été si bien répartis sur le sol selon le
mode du régime féodal et selon la coutume que les Yikings
avaient vu suivre en Norvège par leurs paysans pècheurs-côtiers.
L'occasion fut bonne, là encore, pour créer ce que les feudistes
ont appelé un type normal. La dévastation avait été complète : on
sait tout ce qui a fui sur Paris devant les Normands et les récits
contemporains disent qu'on n'entendait même plus l'aboiement
d'un chien dans rimmense solitude des campagnes normandes
Avec des Francs et des Gallo-Romains , il vint en Normandie des
paysans saxons et norvégiens. Ceux-là, en général, pour parler
leur langue, s'établirent auprès d'une ancienne colonie saxonne,
de très faible importance, qui était dans le Pays Dessin (pays de
Bayeu.x), sorte de petite plaine saxonne dans le fond du golfe
formé par le Calvados et la Manche. C'est la Basse-Normandie.
Là on parla longtemps le saxon ou Scandinave. Les premiers
ducs de Normandie y envoyaient leurs fils enfants pour qu'ils y
apprissent la langue paternelle. Mais là on était, comme en Plaine
Saxonne, très peu disposé à tolérer les Odiniques, très rebelle à
la direction des ducs de Normandie ; on répondait très peu à
leurs convocations et on résistait presque toujours à leur gou-
vernement.
C'est de cette double population agricole, soit franque, soit
réellement normande, qu'est sortie la Normandie stable, la Nor-
mandie non plus héroïque, mais positive. Ceux qui se sont éle-
vés de cette position inférieure ont vite remplacé les Odiniques
qui n'ont pas tardé à s éliminer eux-mêmes. Les ducs de Norman-
die n'ont pas fait long feu. Leur descendance légitime a duré
123 ans et Guillaume ie 6r^^a?Y/ remplaça tous les membres de
sa famille paternelle, la famille ducale, par les membres de la
famille de sa mère, la blanchisseuse, fille du tanneur de Falaise.
T. XXXIII. 3
3i LA SCIENCE SOCIALE.
Et ce duché de Normandie, ([ui avait été le protecteur des Capé-
tiens, s'est trouvé le premier tiefconlîsqué par eux. Mais la popu-
lation normande agricole a constitué cette « terre de sapience »
qui a seule perpétué le nom des Normands dans le monde, bien
on dehors des traditions des fameux Normands guerriers.
Ce que \ua\-> avons dit des Normands entrepreneurs dexploits
s'applique directement à leur conquête d'Angleterre : ce fut une
de leurs aventures militaires, une des conséquences de leur be-
soin de se remuer et de batailler. Je passe par-dessus les circons-
tances de détail qui ne sont que l'histoire diplomatique de l'en-
treprise. Expliquer la con(|uêtede l'Angleterre par les occasions
qu'a employées ou plutôt fait naître Guillaume le Conquérant,
c'est expliquer le nouvel empire allemand par la candidature du
prince de llohenzollern au trône d'Espagne. Les Normands ont
conquis l'Angleterre comme ils conquéraient à la même époque
le Maine, la Bretagne, l'Anjou, le Poitou, l'Italie et l'Espagne, et
ils n'ont pas plus gardé l'Angleterre que tout le reste.
Guillaume avait vu la Grande-Bretagne gouvernée ou plutôt
exploitée par les rois danois. Eux disparus, il pensait qu'il pour-
rait faire le même coup plus heureusement. Et c'est ce qui est
arrivé. L'absence de tout descendant d'Edouard le Confesseur
était un fait insignifiant, puisque la royauté saxonne, en Angle-
terre, était élective et qu'il restait d'ailleurs des descendants de
Cerdic. Le fait est que les Saxons élurent Harold qui leur parut
un roi meilleur que tous les descendants de Cerdic. Il était le fils
de ce Godwin qui avait tant aidé à l'expulsion des Danois com-
mencée par Hown. Mais quand Guillaume eut montré sa supério-
rité militaire à Hastings et que Harold roi eut été tué dans la ba-
taille, il n'y avait aucune invraisemblance à ce que les Saxons
admissent pratiquement la royauté normande comme ils avaient
admis la royauté danoise. En somme, c'est ce qui arriva immé-
diatement, mais par manière tacite et plutôt par laisser- faire que
par décision formelle du peuple saxon. Néanmoins ce fut fait, et
Guillaume put se faire couronner, quoique tumultuairement, à
Londres aussitôt après la bataille dlïastings.
UISTOIUE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. '}5
Guillaume n'amenait pas avec lui une colonie agricole, il
amenait une bande militaire, ramassée de partout, et composée
en grande partie de personnages fort inférieurs. Mais cette
bande était constituée d'après Fidée militaire féodale. Chacun
avait la prétention d'être pourvu d'un fief, et n'avait pas, tant s'en
faut, la prétention de le cultiver de ses mains. Le système d'occu-
pation de l'Angleterre consistait donc à octroyer aux vainqueurs
des droits féodaux, un cens féodal, sur des terres que gardèrent
comme censitairesles Saxons, antérieurementpropriétaires libres.
Indépendamment de la rente féodale, les nouveaux seigneurs
prétendaient commander à volonté des corvées. En résumé, le
Saxon restait cultivateur, mais il n'était plus réputé proprié-
taire : il était taillable et corvéable à merci. Ses terres étaient
même censées ne passer à sa descendance fjue sous le bon
plaisir du seigneur féodal. Telles étaient les institutions légales
et telles étaient surtout les prétentions convoiteuses de ce ra-
massis de Normands ou prétendus Normands.
En fait, le peuple saxon résista, chacun chez soi, de toute
sa force à une exploitation outrée, prétendit garder ses biens
à sa descendance, ne payer que ce qu'il pouvait raisonnable-
ment payer et se faire dédommager pour les corvées qu'il
subissait. La taxation féodale ainsi réduite, il prétendit en outre
régler ses afiaires entre nationaux par les vieilles coutumes
nationales, et même faire bonne justice suivant ses coutumes
de ceux dont les Normands auraient à se plaindre. Telle était
sa manière d'entendre la conquête.
C'était, on le voit, un conflit ouvert.
Ce conflit prit deux formes : la forme des résistances indi-
viduelles par tous les moyens possibles, y compris la résistance
matérielle et parfois l'assassinat ; la forme des résistances géné-
rales par des soulèvements publics qui s'opéraient en un clin
d'œil et par des chartes obtenues des rois normands, mais rapi-
dement violées par ceux-ci.
Cet état permanent de conflit réduisit les Normands à de-
meurer très étrangers en Angleterre, sans relations usuelles
avec les Saxons. Ils restaient armés de pied en cap, ne sortaient
36 LA SCIENCE SOCIALE.
qu'avec précaution, s'enfermaient dans des châteaux qu'ils
faisaient construire pour leur sécurité personnelle contre les
tentatives de la population. De là vint qu'ils conservèrent leur
langue et les Saxons la leur. Et les deux peuples demeurèrent
côte à côte au lieu de se mêler largement.
Dans ce véritable état de siège, les Normands avaient besoin
de rester très unis. Le régime féodal leur fournissait à cet
effet une organisation toute trouvée. Aussi les Saxons disaient-
ils que les Normands se tenaient « comme les écailles d'une
tortue ». C'était là la supériorité des Normands sur les Danois :
l'organisation militaire féodale qu'ils avaient été prendre en
France avant de descendre en Angleterre. Et c'est pourquoi
j'ai dit que la conquête normande n'était qu'une invasion
danoise perfectionnée. On le voit par tous les traits qui viennent
d'être énumérés.
Cette nécessité vitale de runion féodale stricte entre les Nor-
mands fît la puissance du roi normand, qui tenait en Angleterre
ses vassaux dans la main comme pas un suzerain au monde.
Aussi était-ce un potentat. Il exécutait sur ses vassaux d'outre-
mer ce qu'il lui était absolument impossible de tenter sur ses
vassaux du continent.
Tant que le roi normand eut la prudence de ne s'attaquer qu'à
tels et tels vassaux, les uns après les autres, suivant qu'il voulait
les mener, la chose alla bien. Il était appuyé par le reste, par
la majorité des vassaux, auxquels il distribuait d'ailleurs les
dépouilles de ceux dont il se défaisait. Mais, ({uand le mauvais
gouvernement qui résultait nécessairement à la longue de
l'esprit d'aventure des souverains normands, les mit dans la
nécessité et la témérité de vouloir peser sur toute leur noblesse
à la fois pour en tirer, sous toutes les formes, des subsides
exorbitants, alors la noblesse entière sentit la tyrannie royale
au même moment, ne fut plus partagée contre elle-même et se
trouva spontanément liguée contre la royauté complètement
délaissée.
Mais cette noblesse n'aurait rien pu pour s'émanciper de la
tyrannie royale, si, pendant qu'elle se levait contre le souverain,
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTÏCULARISTE. 37
elle avait eu à dos cette population saxonne qui l'enveloppait
et la noyait pour ainsi dire de toutes parts, dans toute Tétendue
du territoire. Les seigneurs normands n'avaient qu'un parti à
prendre : aussi le prirent-ils d'un commun accord ; ils tournè-
rent ouvertement, radicalement et d'un seul coup du côté du
peuple saxon. Us présentèrent au roi une charte à signer où la
Common Laiv, les Lois du bon roi Edouard, étaient réclamées en
même temps que l'indépendance de la noblesse et ses garanties
contre le roi. Telle fut la fameuse Grande Charte.
En apparence, les Normands commençaient à prendre le peuple
saxon sous leur protection. En réalité, les Normands se ral-
liaient au peuple saxon, cherchaient leur force auprès de lui et
organisaient par lui leur défense.
Ainsi le peuple saxon était demeuré le plus fort : il avait vaincu .
Les Normands établirent un système de garanties légales
contre le roi : un conseil de vingt-cinq seigneurs , des assemblées
de nobles et de clercs auxquels s'adjoignaient des élus du
peuple saxon, mais pour la question des subsides seulement.
Ce fut le commencement du parlement.
Mais le peuple saxon comptait peu sur ces garanties, où il
avait peu de part. Il réclamait à chaque occasion, pratiquement
ou théoriquement, les lois du roi Edouard, c'est-à-dire le do-
maine insaisissable pour impôt et dettes prétendues, Tiiivio-
labilité personnelle, la justice locale rendue par des non-fou c-
tionnaires. Ces revendications nettement formulées contenaient
toute la constitution anglaise véritable, tout ce qui est essentiel
au type anglo-saxon, tout ce qui en fait la force.
Toutes les fois que le peuple avait à présenter sur ces points
de graves doléances, il se levait en niasse, pacifiquement, sans
se laisser émouvoir par aucune provocation et ne rentrait chez
lui qu'après avoir obtenu la promesse que ses coutumes seraient
respectées. Ce peuple irrité qui maîtrise lui-même sa colère
et ne se porte pas aux voies de fait quand on l'y pousse, quand
il est armé et qu'il est le plus fort, reproduit bien trait pour
trait le type des Saxons de Tacite.
38 LA SCIENCE SOCIALE.
La noblesse noriuando, eu se mettant à l'abri derrière ces
manifestations du peuple saxon, était désormais menée par lui.
Il opérait sur elle ce qu'il avait opéré de tout temps sur ses
chefs nationaux : il la laissait traiter les affaires tant qu'il n'y
voyait pas trop de mal ou qu'il y voyait du bien ; il lui faisait
défaut et avisait au moyen de ramener les choses au point
quand la nécessité le demandait.
Ainsi, un peu plus d'un siècle et demi après le commence-
ment de cette formidable domination féodale, le peuple saxon
avait repris son rang et rétabli le self-government sous sa forme
antique, spontanée et naturelle. Il se retrouvait le même. 11
avait absorbé le personnel relativement peu nombreux de la
noblesse normande. Saxons, Angles et Normands étaient en réa-
lité tous Saxons et ne connaissaient plus que la langue saxonne,
la Common Lato, les Lois du bon roi Edouard. C'est ce que nous
ne tarderons pas à voir par le détail et à suivre dans l'enchaî-
nement des faits.
Henri de Tour ville.
[La suite au prochain numéro.)
LA FABRIQUE LYONNAISE
LE TYPE FUTUR
I. — l'lsixe au logis (1).
La fabrique lyonnaise, dans son état actuel, et à ne considérer
que sa facette principale, le tissage, pourrait être représentée par
la figure schématique suivante : au centre, un point vivement co-
loré, tout autour des zones concentriques teintées de nuances de
plus en plus dégradées. Par l'efTet de causes que nous connais-
sons, sur lesquelles il est superflu de revenir, et dont la principale
est la démocratisation de la soierie (2), nous savons que le point
central, la Croix-Rousse, tend à pâlir de jour en jour, tandis que
les zones périphériques se colorent. Nous avons vu d'ailleurs
que la fabrique ne saurait demeurer indifférente au déclin de
son foyer urbain. Comme l'a si bien montré M. Aynard, les étoffes
aristocratiques, sorties des ateliers de la Croix-Rousse, restent
renseigne brillante de la manufacture lyonnaise dans le monde ;
ce sont elles qui conservent à la « fabrique royale » la faveur
de nos jeunes et peu conséquentes démocraties.
Tandis que la ruine de la Croix-Rousse aurait, à n'en pas
douter, une répercussion fâcheuse et assez prompte sur la ré-
n) Voir iSciCîice sociale, livraisons de mai, juin, août, septembre, octobre, novem-
bre 1900; juillet, septembre et novembre 1001.
(2) Voir nos précédents articles. D'où provient, se demande un mémoire publié par
les tisseurs lyonnais lors de l'Exposition de 1900, la société pour le développement
du tissage à Lyon, d'où provient la diminution constante dans le nombre des mé-
tiers ? C'est la Révolution française qui vint niveler les situations en réi)andant le
luxe dans toutes les classes de la société, en vulgarisant l'étofle de soie. 11 fallut
mettre celle-ci à bas prix, etc..
40 LA SCIENCE SOCIALE.
gioii dont Lyon est la capitale économique, en compromettant la
réputation et peut-être même en avilissant la qualité de la soie-
rie lyonnaise, il semble qu'inversement le degré de prospérité
de cette région de plus en plus étendue n'exerce qu'une intluence
insignifiante sur la vitalité de l'atelier urbain. Bien que lié à
l'avenir du tissage dans la contrée lyonnaise, l'avenir du tissage
à Lyon forme cependant un problème spécial, qui méritait
d'attirer et a attiré depuis longtemps l'attention des penseurs et
des professionnels. La question économique se doul)le d'une
importante question sociale. A tout prix, il faut sauver de la
ruine une population ouvrière intéresscinte, une élite trop spé-
cialisée, presque réduite aujourd'hui parla force des choses à
cette alternative décevante, produire du tissu de luxe, ou mourir
de faim.
Avant de découvrir un remède efficace au mal que tout
le monde constatait et déplorait, on ei:^ a, comme toujours,
préconisé beaucoup d'illusoires. L'histoire des tentatives infruc-
tueuses étant aussi intéressante que celle des essais heureux,
examinons ces panacées souvent séduisantes, quelquefois bi-
zarres, dont l'expérience a démontré l'inefficacité, ou -au moins
l'inopportunité.
Ce peut être une bonne aubaine pour les pêcheurs en eau
trouble, un excellent tremplin électoral pour les professionnels
de la « politique alimentaire » que d'ameuter les chefs d'atelier
contre les fabricants, de présenter ces derniers comme des
Harpagons abusant indignement du personnel livré sans dé-
fense à leur cupidité. Mais ce procédé, examiné au point de vue
de l'intérêt des ouvriers ou de la fabrique, rentre dans la caté-
gorie des manières d'agir dont on a dit : Gela est plus qu'un
crime, c'est une faute.
Sous le régime de la réglementation du travail, le fait est
certain, les maîtres marchands ne se gênèrent pas pour ré-
duire souvent à la poition congrue leurs confrères, les maîtres
ouvriers ; ceux-ci d'ailleurs rendirent plus d'une fois l'existence
assez dure aux compagnons et aux apprentis. On pourrait aussi
relever, craignons-nous, dans l'histoire plus récente de la soierie,
LA FABRIQUE LYONNALSt:. 41
(le 1791 à 188i, certains enrichissements trop rapides effectués
sur le dos de Touvrier. Mais la loi de 188V arme suffisamment
le chef d'atelier contre les exactions possibles de son patron
direct, le fabricant. Dans la soierie comme dans la plupart des
industries, tous les intérêts sont solidaires. Le dommage causé
au fabricant parles émeutes et les erèves est, en fin de compte,
prélevé sur les salaires du tisseur.
C'est également, selon nous, commettre une mauvaise action
que de bercer, de leurrer le chef d'atelier lyonnais, de son éter-
nelle et vaine chimère, l'établissement d'un tarif invariable des
façons. Le tarif était admissible théoriquement — en pratique il
ne put jamais fonctionner longtemps — sous l'ancien régime,
quand le monde était partagé en compartiments séparés par des
cloisons étanches, quand chaque nation, chaque province était
maltresse chez elle. Il pouvait à la rigueur être question du
tarif en 1830, lorsque la fabrique lyonnaise n'avait guère de
concurrents redoutables à l'étranger. Aujourd'hui où la concur-
rence du dehors devient de plus en plus menaçante, préconiser
le tarif à Lyon, c'est faire, qu'on le veuille ou non, le jeu de
l'étranger.
La lutte pour le tarif fut reprise à Lyon, il y a quinze ou seize
ans, avec une violence nouvelle. Les canuts syndiqués opérèrent
des descentes en ville; ils faillirent jeter à l'eau un fabricant
récalcitrant. On se serait cru revenu aux grands jours de 1831
ou de 183i. Quel fut le plus clair résultat de cette agitation? Les
centres de tissage ruraux se développèrent prodigieusement.
En outre, au moment des commandes, beaucoup de commis-
sionnaires brûlèrent Lyon pour Zurich et Crefeld. A la fin, las
d'une lutte stérile et ruineuse^ les trois principaux syndicats
de tisseurs s'abouchèrent avec les fabricants, et conclurent avec
ceux-ci une entente à l'amiable. Les chefs d'ateliers s'engagèrent
à ne jamais abandonner les pièces montées sur leurs métiers
pour d'autres mieux payées, et à ne réclamer aucune augmen-
tation pour les chargements en cours du tissage. Ces conditions
ont été loyalement observées depuis quinze ans, pour le plus
grand avantage des patrons, comme des ouvriers.
42 LA SCIENCE SOCIALE.
Le tarif est plus inapplicable — on nous passera l'expres-
sion — dans la soierie que dans toute autre industrie, tant à
cause de la diversité de mesures et de qualités des étolfes, qu'en
raison de l'instaLilité de la mode, cette capricieuse dont on ne
peut contrarier les fantaisies. La mode oblige le fal)ricant à
inventer sans cesse des articles non prévus par le règlement,
lequel devient vite un embarras ou un scmvenir. Aussi bien
l'esprit d'invention ne saurait se mouvoir à l'aise dans les
bornes d'un tarif rigide^ et cet esprit est la condition ^me^ qiin
non de la prospérité d'une fabrique de luxe.
Le tarif a fait ses preuves — de tristes preuves — au pays
de toutes les expériences sincères, en Angleterre. En 1773, les
ouvriers soyeux de Spitaltields obtinrent du parlement un bill
qui leur donnait le ch'oit d'exiger des patrons un salaire fixe.
Cinquante ans plus tard, en 182i, la fabrique de Spitaltields se
mourait. Ce furent les tisseurs eux-mêmes cpii réclamèrent l'a-
bolition du bill néfaste.
De la bruyante et sempiternelle revendication du tarif, passons
à des remèdes plus modestes, et, en apparence, mieux adaptés
aux besoins de la Croix-Rousse.
Les fabricants de Lvon sont obligés, nous Lavons vu, à cause
des commissionnaires, de conservera la ville leurs bureaux de
vente. Ln droit d'entrée fut proposé sur toutes les pièces tissées
à la campagne, et pénétrant à Lyon pour être expédiées du ma-
gasin du fabricant. Cette mesure, assez draconienne, n'as-
surerait au tissage urbain qu'une protection illusoire. Rien de
plus simple, en effet, pour les fabricants que de s'entendre
avec les commissionnaires, de leur expédier de la campagne
ou de leur livrer hors de Lyon tout ce qui n'est pas pièce d'é-
chantillon. Le résultat le plus clair de l'impôt sur le tissage rural
serait peut-être de déplacer les bureaux de vente — il yen a déjà
quelques-uns à Paris — et, comme conséquence, de ruiner un
des cjuartiers les plus riches de Lyon.
On pourrait augurer davantage de l'adoption dune autre
mesure souvent préconisée et débattue, mais demeurée jusqu'à
. maintenant à l'état de projet, l'apposition d'une marque mu-
LA FABRIQUE LYONNAISE. 43
nicipale sur les pièces tissées à Lyon même, marque les faisant
distinguer immédiatement de celles qui se fabriquent dans la
région. L'emploi de cette marque aurait eu peut-être un certain
effet, mais il n'eût pas suffi, en tout cas, pour sauver la Croix-
Rousse. S'il est vrai que le tissu de luxe produit par l'atelier
urbain achalandé toute la soierie lyonnaise, ce n'est pas d'une
manière sensible pour le grand puJilic. Ce que demande la
clientèle peu au courant de l'organisation de la fabrique, c'est
plutôt de rétotfe vendue à Lyon que de l'étoffe faite à Lyon,
Aussi bien, dans les conjonctures actuelles, en présence d'une
concurrence étrangère de plus en plus dangereuse, est-il pru-
dent, est-il habile de favoriser l'atelier de Lyon aux dépens do
l'atelier du Lyonnais?
Quant à la question du relèvement des droits d'entrée en France
sur les soieries étrangères, qui passionne et divise en deux
camps les fabricants de Lyon, elle n'a, selon nous, pour la Croix-
Rousse qu'une importance assez secondaire. L'association de
canuts, qui est censée représenter l'opinion moyenne, celle des
(( gros battants », la Chambre syndicale des tisseurs, demeurent
indifférente à la fameuse revendication des 7 fr. 50, dont nous ne
nous désintéressons pas, à laquelle au contraire nous sommes
plutôt synq^athique, mais dont nous renvoyons l'examen à notre
prochain article sur l'avenir de la région lyonnaise.
Nous sommes arrivés à la mesure efficace dont l'adoption
partielle a déjà rendu à la Croix-Rousse un commencement dé
vie. A première vue, cette mesure peut paraître un anachronisme.
Il ne s'agit de rien moins que de la reconstitution artitîcielle de
l'atelier de famille, mais d'un atelier familial spécial, monté à
la moderne. La solution n'a pas été trouvée du premier jet; le
succès fut précédé d'un échec intéressant.
Puisque l'atelier urbain est indispensable à la fabrique lyon-
naise, et que, d'autre part, ce petit atelier ne saurait vivre de
lui-même dans les conditions actuelles du monde, conditions
dont aucun symptôme ne fait prévoir la fin prochaine, l'idée de
fournir à l'atelier de ville le moyen de lutter à armes égales
contre ses rivaux, l'atelier rural et surtout la grande usine, devait
il LA SCIENCE SOCIALE.
hanter le cerveau des penseurs et des industriels de Lyon.
Dès 1867, la société lyonnaise des sciences industrielles entre-
vit la solution de la question, en mettant au concours un moteur
mécanique pouvant s'appliquer à l'atelier de famille, créer
l'usine au logis, suivant l'heureuse expression de M. Henri Bou-
cher. En 1880, l'innovation du petit moteur à gaz parut avoir
satisfait à ce desideratum. Deux ateliers d'expérimentation furent
créés, formant comme un champ d'expériences pour le tissage
lyonnais, où les divers types de métiers et de moteurs étaient
soumis au contrôle de la pratique.
En même temps, afin de faciliter aux chefs d'atelier une trans-
formation d'outillage assez onéreuse , une société de crédit
s'organisait, comme intermédiaire entre les petits patrons et
les constructeurs de métiers. Cette société faisait aux canuts,
jusqu'à concurrence d'une somme déterminée, des avances de
fonds et se portait garante des paiements vis-à-vis des fabricants
de métiers.
Inspirée par une pensée philanthropique , l'entreprise répu-
diait cependant hautement la qualité d'institution charitable. Ce
titre seul eût suffi pour éveiller la susceptibilité si chatouilleuse
des canuts. Aussi, les fondateurs de la société décidèrent que
leurs prêts seraient productifs d'un léger intérêt.
Le résultat de la tentative ne répondit pas aux espérances
conçues. Cinq ans après sa fondation, l'association en ques-
tion, découragée par le peu de succès de ses prêts et de son
initiative, abandonna gratuitement à la ville ses ateliers d'expé-
rimentation .
Les causes de l'échec de « la société de crédit pour le dévelop-
pement du tissage urbain » sont intéressantes à noter; elles
semblent avoir été les suivantes :
1° L'intermittence du travail. Les métiers mécaniques n'étaient
alimentés que pendant une partie de l'année, et les tisseurs ne
trouvaient pas dans le rendement annuel de leur instrument de
travail une conq:)ensation suffisante aux frais d'organisation ;
2^' L'élévation des dépenses d'installation et d'entretien de
l'atelier demeurées considérables avec le gaz, malgré les sacri-
LA FABRIQUE LYONNAISE. 45
fîces sérieux consentis par la compagnie du gaz de Lyon;
3** L'esprit économe des canuts. Il y a vingt ans, la situation
n'était pas aussi grave pour la Croix-Rousse qu'elle Test devenue.
Beaucoup de tisseurs avaient des économies qu'ils ne voulaient
pas exposer aux aléas d'un changement coûteux. Ceux mêmes
qui vivaient au jour le jour étaient peu disposés à contracter une
dette dont ils n'étaient jamais sûrs de pouvoir s'acquitter. Se
trouver débiteur pendant 8 ou 10 ans d'une somme de huit à
dix mille francs productifs d'intérêt formait une perspective ca-
pable de faire reculer beaucoup de timorés ou simplement d'es-
prits prévoyants ;
4" La constitution défectueuse de l'atelier à gaz. Le type de cet
atelier était à quatremétiers. Le chef d'atelier, voulant mettre en
marche tous ses métiers, devait s'entendre avec trois ouvriers
aussi novices que lui, et payer à chaque instant des appointe-
ments considérables au réparateur de métiers ou gareiir. Le
petit patron ayant souvent fort à faire pour diriger ses aides, il
lui devenait impossible de travailler personnellement.
L'échec de la première tentative pour métamorphoser l'atelier
de Lyonn'empêcha pas l'idée de faire son chemin. En 1898, une
seconde société s'organisait sur des bases toutes nouvelles.
Cette société, qui fonctionne toujours avec le plus grand succès,
livre directement aux tisseurs, dans des ateliers privés, des mé-
tiers mécaniques tout montés et mus par l'électricité. L'énergie
motrice provient d'une source hydraulique, de la compagnie des
(< Forces motrices du Rhône ». Celle-ci fournit aux chefs d'atelier,
à leur choix, soit des moteurs généraux actionnant tous les mé-
tiers de leurs ateliers, soit des moteurs pour un seul métier. La
transformation de l'atelier urbain peut donc être partielle ou
totale, progressive ou simultanée. Le tisseur éniérite peut garder
— il le fait trop rarement à notre avis — à côté d'un ou deux
métiers mécaniques lui assurant son pain quotidien, un vieux
métier à bras pour les étoffes de luxe.
La « société pour le développement du tissage à Lyon » , prési-
dée par un homme de grande valeur et de haute initiative,
M. Léon Riboud, ne demande aucun intérêt pour les prêts qu'elle
46 LA SClENCli SOCIALE.
• consent, soit en métiers, soit en argent liquide. Elle rentre dans
ses avances — c'est là une grande nouveauté — par le prélève-
ment d'un dixième sur les façons que touche le chef d'atelier.
Inutile d'insister sur la haute moralité de ce mode de rembourse-
ment ; le travailleur se libère à mesure qu'il travaille. La société
qui livre la force motrice à un prix très bas, 0 fr. 25 par jour et
par métier, n'avance jamais qu a un petit nombre de métiers à
la fois; elle vise à la reconstitution de l'atelier familial, et veut
que tous ses métiers soient conduits par le tisseur et parles siens.
A la fin de 1899, la société en question avait encaissé 53.000 fr.
de souscriptions particulières, provenant en partie des grosses
bourses de la société lyonnaise, et 140.000 fr. de subventions di-
verses, delà ville de Lyon, de la chambre de commerce, du con-
seil général du Rhône etc. Avec ces ressources modestes, elle
avait fait les avances nécessaires à 50 tisseurs, pour moderniser
leur outillage, et fourni un concours actif à 50 autres petits
ateliers, en prenante sa charge, soit les travaux d'adduction de
la force motrice, soit les premiers frais d'installation du moteur
et des métiers.
Aujourd'hui, la modernisation de la Croix-Rousse est beaucoup
plus avancée qu'il y a deux ans. On conq^tait à Lyon, en octobre
dernier, 320 métiers de tisseurs proprement dits, de fabricants
d'étoffes, et plus de 180 de passementiers actionnés par le petit
moteur. Le salut de l'atelier urbain lyonnais par la force motrice
est donc aujourd'hui une quasi-certitude. Nul doute que la ten-
tative soit couronnée d'un plein succès, à condition que la trans-
formation s'opère sagement.
Il importe avant tout que la société pour la reconstitution de
l'atelier familial demeure une ç^vAv^^vi^^i^rivée , qu'elle se défende
énergiquement contre l'ingérence officielle, ennemie de l'indé-
pendance. Plusieurs fois, des demandes pressantes ont été faites
à la fin d'obtenir pour la société une subvention cjouvernemen-
tale de 5 millions. Nous ne pouvons, malgré notre faible sympa-
thie pour l'intervention d'État dans le domaine industriel, qu'être
sympathique à la requête ; elle n'a pas pour but en effet de
créer un mouvement, mais d'activer le mouvement existant dont
LA FABUIOIE LYONNAISE. 4/
chacun constate déjà les licurcux eflets. Cependant, nous l'affir-
mons, le succès trop hôtif oi trop complet de cette démarche eût
peut-être compromis à jamais le salut de la Croix-Rousse.
La société n'obtiendra de bons résultats que si elle favorise,
au moins pendant sa période de début — et, à notre sens, elle est
seulement à la fin de cette période — non les préférés de tel ou
tel clan politique, ce qu'elle serait obligée de faire, si elle deve-
nait œuvre semi-officielle, mais sans distinction de parti, tous
les ouvriers d'élite, ceux qu'elle a vus à l'ouvrage, (pii se sont
montrés dignes d'une faveur. Il faut savoir protiter des fautes du
passé ; l'échec de la prenùère tentative a mis en évidence une
vérité qu'on avait eu tort de méconnaître. La substitution du
métier mécanique au métier à bras n'est avantageuse, jusqu'au
jour où elle devient presque générale, c[ue si le fabricant prend
l'engagement moral de fournir toujours de travail l'atelier trans-
formé. La dépense de la force motrice, pour être minime, est
cependant une dépense, et il va de soi que le chômage sera
toujours plus grave pour l'ouvrier endetté — même d'une dette
sans échéance fixe, qui sommeille quand le travail sommeille, —
que pour l'ouvrier sans dette.
L'attitude des tisseurs à l'égard du métier mécanique n'est
d'ailleurs pas devenue uniforme. Certains canuts continuent à
bouder le petit moteur, non pour des motifs à priori, mais pour
des raisons tirées de leur expérience journalière.
<f Voici, nous disait un de ces récalcitrants, un vieux tisseur
à lunettes et au langage imagé, voici un article qui m'est payé à
raison de 1 fr. le mètre. Si j'adoptais le métier mécanique, on ne
me donnerait plus que 0 fr. 80. Il me faudrait en outre prélever un
dixième sur mes façons pour rembourser l'instrument de travail,
et payer la location de la force motrice. Sans doute, avec le nou-
veau métier, la production devient infiniment plus considérable.
On peut l'évaluer presque au double de ce qu'elle est avec le
métier à bras. Mais, avec le métier mécanique, la chaîne casse
plus souvent, d'où parfois des pertes de temps considéral)les. En
outre, les préliminaires du tissage , les frais de montage devien-
nent relativement plus élevés pour nous, puisque ces frais res-
48 LA SCIENCE SOCIALE.
tent les mêmes tandis que les x)rix de façon sont abaissés. » I.e
chef d'atelier qui nous tenait ce raisonnement, un canut de la
vieille école, nous montrait une pièce qui lui avait été payée
188 fr.' et pour laquelle les frais de montage s'étaient élevés à
17 Vo- Avec le métier à moteur, le prix de façon n'eût plus été
que de 158 fr. 50, et la proportion de la perte causée par les
frais préliminaii^es fût montée à 22 ""j^. Il eût fallu en outre
prélever sur la somme restante les journées de force et 15 fr. 85
pour remboursement des métiers.
« Et puis, Monsieur, poursuivait mon interlocuteur, le métier
à moteur actuel ne saurait faire pratiquement des brochées à
plus de trois ou quatre lats (couleurs). A l'école, on vous montre
des métiers mécaniques admirables, confectionnant les tissus les
plus compliqués, des brochées à six ou sept lats. Cela, c'est de
la parade. Impossible de fabriquer sur le métier à moteur les
vraiment belles étoffes. Même pour les articles courants, notre
métier à bras fera toujours prime , comme exécutant de l'ou-
vrage plus fm, plus soigné, et sera préféré aux épocpies de res-
serrement de travail. Le tissage mécanique urbain pourra avilir
nos prix; mais, à prix égal, nous serons toujours les derniers à
travailler.
Les canuts hostiles au changement sont cependant rinfime ex-
ception à la Croix-Rousse. La grande majorité des chefs d'ateliers
recherche avec empressement le nouveau moteur, et s'y adapte
rapidement. La plupart des canuts n'ont jamais vu de métier
mécanique; pourtant, dès les premiers mois, ils font, avec leur
nouvel instrument de travail, des journées au moins égales à
celles des meilleurs ouvriers d'usine. Outre une sérieuse éléva-
tion de leur salaire quotidien, les tisseurs qui adoptent la force
motrice y trouvent, cela va de soi, une grande économie de fa-
tigue. L'usage du moteur permet aux plus cassés, aux plus
usés, comme aux plus faibles, de s'adonner au tissage. Il doit
avec le temps amener dans l'atelier lyonnais un fort développe-
ment de la main-d'œuvre féminine.
Contrairement à ce qu'a déclaré à la Chambre un homme gé-
néralement au courant des questions ouvrières, M. de Ramel,
LA FABRIQUE LYONNAISE. 40
il n'est plus vrai que le tisseur de Lyon actuel, nous parlons du
tisseur de 1901, soit obligé de s'adresser, pour réparer son mé-
tier mécanique, à un gareiir de profession. Le canut a donné
une nouvelle preuve de son initiative coutumièi'e. Pour le vieux
métier en bois comme pour le nouveau métier mécanique qui
est un métier métallique, il est aujourd'hui son propre gareur.
Cependant, Lyon n'en présente pas moins, au point de vue de
l'adoption du petit moteur, une infériorité notoire par rapport
à la manufacture voisine , la rubanerie de Saint-Étienne. A
Saint-Étienne, la substitution de la force mécanique à la force
humaine peut s'effectuer sans changer le métier. Il suffît de vaiw-
placer la ^«rre du passementier, par deux poulies, appelées la
poulie de commande et la poulie folle. Quand la force motrice
s'arrête, le passementier enlève les poulies et remet la barre.
Le métier à moteur de rubanier peut exécuter exactement tous
les rubans que fabrique le métier à la barre , qui est déjà un
métier semi-mécanique et semi-métallique.
Aussi la métamorphose de l'atelier familial dans la fabrique
stéphanoise s'est-elle opérée rapidement, et jusqu'à ces derniers
temps, par l'ouvrier lui-même, sans intervention de société
auxiliaire. On comptait à Saint-Étienne, en octobre dernier, 6.81 i
métiers actionnés mécaniquement.
A Lyon, au contraire, le vieux métier en bois doit être plus
ou moins changé, transformé en métier semi-métallique, ou
plutôt, remplacé par un métier métallique dont le prix de re-
vient est de 1.000 à 1.100 fr. L'instrument de travail héréditaire
du canw/peut bien à la rigueur être mù mécaniquement, mais la
vitesse du battant dans le métier ainsi adapté, dans le métier
« abattant libre » est, en règle générale, beaucoup moindre que
dans le métier métallique. Il en résulte naturellement une sé-
rieuse diminution de production, et aussi, paraît-il, un avilis-
sement de qualité du tissu fabriqué.
Un canut émérite à qui nous avons rendu visite, un nommé
Bourret, a réussi, par certaines dispositions ingénieuses, à faire
battre un métier en bois adapté à la force motrice aussi vite qu'un
métier métallique. La « société pour le développement du tis-
T. XXXIII. 4
50 ^A SCIK.NCE SOCIALE.
sage à Lyon » a accordé un ])rix à l'inventeur dont rinitiative
semble cependant devoir demeurer isolée. La grande défectuo-
sité des métiers dans le genre de celui de Bourret paraît être
leur délicatesse. Impossible de les utiliser pour les étoffes où il
faut battre dur. Or, les canuts qui adoptent la force électrique
sont jusqu'à présent des progressistes, des hardis; ils préfèrent,
se charger pour un peu plus longtemps, d'une dette peu gê-
nante, et posséder un instrument solide pouvant résister aux
assauts du battant, comme aux assauts du temps.
La transformation en cours de route qui est en train de re-
lever la Croix-Rousse, peut-elle et doit-elle al)outir à la méta-
morphose totale des ateliers de camits, ou bien le vieux mé-
tier à pédales continuera-t-il à claquer à côté de son successeur
le métier électrique? La question est délicate; il est toujours
imprudent de pronostiquer l'avenir : que de fois une découverte
a dérangé les plus sages prévisions î
Cependant, si nous envisageons le problème tel qu'il se pose
aujourd'hui^ avec les éléments que nous avons en main, si nous
écartons l'hypothèse d'une innovation perturbatrice, si nous rai-
sonnons, non pas pour un nombre d'années illimité, mais pour
une période cependant encore assez longue, nous croyons pou"
voir répondre catégoriquement.
La métamorphose totale des ateliers de la Croix-Rousse est à
la rigueur possible, elle n'est pas probable. Si elle devenait pro-
bable, il faudrait, non pas la souhaiter ni la favoriser, mais au
contraire la redouter et la coml3attre. Le problème qui se pose à
Lyon est double : il a un côté social et un côté économique. La
transformation totale pourrait résoudre momentanément la
question au point de vue social. Au point de vue économique,
elle serait déplorable, plus déplorable peut-être que l'échec
absolu de la transformation.
Un jour peut venir où le métier mécanique exécutera pra-
tiquement les plus belles étoffes. Mais le métier à l)ras est à
l'heure actuelle, et demeure, jusqu'à preuve du contraire,
le seul organe de production du véritable tissu de luxe. Dans
ces conditions, sa disparition de l'atelier urbain découronnerait
LA FABRIQUE LYONNAISE. oJ
la fabrique lyonnaise, ce qu'il faut éviter par-dessus tout.
L'expérience prouve iiuilheureusement combien il est difficile
d'arrêter, voire de ralentir un mouvement en train de s'opérer.
La chose est malaisée à tout le monde ; elle l'est particulière-
ment aux instigateurs du mouvement. La transformation par-
tielle de r atelier de famille, qui serait à notre sens la solution
idéale pour les canuts d'élite, est une éventualité à laquelle
certains tisseurs sont sympathiques en théorie, mais à laquelle
ils ne semblent guère songer en pratique. Quand ils adoptent
la force pour une partie de leurs métiers, ils le font provisoi-
rement, et en arrivent tôt ou tard à la transformation totale.
Les tisseurs rébarbatifs au changement, les canuts fidèles au
métier en bois et à l'étoffe de luxe, menacent d'ailleurs de dis-
paraître graduellement. On ne voit parmi eux que fort peu de
figures jeunes, la plupart portent des lunettes. A Lyon se produit
le phénomène que Ion observe partout : la force motrice tue
l'apprentissage sérieux. Il faut ajouter d'ailleurs, pour être juste,
que, dans la soierie lyonnaise, le déclin de Tapprentissage a
précédé de longtemps l'utilisation du petit moteur. Beaucoup
de canuts conservent un souvenir cuisant des souffrances endu-
rées pendant ces dernières années et préfèrent faire de leurs
fils des égoutiers ou des maçons que de leur voir adopter la pro-
fession paternelle.
Le recrutement des tisseurs d'élite demeure donc aujourd'hui,
à notre sens, l'aléa le plus sérieux dans l'avenir de la Croix-
Rousse. La Société pour le développement du tissage à Lyon le
comprend et s'occupe de la conservation de l'atelier à bras
avec la môme sollicitude que de la multiplication des ateliers
mécaniques. Elle se propose, nous a-t-oii dit, d'encourager les
jeunes tisseurs au travail artistique et les vieux à l'enseigne-
ment de ce travail en distribuant des primes à des apprentis
de son choix, et aux patrons qui voudront bien les former.
A supposer que cette sage mesure obtienne son plein effet,
à supposer aussi que certains canuts avisés reconnaissent un
jour la vérité du vieil adage, la perfection est entre les ex-
trêmes. Voici ce qu'on peut conjecturer sur le type futur.
0± LA SCIENCE SOCIALE.
Quelques canuts émérites — une élite réduite au nombre
strict qne demanderont les conditions économiques et sociales
du jonr — maintiendront telles quelles à Lyon les traditions
de la fabrique collective et du petit atelier d'antan. Ils produi-
ront sur leurs vieux métiers de bois un peu perfectionnes de beaux
échantillons et des étoffes de luxe; au besoin, ils se serviront de
métiers mécaniques, dont ils seront devenus propriétaires, pour
exécuter enti^e saisons de l'ouvrage courant. Le reste de la popu-
lation soyeuse de la Croix-Rousse pourra, sans aucun dommage
économique pour Lyon, user toute Tannée du métier mécanique.
Il est certain c|ue les échantillons seront toujours faits plus
avantageusement (1), que le travail ordinaire lui-même sera plus
parfaitement et plus promptement exécuté et la mode serrée
de plus près par des demi-patrons travaillant sous l'œil du
maître et du commis de ronde, que par de simples ouvriers d'u-
sine et de bourgades écartées. Aussi le petit atelier, spécialement
le petit atelier urbain^ nous semble-t-il, en ce qui concerne la
soierie lyonnaise, assuré de vivre longtemps côte à côte avec Tor-
ganisme rival ou plutôt complémentaire ^ la grande usine.
A l'Exposition de 1900, sous le palais de l'Économie sociale, un
pavillon en bois, dissimulé à la foule des badauds, attirait l'at-
tention des professionnels et des penseurs. La société pour le dé-
veloppement du tissage à Lyon y avait exposé , au milieu des
souvenirs du vieux Lyon et de la « grande fabricjue », le type
des trois métiers qui ont battu successivement dans la métro-
pole française de la soierie : le métier à la tire (2), le métier
Jacquart et le métier à petit moteur. Au-dessus de chaque mé-
tier était inscrite une date, 1700, 1800, 1900 : dates décisives
dans l'histoire du travail de la soie, partant dans celle de Lyon
et du travailleur lyonnais.
Henri de Boissieu.
(1) Il faut remarquer cependant qu'au jourdhui beaucoup de fabricants font exécu-
ter leurs échantillons en usine par des ouvriers toujours payés à /r/Jo»/»('e, à l'inverse
des ouvriers ordinaires qui travaillent aux pièces.
(2) Pour se procurer un de ces métiers antiques, les Lyonnais ont dû s'adresser à
des montagnards du Piémont,
MÉDITATION SOCIALE AU COIN DU FEU
A PROPOS DU FEU
Voici la saison où Ton se chauffe, et où un certain nombre de
personnes jouissent de cette chose célébrée par tant de poètes et
d'âmes poétiques : le coin du feu. Peut-être faut-il se hâter d'en
parler, car les progrès du chauffage scientifique tendent à éli-
miner la cheminée des appartements modernes , et, au milieu
des raffinements variés dont ceux-ci s'enrichissent, le feu sera
peut-être bientôt la seule chose qui manquera au « foyer ».
Il ne faudrait pas toutefois exprimer cette crainte d'une ma-
nière trop absolue. Raffinements, progrès, systèmes de chauf-
fage inédits, tout cela est surtout Tatiaire des appartements de
luxe, c'est-à-dire d'une minorité, et, dans l'état actuel de l'in-
dustrie, on ne voit pas trop que le calorifère ait de grandes chan-
ces d'envahir promptemeiitle plus grand nombre des habitations.
Le « coin du feu » n'est donc pas encore l'exception, si jamais il
doit la devenir. Il est la règle. C'est au coin d'un feu, et même
d'un feu de bûches — circonstance plus antique encore — que
nous cueillons en ce moment les motifs de notre méditation.
Nous venons de prononcer le mot de (( foyer ». Ce nom seul
en dit long sur l'importance sociale du feu à travers les âges , et
sur le rôle qu'il a joué dans le groupement des individus. Certes,
ce n'est pas le feu qui a créé la famille. Ce n'est pas lui non plus
qui a déterminé les espèces de familles. Mais c'est lui qui a pré-
sidé à l'organisation de la vie de famille , après avoir facilité aux
hommes la conquête de leur subsistance, et en attendant de con-'
quérir lui-même, dans leur vie religieuse et morale, une place
54 LA SCIENCE SOCIALE.
qu'un simple phénomène naturel ne paraissait pas devoir occu-
per normalement .
Si nous parcourons en eli'et la série des faits sociaux, nous
constatons qu'il est surtout trois d'entre eux dans lesquels il
nous faut noter l'influence sociale du feu, à savoir : le travail,
le mode d'existence et la religion.
Le feu est un instrument de travail dont la puissance s'affirme
de plus en plus grandissante.
Le feu est une cause de contacts plus fréquents dans la pratique
de la vie.
Le feu a été une divinité et, aujourd'hui encore, conserve d'é-
troites relations avec le culte ou les sentiments religieux.
1. — LE FEU INSTRUMENT DE TRAVAII^
Tous ceux qui ont lu des récits de voyage savent que, chez les
peuples les plus sauvages, on connaît l'art de fabriquer ou de
dégrossir sommairement des o]>jets au moyen du feu. Tel est,
par exemple, l'art d'aiguiser les armes et aussi celui de creuser
les canots.
Plus l'on s'élève dans l'échelle de la civilisation, plus l'on voit
se multiplier les pro'cédés destinés à utiliser la combustion des
corps. Bien des professions font appel au feu comme à un auxi-
liaire tantôt utile, tantôt indispensable. L'agriculture s'en sert
ou s'en est servi pour le défrichement, le nettoyage des terrains,
la fumure primitive du sol, la destruction des plantes, herbes,
feuilles inutiles. L'art des mines l'emploie comme explosif. La
métallurgie, surtout, ne peut absolument se passer de son con-
cours, et, de tout temps, dans l'imagination populaire, les façon-
neurs de métaux ont été conçus avant tout comme des manieurs
de feu. De là Vulcain, les Gyclopes, etc. Une foule de transfor-
mations industrielles ne s'opèrent qu'au moyen de la chaleur,
c'est-à-aire au moyen du feu. La plus commune de ces trans-
formations, qui constitue, à vrai dire, une sorte de fabrication
domestique universelle, est la cuisson des aliments, phénomène
MEDITATION SOCIALE AU COIN DU FEU. DO
si général qu'on pourrait presque en faire un attribut spéci-
fique de l'homme.
Pourquoi, sauf de rares exceptions, les hommes ne consom-
ment-ils la viande et les légumes que lorsque ceux-ci ont subi
cette modification préliminaire? Nous n'avons pas à le recher-
cher et peut-être d'ailleursnos recherches seraient-elles oiseuses.
Le fait existe, et l'on s^en trouve bien. Il en résulte que toute de-
meure est doublée d'une usine en miniature : la cuisine. Il en
résulte encore que, dans la plupart des familles, la femme joint
à ses fonctions d'épouse et de mère celle de directrice et de sur-
veillante du feu, et cj[ue même cette occupation particulière de-
vient exclusive chez certains spécialistes attachés au service de
familles aisées ou riches : les cuisinières et les cuisiniers.
Le feu est donc, en dehors des memlDres et des forces mêmes
de l'homme^ l'instrument de travail le plus répandu. Et pour-
tant c'est un instrument qui ne peut être manié cj[u'avec des
précautions continuelles, car, sil'ons'en sert, onne le touche pas .
C'est un instrument qui ne peut être mis en œuvre que moyen-
nant d'autres instruments. Sinon, il tue, il détruit, il dévore, et
propage au loin des dégâts incommensurables. C'est un hôte
essentiellement dangereux, et pourtant c'est l'hôte de tout le
monde. Aucune force de la nature ne met plus à Fépreuve la
vigilance constante de l'être c[ui en a été constitué le do-
minateur.
Cette puissance destructive du feu a été utilisée en tout temps
pour l'art de la guerre C'est surtout depuis l'invention de
la poudre que le travail du soldat s'est trouvé transformé, et cpie
cette transformation s'est répercutée sur l'éducation de ceux qui
se destinaient à la vie militaire. Mais la grande perturbation so-
ciale due à l'influence du feu date de son application à la pro-
duction de vapeur d'eau sous pression. Ce jour-là, de grandes
révolutions et des crises innombrables s'annoncèrent. Que
de grèves, que de lois ouvrières, c[ue de secousses économi-
ques étaient en germe dans l'idée de chaufier la marmite de
Papin !
Employé à changer de l'eau en vapeur, le feu a bouleversé le
56 LA SCIENCE SOCIALE.
monde. Cet instrument de travail a pris pour lui, depuis lors, la
plus grande part du travail, n'en laissant qu'une partie réduite
aux forces humaines. lia permis raggiomération des travailleurs
dans de vastes usines, accéléré les transports sur terre et sur
mer, suscité un énorme développement du bien-être. Tout cela,
qu'on l'observe Ijien, indirectement, en faisant passer dans Feau,
pour ainsi dire, son énergie propre, inapte, par ses allures vio-
lentes et destructives, à réaliser directement le but industriel
poursuivi. Toutefois, dans la métallurgie moderne, le feu, ac-
tivé par des souffleries d'un nouveau genre et encadré, pour
ainsi dire, par des brasiers mieux conçus, a pu opérer immé-
diatement de plus remarquables ouvrages. Le progrès consiste
alors, non point à faire agir le feu sur des instruments nouveaux,
mais à imaginer des instruments c|ui permettent mieux à l'homme
de toucher le feu et de le faire évoluer selon ses désirs.
Le feu est un instrument de travail intellectuel. C'est à lui
qu'on doit la lumière. Sans une lampe, à l'heure qu'il est, nous
ne tracerions pas ces lignes. Il est donc notre collaborateur. Ici
encore, nous nous trouvons en présence d'un progrès immense.
M. le vicomte d'Avenel, dans son intéressant ouvrage sur le
Mécanisme de la vie moderne [\), constate que l'humanité est
demeurée jusqu'au dix-neuvième siècle sans bien savoir s'éclai-
rer. L^éclairage était un des points sur lescjuels l'invention ne
s'exerçait pas. Toute la supériorité des riches sur les pauvres
consistait à pouvoir accumuler lampes sur lampes et flambeaux
sur flambeaux; mais c'étaient de maigres flambeaux et de mau-
vaises lampes. De là quelques conséquences sociales, comme
l'insécurité des rues, l'importance du guet^ l'habitude de se faire
escorter le soir, ou de faire escorter ses hôtes, par des serviteurs
munis de lanternes. De là aussi, chez les habitants des villes,
moins de goût pour les sorties et les promenades tardives. Pour
le travailleur intellectuel, qui lit ou écrit dans la solitude de son
cabinet, le perfectionnement de l'éclairage n'a pas changé
grand'chose aux conditions de son travail. On peut admettre
(1) Armand Colin, Paris,
MÉDITATION SOCIALE AU COIN DU FEU. O/
toutefois qu'il est devenu un peu plus facile. Mais, clans les bi-
bliothèques, dans les salles d'étude ou de conférences, l'intro-
duction du gaz a rendu d'importants services. On y peut travail-
ler beaucoup plus commodément que parle passé. On raconte
que le futur pape Adrien YI, étant étudiant à Utreclit, était
obligé, le soir, d'aller lire dans une église, debout, à la lueur
de la petite lampe ([ui brûlait devant l'autel. Il fallait, pour étu-
dier dans ces conditions, un véritable héroïsme, et les étudiants
d'aujourd'hui, assis à leurs tables splendidement éclairées, ne
se doutent pas de l'obstacle matériel que les ténèbres ou une in-
suffisante lumièrci opposaient jadis aux travaux de l'esprit.
La lumière est d'ailleurs une condition d'une foule de travaux
même purement matériels. L'électricité, en bien des ateliers, ou
même sur la voie publique, permet le travail de nuit dans de
très vastes proportions. La lampe ordinaire est la fidèle amie du
travail à l'aiguille. Dans les magasins, un éclairage plus ou
moins brillant constitue, dès que le soir est venu, une nécessité
inéluctable. Pas de lumière, pas de vente. Certains métiers ex-
ception];^els, enfin, ne s'exercent que la nuit et ressentent plus
étroitement encore cette nécessité.
Ne terminons pas ces considérations sans mentionner le se-
cours qu'apporte la lumière au travail de la navigation. On sait
les progrès extraordinaires qui ont été réalisés par les phares.
Ces progrès ont pour effet, non seulement d'éviter les sinistres,
mais de permettre des traversées qui ne seraient pas tentées
sanslaperspective d'un tel secours. Nous n'avons guère navigué,
mais nous nous souvenons, au cours d'un trajet nocturne de
Newhaven à Dieppe, d'avoir été absolument frappé par l'inten-
sité des éclairs que projetait le phare du Havre, pourtant bien
éloigné du point de la mer où nous étions. La certitude fournie,
à des distances immenses, par ces points de repère lumineux,
encourage les marins que l'obscurité ou d'insuffisantes clartés
rendraient trop timides. Sur mer comme sur terre, d'une façon
directe ou indirecte, par une intervention active ou par le simple
fait d'une présence passive, la lumière, autrement dit le feu,
joue donc vraiment le rôle d'un instrument de travail.
58 LA SCIENCE SOCIALE.
II. — LE FEU AGENT DE REDMON.
Le feu joue donc son rôle, qui n'est pas mince, parmi nos
moyens d'existence. Il en joue un autre, plus saillant peut-
être, dans l'organisation du mode d'existence. Son influence
groupante est universelle. Des services qu'il rend dans un inté-
rieur dépendent en grande partie les habitudes d'une famille.
C'est un centre d'où tout rayonne, au point de vue métaphorique
comme au point de vue strictement matériel. Le nom même du
petit emplacement où il brûle s'est communiqué, en vertu de
ce rayonnement, à l'ensemble de l'habitatiou. Celle-ci, de lon-
gue date et par une convention toute naturelle, est devenue le
Foyer.
Le feu est tout d'abord un agent de réunion en tant qu'il
sert à la cuisson des aliments, laquelle est pratiquée sous tous
les climats. On sait que la distinction entre la « cuisijie » et
la « salle à manger » est une sorte de raffinement qui. aujour-
d'hui encore, même dans nos sociétés occidentales à civilisation
très avancée, n'est connu que du petit nombre. L'endroit le plus
naturellement indiqué, pour consommer les aliments, est l'en-
droit même où on les prépare, ce qui évite un transport et dis-
pense le logement d'avoir une pièce déplus. De là, dans les mai-
sons de paysans, l'importance et les dimensions de la cuisine,
autour de laquelle tout gravite dans l'habitation, et qui sert de
salon de réception aussi bien que de réfectoire. La cuisine est, en
un mot, la pièce essentielle, le centre organique d'où se sont
détachés par la suite les autres appartements, celui qui sub-
siste encore quand on est obligé de sacrifier les autres.
Mais le feu, sous beaucoup de climats, rend à la famille un
autre service : il sert à la chauffer, et, à ce titre, il tend à la
réunir plus étroitement encore, aux moments où ses membres
ne sont pas retenus ailleurs par d'impérieuses occupations. Que
l'on soit deux ou trois auprès d'un feu, ou cinq ou six, oudavan-
.MÉDITATION SOCIALE AU COIN DU FEU. 51)
tage, la chaleur répandue est la même, et tout le monde peut en
profiter sans que cela coûte plus cher. Bien entendu, dans la ma-
jorité des familles, le feu qui chaulî'e les personnes est le même
que celui qui cuit les aliments. La multiplicité des foyers au
même « foyer » — si Ton nous passe un jeu de mots presque in-
dispensable dans la circonstance — est encore un luxe, un raffi-
nement, une application de la division du travail aux diflérentes
parties de l'habitation. Mais, môme chez les gens aisés qui ont,
pour se chauffer, d'autres feux que celui de la cuisine, il est as-
sez naturel de se .réunir de préférence autour d'une cheminée
principale, de « se tenir dans la pièce où l'on a fait du feu ».
De là ce charme des « veillées », devenu proverbial et légen-
daire, et ces causeries « sous le manteau de la cheminée » dont
la seule idée évoque des descriptions classiques sur lesquelles
nous n'avons pas besoin d'insister.
Par cette fonction spéciale de chauffage, le feu établit une diffé-
rence entre les populations des différents climats de la terre :
celles des pays où l'on se chauffe beaucoup, et celle des pays
où Tonne se chauffe que rarement. Chez celles-ci, l'iiifluence des
occupations et des divertissements en plein air sera plus considé-
rable. Chez celles-là, les « réunions du foyer » proprement dites
exerceront un attrait tout spécial, et leur influence se fera sen-
tir sur la formation des récits populaires, des légendes, écloses
et entretenues le soir, durant les longues veillées. Mais le feu
ne réussit pas à transformer une veillée patriarcale en veillée
particulariste, ou vice versa. Il s'adapte à toutes les formations
sociales, à la soirée strictement familiale comme aux nombreux
attroupements de parents, d'amis, de voisins. Du reste, il en-
courage certaines vertus faciles. Le type du service gratuit,
c'est le don du feu. « Donnez-moi du feu » est une prière qu'on
s'adresse, non seulement entre amis et voisins, mais entre indif-
férents et gens qui ne se connaissent pas. Les fumeurs en savent
quehjue chose. Mais, longtemps avant la découverte du tabac,
Cicéron, dans son De Officiis, citait ce genre de complaisance
comme exemple des devoirs auquel tout le monde est tenu à
l'égard de n'importe qui.
00 LA SCIENCE SOCIALE.
Une formule qu'on emploie pour faire l'éloge de Dickens con-
siste à dire qu'il a su « faire chanter le grillon du foyer domes-
tique ». C'est que le feu allumé pour le chauifage de la famille
a iini par devenir le symbole des joies et des alfections de l'inti-
mité. Aussi le (( coin du feu » a-t-il passé à l'état d'expression
presque conventionnelle, destinée à opposer le calme, la dou-
ceur de la vie familiale ou quelquefois de la vie solitaire, mais
sédentaire, à l'agitation de la vie extérieure, des voyages, des
luttes politiques ou autres, qui obligent à se répandre au de-
hors. Victor Hugo dit à un ami qui est venu se reposer chez lui
après des pérégrinations lointaines :
Et tes pieds ont mêlé la poudre de trois mondes
Aux cendres de mon feu.
La tradition de la « biiche de Noël » se rattache à cet ordre
d'idées, à ces liens mystérieux d'atfection noués entre la flamme
du foyer et le cœur de celui qui réside dans Thabitation. Inutile
d'ajouter que ce sentiment acquiert une force particulière dans
les familles où l'on déménage rarement. Car le « foyer » fait
partie de l'immeuble que l'on habite. Il emprunte une poésie
particulière au souvenir des générations qui se sont déjà ré-
chauliées à la même place. Les déplacements si nombreux né-
cessités par la vie moderne tendent donc à affaiblir ce sentiment.
Les familles bien organisées continuent à aimer leur intérieur,
leur installation ; elles se complaisent à rendre celle-ci agréable
et confortable; mais la poésie des chenets, des pincettes, des
bûches flambantes, s'évanouit en grande partie devant les trop
rapides changements de décor qu'imposent de nos jours, surtout
dans les grandes villes, les concUtions nouvelles de la lutte pour
la vie.
La lumière, dont nous parlions tout à l'heure comme d'un
auxiliaire du travail, est plus encore un auxiliaire du plaisir,
un charme puissant ajouté aux réunions, soit restreintes soit
nombreuses, et qui tend à les provoquer par les facilités qu'elle
donne. Comme le feu de la cheminée, la lampe tend à grouper
les personnes de la famille. Où une personne y voit, cinq ou six
MÉDITATION SOCIALE AU COIN DU FEU. Gl
peuvent y voir, sans qu'il en coûte davantage. Aussi ces mômes
poètes et ces mêmes romanciers, qui traduisent le charme éma-
nant du « coin du feu », aiment à noter également la poésie qui
se déerase d'un cercle de têtes sérieuses ou rieuses entourant une
lampe posée sur une table. Daudet, dans sa description de la
famille Joyeuse (1). a tiré de ces scènes des effets touchants.
Mais ce sont les réunions nombreuses, les fêtes, les cérémonies
de gala, les représentations théâtrales, qui empruntent au per-
fectionnement moderne de l'éclairage un éclat dont nos ancêtres
n'avaient pas l'idée. Nous sourions en lisant ces auteurs de
mémoires du dix-septième siècle qui, parlant des bougies al-
lumées dans les bosquets de Versailles, s'écriaient avec enthou-
siasme que (( la nuit était changée en jour >>. Nous nous livrons
aujourd'hui à des « orgies de lumière ». Une des« expositions »
le mieux réussies de l'Exposition, en 1900, était l'éclairage de
celle-ci et une de ses principales attractions le « palais de l'Op-
tique ». Cascades lumineuses, embrasement de palais, illumina-
tions diverses, salle des « illusions » ont témoigné du degré de
puissance auquel l'homme en est arrivé dans la production de
la lumière. Il est clair que tout ce qui est réjouissance et réu-
nions nombreuses en reçoit un charme nouveau. Ces progrès
de l'éclairage ont un autre effet, celui de rendre les rues plus
praticables le soir, de favoriser les sorties et les promenades noc-
turnes. L'art de jouir des grandes villes s'en trouve considéra-
blement enrichi. Une des causes qui font que l'ouvrier déserte
volontiers sa maison pour le café du voisinage, c'est que celui-
ci est brillamment éclairé. Le développement des <( lumières »,
dans le sens physique du mot, tend donc à relâcher le lien fami-
lial et à favoriser les groupements extérieurs au foyer. Pendant
que le feu de la cheminée invite à rester chez soi, dans ses pan-
toufles, à se contenter de distractions strictement domestiques,
le feu des becs de gaz, de l'électricité et de tous les luminaires
multipliés à profusion dans les lieux publics ou sur la voie pu-
blique exhorte, au contraire, à se répandre au dehors. Comme
il) Le Nabab.
62 LA SCIENCE SOCIALE.
le papillon, riiomme vole vers la lumière, et les moralistes cons-
tatent que lui aussi, à sa façon, s'y brûle souvent.
m. LE FEU ET LA RELIGION.
Aujourd'hui encore, du reste, le feu a des adorateurs dans le
sens littéral du mot : ce sont les Guèbres ou Parsis, héritiers des
antiques doctrines de Zoroastre. En diverses sociétés, l'imagina-
tion a été extraordinairement frappée des sendces inappréciables
que le feu rendait à rhomme, soit sous sa forme terrestre, soit
sous celle des rayons solaires d'où procèdent la végétation et
toutes les forces de la nature. Cet émerveillement, joint à l'atfai-
blissement des traditions primitives, pouvait produire et a pro-
duit ellectivement, dans certains cas, des religions où le feu
était érigé en divinité. Ailleurs, l'apothéose s'est exclusivement
concentrée dans le soleil, comme chez les anciens peuples du
Pérou. Ailleurs encore, comme chez les Grecs et les Romains, le
soleil et le feu terrestre ont été incarnés dans des divinités spé-
ciales, sans préjudice des autres forces de la nature également
divinisées. Le philosophe Hérachte soutenait que tout vient du
feu, que tout est formé de feu, et que le monde marche vers un
embrasement universel. Mais la forme la plus connue qu'a prise
chez les Gréco-Romains l'admiration superstitieuse du feu est le
culte de Testa, vulgarisé par les rites de l'entretien du foyer do-
mestique et du foyer delà cité. Inutile d'insister ici sur les par-
ticularités bien connues de l'institution des Vestales. Rappelons
seulement le soin jaloux avec lequel il fallait veiller à ce que le
feu sacré ne s'éteignit point, et les terribles châtiments qui atten-
daient la prêtresse coupable d'avoir laissé se produire cette fu-
neste extinction. Rapprochons de ce phénomène le mythe de
Prométhée, poursuivi par la colère divine pour avoir osé ravir le
feu du ciel. Tout dénote, chez ces peuples anciens, mais relati-
vement rapprochés de nous, un bagage de traditions et d'états
. d'âme légués par des générations plus anciennes, et remontant à
une époque où il était vraiment difficile de se procurer du feu.
MÉDITATION SOCIALE AU COIN DU FEU. 03
difficile derentretenir, difficile de le rallumer quand il venait à
s'éteindre, et où pourtant son utilité était ressentie plus vivement
que nous ne saurions Timaginer. Cette difficulté d'un côté, cette
utilité de l'autre, ne peuvent entrer fortement dans notre esprit :
la première, parce que nous nous procurons aujourd'hui du feu
avec une facilité dérisoire; la seconde, parce que les produits de
la métallurgie se trouvent désormais répandus à travers le
monde avec une profusion qui nous blase sur leur valeur. Il n'en
était pas ainsi au moment où des hommes d'élite commençaient,
au moyen du feu^ à fondre ou à forger des instruments qui, pour
l'époque, étaient merveilleux, et révolutionnaient al)solument
les conditions du travail, sans compter celles des combats.
Nous avouons d'ailleurs être ici dans le douiaine de l'hypo-
thèse. Il le faut bien, puisque nous remontons vers les temps
préhistoriques, au sujet desquels les documents font défaut.
Mais on conviendra que l'hypothèse n'est pas sans oifrir une
certaine vraisemblance. Lïdolàtrie est une admiration domi-
nante, que ne contre-balancent plus des notions exactes sur la
vraie nature de la divinité. La puissance du feu, comme celle
de la mer, comme celle de la mort, comme la fécondité de la
terre, avait de quoi impressionner des peuples Imaginatifs, et
nous avons exposé ailleurs les causes qui tendaient à créer, chez
les populations pélasgiques, des milieux favorables au déve-
loppement de limaginatioii. Il y eut donc des feux sacrés dans
la famille, des feux sacrés dans la cité. Des héros moururent
'pro aris et focis. La flamme des sacrifices fut consultée par les
devins. Aujourd'hui encore, dans la religion chrétienne, bien
que les supertitions aient disparu et qu'on ne reconnaisse rien
de divin à la nature du feu, celui-ci demeure un accessoire res-
pecté de la liturgie. On le bénit, on l'allume avec pompe le samedi
saint, on le charge de symboliser la résurrection du Christ, on
le fait veiller dans les lampes du sanctuaire ou étinceler sur les
candélabres de l'autel. Bien que la science ait expliqué sa
nature, et démontré qu'il n'est pas un « élément », mais une
combinaison d'un corps avec l'oxygène, il garde quelque chose
de mystérieux, et, par conséquent, de mystique. C'est que, si
64 LA SCIENCE SOCIALE.
les savants ont expliqué ce que c'est que le feu, ils n'ont pas
expliqué pourquoi ces combinaisons des corps avec l'oxygène
se produisent avec dégagements de lumière et de chaleur, ni
surtout ce que sont, dans leur nature intime, la lumière et la
chaleur. La science i^ecule les frontières de la connaissance;
mais, placées plus près ou plus loin, ces frontières existent tou-
jours. Au delà, c'est l'inconnu, des philosophes disent << l'incon-
naissable », et cet inconnaissable, par cela même qu'il se
prête mal aux investigations de l'intelligence, se prête fort bien
aux interprétations ou aux figurations idéales qui sont l'auxi-
liaire du sentiment religieux.
Ajoutons que la science elle-même, si l'on peut ainsi parler,
est en prosternation devant le feu. Toutes les lois découvertes
par les physiciens et par les chimistes, toutes les explications
qu'ils nous ont données des phénomènes matériels de toute
espèce, nous font aboutir à cette conclusion que Timmense
brasier désigné sous le nom de soleil est la cause apparente ou
invisible de toutes les forces déchaînées sur notre planète par
la nature ou utilisées par le travail de ses habitants. C'est le
feu du soleil qui fait tourner les moulins à vent, parce que le
déplacement des couches atmosphériques est déterminé par
la chaleur. C'est le feu du soleil qui fait marcher les chemins
de fer et les paquebots, parce que c'est sous l'action des rayons
solaires que les forêts aujourd'hui converties en houille fixèrent
dans leur tissu le carbone puisé dans l'acide carbonique de
l'air. C'est le feu du soleil qui met en action les machines élec-
triques installées à côté d'une chute d'eau, parce que cette eau
provient d'une vapeur aspirée à la surface des mers et trans-
portée dans les hautes régions de l'atmosphère par la puissance
d'évaporation du soleil. C'est le feu du soleil qui fait pousser
les végétaux, puisque tous ont besoin d'un degré de chaleur
quelconque ; et ces végétaux servent à leur tour de nourriture à
de nombreux animaux qui périraient si le froid devenait trop
vif. Devant ces constatations, les savants sortent volontiers de
leur impassibilité professionnelle, et admirent^ eux aussi, toutes
ces merveilleuses conséquences attachées au rayonnement so-
MÉDITATION SOCIALE AU COIN DU FEU. 03
laire, conséquences qui elles-mêmes se répercutent de tant de
manièresdans le monde, et contribuent à faire de ce rayonnement,
comme nous l'avons vu, un facteur social. Des publicistes enthou-
siastes parlent quelquefois dune « religion de la science ».
D'après ce que nous venons de dire, cette religion ne se ramène-
rait-elle pas, en dernière analyse, à la religion du soleil, en
d'autres termes, à celle du feu?
Voilà les pensées qui peuvent traverser l'esprit, au mois de
janvier, lorsqu'on tisonne son feu à Fancienne méthode. Nous
les avons jetées sur le papier sans prétendre les approfondir,
ni creuser certains détails qui comporteraient des développe-
ments proportionnés à leur importance. Bien des considérations
nous ont échappé. Nous n'avons parlé ni des incendies, ni des
pompiers, ni des compagnies d'assurance, ni de l'antique usage
du couvre-feu , ni des feux d'artifice, ni de la crémation, ni
des « feux » et des » flammes » en littératture, ni môme, plus
prosaïquement,, de cette « question du gaz » qui passionne
en ce moment la population parisienne. Il y aurait, sur chacun
de ces points, une étude spéciale à faire et des phénomènes so-
ciaux à mettre en relief. Nous serions heureux de voir d'autres
observateurs les reprendre et les traiter. Pour nous, nous
avons voulu nous en tenir aux grandes lignes et, sans viser
pour cette fois à une véritable rigueur scientifique, nous livrer,
comme l'indique notre titre, à une courte « méditation h.
G. d'Azambuja.
T. XXXll!.
LE MOUVEMENT SOCIAL
I. — LE NOUVEAU LIVRE DE M. PAUL BUREAU
Nous donnons ici Tlntroduclion, la Conclusion et la Table du livre
que M. Paul Bureau fait paraître chez Alcan, lOS, boulevard St-Ger-
main, sous le titre : le Contrai de Travail : le Rôle des Syndicats pro-
fessionnels. Cest, à notre connaissance, la plus remarquable étude
qu'on ait faite sur l'ensemble des problèmes que soulève le mou-
vement syndical ouvrier. Nous en avons reproduit ci-dessus un cha-
pitre en Question du jour.
INTRODUCTION
Au mois de mai 1900, l'École des Hautes Études Sociales me fit
l'honneur de m'inviter à collaborer à l'œuvre d'enseignement et d'ex-
plication scientifique qu'elle poursuit et, pendant l'hiver 1900-iyOl,
quelques personnes voulurent bien suivre la série de dix leçons que
je fis sur Ir Contrat de Travail et le Rôle des Syndicats professionnels.
Telle est l'origine de ce livre. Il importe, sans autre préambule, d'en
déterminer le sujet et d'indiquer la méthode qui en a dirigé la com-
position et dicté les conclusions.
On sait que, depuis plus de soixante ans, la question ouvrière oc-
cupe dans les préoccupations des esprits une place de choix et cette
prééminence est trop légitime pour ne pas durer longtemps encore.
On pourrait, semble-t-il, diviser en trois parties l'ensemble des pro-
blèmes que renferme cette question.
Dans la première on rangerait tous ceux que pose à la famille ou-
vrière la disparition du petit atelier supplanté par la grande usine à
moteur puissant et on suivrait chaque métier au moment où il tra-
verse la crise qui accompagne toujours une si redoutable évolution;
dans la seconde, on étudierait les difficultés qui s'élèvent entre les
salariants et les salariés, lorsque le régime du grand atelier s'est dé-
finitivement installé et on rechercherait les meilleurs moyens de
résoudre pacifiquement ces difficultés; enfin, dans la troisième, on
LE MOUVEMENT SOCIAL. 0/
s'attacherait spécialement à Texposé des combinaisons qui assurent
à l'ouvrier le meilleur emploi de son salaire et lui permettent de
pourvoir plus décemment aux besoins de sa famille.
Dans son beau livre, la Question ouvrière en Angleterre ^ M. Paul
de Rousiers, avec une méthode très sûre et une rare perspicacité, a
étudié la première partie de ce problème et il a opéré entre les diffé-
rents métiers un classement scientifique, d'après le degré d'avance-
ment de leur évolution industrielle. Ici on ne s'attachera qu'à la se-
conde et on bornera son observation aux métiers qui ont déjà subi
l'évolution industrielle : on considérera seulement la grande indus-
trie, plus spécialement le grand atelier, et on examinera la situation
faite à l'ouvrier par ce régime industriel. On recherchera le rôle et
la fonction de l'ouvrier dans la grande usine, la nature du contrat de
travail qui le lie à l'employeur; en d'autres termes, sa relation exacte
avec cet employeur et avec les autres ouvriers de la même industrie.
A mesure que le temps s'écoule et que s'accumulent les renseigne-
ments, il apparaît de plus en plus aux esprits non prévenus que cette
recherche peut être poursuivie par des procédés strictement scienti-
fiques : des lois rigoureuses et fatales régissent le développement,
l'évolution et la décadence des sociétés et il est possible de les con-
naître avec la même précision que les lois de la chimie, de l'histoire
naturelle ou de l'astronomie. Il y a bientôt soixante-dix ans, Frédé-
ric Le Play, jeune encore et mis au péril de sa vie par une expérience
faite au laboratoire de l'École des Mines, entrevit le premier cette pos-
sibilité. Il s'aperçut que la tournure d'esprit de^ hommes de son
temps était «d'accueillir les systèmes sociaux des inventeurs de toutes
sortes » et de traiter toutes les questions « avec les idées préconçues
les plus étranges ». Puis, (< examinant en sa pensée quelle justifica-
tion les projets de ses amis pouvaient tirer des faits, il n'en trouva
aucune et il leur reprocha d'abandonner, dans un sujet aussi grave,
la méthode de l'observation qui les avait guidés avec tant de sûreté
et de succès dans les études de la nature (1) ».
Un génie, tel que celui de Le Play, ne pouvait que féconder et dé-
velopper une pensée si essentielle; aussi plus tard il put écrire :
«J'ai appliqué à l'observation des sociétés humaines des règles analo-
gues à celles qui avaient dressé mon esprit à l'étude des minéraux et
des plantes. J'ai construit un mécanisme scientifique ; en d'autres ter-
mes, j'ai créé une méthode qui m'a permis personnellement d'ana-
(I) « Dés ce moment, écrit-il encore, je m'étais fixé sur un point essenliel.'à savoir que
dans la science des sociétés comme dans la science des métaux, je ne me croirais en
possession de la vérité que lorsque ma conviction pourrait s'appuyer sur l'observation des
faits. » ;Le Play, La Constitution essentielle.)
(>8 LA SCIENCE SOCIALE.
lyser toutes les nuances de paix, de discorde, de prospérité et de souf-
france que présentent en Europe les sociétés contemporaines. (1) )^
Ce n'est pas le lieu de dire ici comment Le Play commit dans ses
observations plusieur> erreurs graves qui devaient plus tard fausser
ses conclusions : la méprise est à jamais regrettable, car, à cause
d'elle, le nom de ce grand savant, qui, le premier, appliqua à l'étude
des sociétés humaines la méthode d'observation, se trouve lié trop
souvent dans l'opinion publique à une doctrine sociale dont cette
méthode même a depuis longtemps démontré la fausseté. Mais les
erreurs commises par Le Play ont passé, et sa méthode, merveilleu-
sement reprise et développée par M. Henri deTourville. reste : c'est
elle qui a exclusivement dirigé l'auteur de ce livre dans la présente
étude. Muni de ce moyen puissant d'investigation, il s'est efforcé
d'analyser avec toute la précision dont il était capable les maux qui
aftligent les salariés de la grande industrie, d'en discerner les causes
et les remèdes.
En face des souffrances si aiguës des milieux ouvriers, plusieurs
trouveront peut-être cette ipéthode trop sèche et trop aride et il ne
manque pas de personnes à qui il suffit de penser que la « question
ouvrière est une question de dévouement et débouté ». Ces personnes
voudront bien se souvenir qu'il y a place dans la vie sociale pour
les activités les plus diverses: le courageux citoyen qui, au risque de
sa vie, se précipite au secours d'un enfant qui va être mordu par un
chien enragé, ne rend pas inutile le travail d'un Pasteur, et de même
lorsqu'une chaudière à vapeur fait explosion, semant autour d'elle la
dévastation et la mort, ou n'a pas moins besoin du dévouement des
personnes qui soignent les blessés, que des recherches de l'ingénieur
qui découvrira le moyen d'éviter le retour de semblables catastro-
phes.
Sans doute il est fréquent d'entendre les hommes d'œuvre et de
dévouement médire des savants et il est à craindre que les savants ne
disent parfois du mal des hommes d'œuvre et de déivouement, mais
cette injustice réciproque est nuisible au progrès social. La science
doit éclairer la bonté, et la sympathie pour ceux qui souffrent doit
combler les lacunes de la connaissance et exciter le savant à travail-
ler avec plus d'ardeur. L'ignorance n'est pas un moindre mal que l'é-
goïsme et la générosité du cœur ne suffit pas à garantir l'efficacité de
l'action. Que de parents, animés des meilleures intentions, ne don-
nent à leurs enfants qu'une éducation déplorable! Tel patron est dis-
posé à faire à ses ouvriers le plus de bien possible et cependant son
(1) Les Ovvn'ers européens, t. I. p. x.
LE MOUVEMENT SOCIAL. 09
usine est troublée par des grèves et des révoltes haineuses, tandis que
son voisin moins dévoué réussit à conser>er avec ses employés des
relations plus pacifiques. Il faut en toutes choses que Tintelligence
éclaire et dirige le cœur.
Et puis, quand on y regarde attentivement, on constate que la
science est indispensable pour satisfaire dans leur plénitude les sen-
timents généreux de l'esprit. La création n'est pas l'œuvre d'un génie
mauvais et persécuteur, et la Providence a mis dans les lois naturel-
les qui régissent le monde plus d'amour, de douceur et de bonté que
toutes les tendresses du cœur n'en sauraient mettre ou même conce-
voir. Après tout, le médecin qui arrache à la mort une mère de fa-
mille fait en un sens une œuvre de charité plus complète que la
femme qui recueille les jeunes orphelins et celle-ci, à son tour, mal-
gré son magnifique dévouement, ne donnera jamais aux pauvres pe-
tits que des caresses bien froides auprès de celles que leur mère leur
eut prodiguées, par la naturelle expdinsion de sa tendresse. De même
les hommes qui ont inventé les métiers à filer et à tisser le coton et
la laine ont permis de vêtir plus de pauvres créatures que le dévoue-
ment le plus généreux n'eût jamais pu le faire et il est aujourd'hui
avéré que les maux effroyables qu'a infligés à la famille ouvrière
l'extension de la filature et du tissage mécaniques n'ont d'autre
cause que notre ignorance du véritable régime économique. Il faut, en
toutes choses, se préoccuper de se mettre dans les conditions saines
et normales du fonctionnement de toutes les lois chimiques, physio-
logiques, sociales, morales, qui doivent assurer notre bonheur et la
solution complète des problèmes qui nous préoccupent ne peut être
trouvée que par une exacte soumission à bette exigence. Mais com-
ment connaître ces conditions normales, si on ne les recherche par
une méthode rigouren^'"- -it scientifique?
Ces réflexions qui n'ont pas du tout pour but de médire indirec-
tement des âmes dévoués et généreuses — Dieu me préserve de cette
tâche néfaste — m'ont paru nécessaires afin de signaler les disposi-
tions d'esprit dans lesquelles ce livre a été écrit et, par suite, celles
qui paraissent désirables chez ceux qui le liront.
Au surplus, s'il fallait donner ici une preuve nouvelle de l'excel-
lence de la méthode d'observation, il semble que le sujet même qui
va être étudié la fournirait surabondaate. Personne ne conteste que
les relations entre employeurs et employés sont en France plus ins-
tables qu'en Angleterre et aux États-Unis et ces deux pays, que le
développement même de leur industrie mettait en face d'un problème
plus grave, ont trouvé avant nous une solution meilleure. Pourtant
combien nous les avons dépassés par notre fécondité inépuisable en
70 LA SCIENCE SOCIALE.
combinaisons arbitraires ou sentimentales et en théories a priori!
De Jean-Baptiste Say à Saint-Simon et à Cabet, de M. de Molinari et
de M. Yves Guyot à M. Jules Guesde et à Jean Grave, en passant par
les interventionnistes timides, les démocrates chrétiens et les chré-
tiens sociaux, que de systèmes et que de docteurs! Pour se recon-
naître dans le grand désordre des faits et le fouillis des solutions ima-
ginaires, il faut ^> chausser modestement les souliers de plomb de
lexpérience » et recueillir patiemment le témoignage des choses.
CONCLUSION
Le lecteur aura certainement, au cours de ces pages, tiré lui-même
les conclusions qui se dégagent des faits qui ont été constatés. Il me
semble pourtant que quelques-unes d'entre elles méritent une spé-
ciale attention.
D'abord il nous a été donné de constater une fois de plus la toute-
puissance irrésistible des forces économiques et sociales. On a vu
comment le contrat individuel de travail engendrait mécaniquement,
sous le régime du grand atelier et de la concurrence, le double fléau
de la guerre sociale entre les employeurs et les employés et de la mi-
sère épouvantable des salariés. Vainement on a cherché à atténuer,
au moyen de combinaisons diverses, les effets du contrat individuel
de travail : les bous désirs, les intentions dévouées et les systèmes
sont demeurés inutiles et les forces économiques, semblables à ces
marteaux pilons qui, dans les grands établissements métallurgiques,
écrasent, avec une égale facilité, une noisette ou une barre d'acier,
ont écarté du même geste les uns et les autres. L'arbitraire de
l'homme n'est heureusement pas de taille à se mesurer avec les éner-
gies sociales, et la soumission aux lois de la nature est la condition
première de toute action efficace de notre part.
Cette condition est nécessaire, mais elle est aussi suffisante, et
tous les espoirs de bonheur et de progrès sont permis à l'humanité,
si elle consent à discipliner ses efforts et à les diriger docilement
vers les transformations que lui signalent les faits économiques.
Quelle que soit l'opinion que l'on professe sur l'origine du monde, la>
science contemporaine démontre avec une netteté chaque jour plus
précise que l'univers n'est pas l'œuvre dune volonté méchante ou
persécutrice, mais au contraire d'une activité souverainement bonne
et secourable, toujours désireuse et capable de mettre à notre ser-
vice des forces bienfaisantes. Or, cette vérité, déjà reconnue dans
Tordre des phénomènes physiques et chimiques, ne l'est pas moins
dans l'ordre des phénomènes moraux et économiques. La même
LE MOUVEMENT SOCIAL. 71
Providence qui a posé les lois des premiers a fixé les règles des
seconds, et sa puissance et sa sagesse se sont manifestées partout
avec une égale splendeur. Nous ne nous lassons pas dadmirer les
merveilles de la machine à vapeur, des métiers mécaniques et de la
télégraphie sans fil; il faut nous convaincre que les forces morales,
sociales et économiques tiennent en réserve, comme leurs sœurs de
l'ordre physique et chimique, semblables provisions de progrès et
de bonheur. Les unes ne sont ni moins puissantes, ni moins bien-
faisantes que les autres, et elles sont l'œuvre de la même Bonté et de
la même Sagesse; nos vices et surtout notre ignorance nous empê-
chent seuls de bénéficier de leur collaboration magnifique.
Ainsi, dans le grand atelier mécanique moderne, le groupement
syndical des salariés est une institution nécessaire, dont on n'a pas
découvert dès le début les conditions et le rùle, mais dont on peut
apprécier aujourd'hui les admirables résultats, dans les milieux in-
dustriels qui ont été capables de cohésion organique et stable. On
avait craint naguère que ces groupements ne servissent la cause des
salariés qu'au détriment de celle des employeurs et des consomma-
teurs; ces craintes ont été vaines, et ceux qui les partageaient ou-
bliaient que l'harmonie des intérêts, si justement exposée par Bas-
tiat, est le résultat nécessaire de toute organisation économique
normale.
Les bons citoyens doivent donc collaborer activement au dévelop-
pement d'une institution qui sauvegarde à la fois la paix sociale et les
droits sacrés de tant de familles ouvrières. Plus spécialement les em-
ployeurs et les employés doivent agir ici avec clairvoyance et justice.
Les premiers renonceront enfin à une hostilité qui ne peut que
rendre plus difficile une transformation inévitable, et ils seront assez
perspicaces pour ne se laisser jamais détourner de la voie juste,
même s'ils étaient les témoins ou les victimes de quelques excès
isolés, tels qu'il s'en rencontre toujours dans les grandes transforma-
tions sociales. L'es seconds, de leur coté, montreront par leur con-
duite que le groupement syndical est tout autre chose que la prépa-
ration de la grève, et ils s'appliqueront à développer en eux-mêmes
les qualités morales sans lesquelles on ne peut fonder des associa-
tions professionnelles disciplinées et puissantes. Ainsi l'extension
des syndicats contribuera au bien social dans notre pays et par là au
progrès de la moralité même.
A quelque point de vue que l'on se place, le développement des
syndicats doit être souhaité et encouragé, car il ne favorise pas moins
le progrès moral et intellectuel de notre société que le progrès maté-
riel et l'accroissement de la richesse. Cette liaison étroite entre
72 LA SCIENCE SOCIALE.
des intérêts apparemment si différents est pourtant, elle aussi, net-
tement démontrée par les investigations les plus récentes de la
science, et on peut espérer que le siècle qui s'éloigne a emporté
avec lui deux de ses erreurs les plus funestes. Aux xix*" siècle, nom-
breux ontété les esprits qui, éblouis par la splendeur des découvertes
scientifiques et des progr es matériels, en sont venus à penser que
l'homme devait être conduit mécaniquement au bonheur. Il n'était
plus nécessaire de contenir ses mauvaises inclinations et de s'exciter
à la vertu : la science, la diffusion de l'instruction et de la richesse,
un meilleur régime politique devaient nous dispenser de tout effort
pénible vers le bien. A l'autre pôle de l'opinion, un groupe immense
d'individus professait au contraire que l'homme ne réussirait jamais
à améliorer d'une manière appréciable sa condition terrestre; les
désirs de bien-être et de moindre effort étaient surtout l'effet de l'or-
gueil et de l'égoïsme, et il importait avant tout de s'en tenir à la
forme traditionnelle des vertus dont les générations passées nous
avaient donné l'exemple.
Les faits ont démontré combien ces deux erreurs étaient funestes
et malfaisantes : aux environs de 1890-1895, les enfants du siècle ont
commencé à constater que le timbrage à 15 kilogrammes des
chaudières des locomotives et la connaissance des moyens propres à
réduire le poids des os et de la graisse dans les animaux de boucherie
ne suffisaient pas, même avec le concours du suffrage universel, à
assurer le bonheur, et, vers la même époque, leurs adversaires s'a-
percevaient enfin que la vie morale peut être fécondée et accrue par
la collaboration des forces nouvelles dont l'humanité se trouvait en
possession. Par suite de l'interdépendance des phénomènes dont
l'homme est à la fois le principe et la résultante, il existe une corréla-
tion précise entre les formes diverses de son activité; sous un régime
normal, le progrès des unes contribue au progrès des autres; et loin
qu'il y ait opposition entre le progrès matériel et le progrès moral,
le premier n'a d'autre fin que de conduire vers le second. Après tout
la Providence n'a permis l'invention du métier renvideur et de la
drague suceuse que pour nous permettre de nous élever à un état
intellectuel et moral supérieur. Sans doute la magnificence des
moyens a pu faire illusion sur la fin poursuivie, mais ces moyens ne
sont si splendides que pour être appropriés à la splendeur même du
résultat cherché. L'humanité est en marche vers une vertu beaucoup
plus haute et une moralité beaucoup plus pure, et le décor extérieur
n'est si beau que pour être digne des acteurs qui doivent monter sur
la scène.
N'ayons donc jamais peur de saluer avec enthousiasme tous les
LE MOUVEMENT SOCIAL. T.'J
progrès et toutes les découvertes : l'unité du plan providentiel sait
les coordonner vers la même fin, l'avènement sur la terre du règne
du Père qui est aux cieux, et nous pouvons toujours répéter avec con-
fiance cette belle parole d'Emerson : « Whatever may happen in thxs
hour or that, Ihe years and tlie centuries are always pulliny doivn the
wrong and building up the rirjht : Quoi qu'il arrive à cette heure ou
à cette autre, les années et les siècles s'emploient toujours à détruire
le mal et à construire le bien. »
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE
l'instabilité des relations entre EMl'LOYEURS ET EMPLOYÉS SOLS LE RÉGIME DU
CONTRAT INDIVIDUEL DE TRAVAIL
Chapitre I". — Les grèves d'Elbeuf au mois de novembre 10<'h3.
Chapitre II. — Conclusions sur le mouvement elbeuvien.
Chapitre III. — Le contrat individuel de travail favorise les tricheries ivci-
proques et rend impossible la paix sociale.
DEUXIÈME PARTIE
la misère des salariés sous le régime lu contrat individuel de travail
Chapitre IV. — La fonction de l'ouvrier dans le grand atelier mécanique.
Chapitre V. — Le taux des salaires sous le double régime de la concurrence et du
contrat individuel de travail. — La loi d'airain.
Chapitre VI. — La démonstration de la loi des salaires par les faits économi-
ques.
TROISIÈME PARTIE
le remède a la désorganisation des ateliers et a la misère des salariés :
LE contrat collectif DE TRAVAIl
Chapitre VIL — La cohésion professionnelle des ouvriers.
Chapitre VIII. — Les progrès de la cohésion des salariés en France depuis
1789; les étapes parcourues; la tâche de demain.
Chapitre IX. — La prétendue tyrannie syndicale sur les ouvriers non syndi-
qués.
Chapitre X. — La forme nouvelle du contrat do travail; l'autorité patronale et
la concurrence.
CONCLUSION
LA SCIENCE SOCIALE.
II. — LES VIES CLOSES.
Une grande et utile leçon se dégage du livre plein de charme et de
délicatesse que M. (leorges Maze-Seneier vient de consacrer aux Virs
closes (1). LesVies closes, ce sont celles qui n'ont pas été vécues com-
plètement, soit que leur brièveté mette obstable à la réalisation des
espérances qu'elles font naître, soit que l'obstacle se rencontre dans
celui-là même qui doit les faire fructifier. Elles donnent une impres-
sion générale de mélancolie, de pitié, qui leur attire la sympathie des
Ames nobles et tendres: mais tandis que les vies closes par un juge-
ment impénétrable laissent cette sympathie sans mélange, les autres,
celles qui restent stériles par mauvaise direction, ou par absence de
direction, font naître en même temps un sentiment plus pénible. La
bonne semence a été jetée dans un terrain fécond; déjà elle a germé,
et une riche verdure fait présager une moisson abondante; mais le
cultivateur négligent délaisse son champ; ou bien, pressé de jouir de
la récolte qu'il annonce, ignorant des fruits qu'il doit porter, décou-
ragé de travailler et d'attendre, il promène sa faux dans ses blés
verts. Vies gaspillées, vies perdues, vies mortes, talents dispersés ou
enfouis, il se mêle de la colère à la tristesse que vous inspirez 1
Mais la colère est stérile, elle aussi. Comme la haine elle détruit,
et ne fonde pas. Ce qui manque à ces existences désorientées, c'est
précisément le sens vrai de la u/e, et M. Maze-Sencier, après avoir très
finement analysé, dans plusieurs des chapitres de son ouvrage, les
découragements, les infortunes d'une vie mal comprise, résume dans
une conclusion très ferme la leçon grave qui en ressort. Prendre la
vie comme un devoir à remplir, l'accepter courageusement, s'appli-
quer à comprendre la vanité de ce qui est vain, la beauté de ce qui
est éternel, c'est s'approppier les plus hauts enseignements de la
religion , de la philosophie et de la science sociale ; c'est trouver le
secret le plus efficace pour accomplir allègrement et pleinement sa
tâche; c'est aimer la vie à cause de sa beauté morale, de sa portée
sociale.
Et on ne peut que plaindre ceux auxquels cette leçon a manqué, qui
ont vu dans la vie un jeu cruel, qui ont été impuissants à en porter
le poids et qui sentaient pourtant en eux une profonde et ardente as-
piration vers un idéal inconnu.
Car aucune des Vies closes que M. Sencier nous fait connaître n'est
(1) Les Vies closes (Études d'Ames), par M. Georges Maze-Seucier. làbrairieVcadéaiique
Perrin.
LE MOUVEMENT SOCIAL. /.)
une vie vulgaire. Toutes sont attachantes; toutes cherchaient à mon-
ter vers la lumière. Quelques-unes sont simples et héroïques ; d'autres
offrent le spectacle d'amères déceptions, de tristes abandons de soi-
même. Et toutes donnent le même enseignement résumé dans cette
parole par laquelle l'auteur termine son livre : E^to vir! Sois un
homme I
Paul i>e Rousiers.
m. — LA JOURNEE DE HUIT HEURES
Xotre ami, M. le docteur Oudaille, a publié récemment dans le Jonmni
<h Snint-Qucnlin (1) deux mtéressants articles sur la journée de huit
heures.
M. le docteur Oudaille répond à un de ses confrères, le docteur Nicolet,
qui avait exposé à ce sujet la théorie socialiste. Nous citons avec plaisir
les parties essentielles de cette substantielle réponse.
Il est de toute évidence qu'une semblable réforme n'a de chances
de se généraliser, dans notre pays, qu'autant qu'elle ne lésera pas les
intérêts patronaux. Or, pour que l'ouvrier, lui aussi, y trouve son
compte, le chef d'entreprise devra, tout en réduisant le nombre des
heures de travail, maintenir le taux antérieur du salaire journalier :
d'où élévation du salaire.
Le D"" Nicolet, à la vérité, nous montre que dans certains pays, en
Australie, en Angleterre, où cette réforme a été introduite depuis
quelques années, le travail effectif, le rpudemenl, a été supérieur pour
ces années à celui des années antérieures où la journée de travail
était de 10. 1:2, et même de 14 heures. Tout parodoxal qu'il paraisse,
le fait est exact et vient heureusement à l'appui de la thèse de notre
confrère.
Le résultat pourrait-il être le même en France? Oui, assurément:
mais à une condition : c'est que, comme dans les pays cités plus
haut, le patron intéresse ses ouvriers à ses bénéfices, en fasse de vé-
ritables collahorateurs, quelquefois même, comme cela se voit en
Amérique, une véritable famille.
Résultat enviable qui est dû au développement extraordinaire de
l'initiative individuelle dans ces pays et aussi — et surtout — à la
constitution de la famille. Les parents anglo-saxons ne se croient
(I) iet s tlécembrelOOl.
7G LA SCIENCE SOCIALE.
pas obligés de donner de dol ni d'héritage à leurs enfants; garçons
et filles reçoivent une éducation qui les met en mesure de se suffire
de bonne heure à eux-mêmes. On leur met un outil en main, après
quoi on les invite à se débrouiller dans la vie. Il en résulte que le
père de famille, le chef d'entreprise, maître de sa fortune, peut,
après avoir assuré le pain de ses vieux jours, consacrer une partie
de ses revenus à Tamélioration de la condition de ses ouvriers.
En est-il de même chez nous?
Prenons un grand industriel, par exemple, et examinons sa situa-
tion financière, qui ne se prête guère qu'à ces deux hypothèses : ou
son entreprise est montée par actions, et son principal, pour ne pas
dire son unique souci, sera de distribuer à ses actionnaires les plus
gros dividendes possibles; ou la valeur de son établissement repré-
sentera sa dot personnelle, ou plus souvent la dot de sa femme,
biens qu'il lui est loisible de faire fructifier, mais qu'il ne peut, en
aucun cas, aliéner.
A la majorité de ses enfants, il lui faudra faire de sa fortune — de
son établissement industriel, par conséquent — autant de parts
égales (la loi le veut ainsi i qu'il aura d'enfants, et ces parts devront
être, de par notre éducation, de par nos mœurs, les plus grosse^;
possible.
Irez-vous, en conscience, demander à ce père de famille de sacri-
fier l'avenir de ses enfants et le sien propre dans le but, très élevé
assurément et très humanitaire, de contribuer à la prospérité de ses
ouvriers? Il vous répondra, non sans quelque raison, qu'il est bien
trop écrasé dimpots, trop fortement menacé par cette épée de Damo-
clès que la législation contre les accidents du travail vient de
suspendre au-dessus de sa tête, pour pouvoir songer au bien-être de
ses employés. Toujours à la merci des variations du marché, il lui
faut chercher un équilibre qu'il a grand'peine à garder; de par les
conditions familiales et sociales qui l'enserrent, ce patron est des-
cendu, suivant l'expression -de la science sociale, au rôle de simple
employeur. Il y aura toujours entre lui et ses ouvriers, quoi qu'il
veuille et quoi qu'il fasse, cette sourde hostilité qui, en France,
règne entre gouvernants et gouvernés.
C'est le maître; donc c'est l'ennemi.
. Reste-t-il quelques jours sans se montrer? u Le patron se moque
pas mal de nous I [1 se donne beaucoup de bon temps pendant que
nous lui gagnons son pain I »
Vient-il au contraire à pénétrer dans les ateliers I Aussitôt les
chants, les conversations cessent; heureux s'il n'a pas l'oreille trop
linel il entendrait murmurer derrière son dos : ^^ Voilà le singe I »
LI-: MOUVEMENT SOCIAL. /7
V a-t-il moyen de faire cesser cet antagonisme? Pas par un coup
de l)aguette de fée assurément. Ou, pour poser mieux la question,
peut-on transformer lentement, par une sage éducation, les idées et
les mœurs pour aboutir à un état légal et social meilleur que celui
que nous supportons actuellement?
Faisons un rêve :
Un patron mù par les seuls sentiments d'humanité adopte la jour-
née de huit heures sans autre but que Tintérét de ses ouvriers : ver-
rons-nous alors se produire les heureux résultats signalés par le
D"" Nicolet en Australie et en Angleterre?
Je ne fais aucune difficulté d'accorder que la réduction des heures
de travail exercerait la plus heureuse influence sur la <* diminution de
la morbidité et l'augmentation de la santé générale » puisque avec le
surmenage disparait une cause puissante de débilitation organique.
En serait-il de même quant à la diminution de ralcoolismeelkla mo-
ralisa tio)} supérieure?
Pouvons-nous espérer que, moins tenu à l'atelier, l'ouvrier va con-
sacrer à la famille une partie de ce temps arraché à « l'exploiteur » ?
et que, n'ayant plus besoin d'excitant pour ses muscles moins surme-
nés, il renoncera à l'alcool et désertera le cabaret pour fréquenter les
bibliothèques et les cours du soir?
Deux conditions me paraissent indispensables à l'ouvrier pour
pouvoir espérer ces heureux résultats :
1" Le désir d'étendre sa culture intellectuelle ;
2° L'amour du foyer.
Qualités qui, on en conviendra, ne sont pas précisément l'apanage
de notre race, ce dont — je me hâte d'ajouter — nous ne sommes pas
complètement responsables. Notre formation sociale, encore moulée
sur le vieux cadre de la communauté patriarcale, nous porte, en gé-
néral, à chercher à résoudre le problème de l'existence en nous ap-
puyant beaucoup plus sur la collectivité de la famille ou de l'État que
surl'etTort individuel. Lhéritagedesparents,la dot de la future femme,
les libéralités de TÉtat-Providence qui crée sans cesse de nouvelles
places au fur et à mesure que surgissent de nouveaux appétits, tout
cela est peu propre, que je sache, à développer chez nos jeunes
hommes l'énergie et l'initiative individuelle. Il en résulte un avilisse-
ment des caractères, une absence de volonté dont l'empreinte se re-
trouve, fatale, bien qu'avec certaines dilTéiences, dans les diverses
classes de la société.
Pour l'ouvrier, pour celui-là qui vit au jour le jour, le travail est la
loi inéluctable qui s'impose à tout être qui ne veut pas mourir de faim.
78 LA SCIENCE SOCIALE.
Mais, une fois la tâche finie, c'est vers les plaisirs faciles qu'il courra
plutôt que de chercher un délassement dans une occupation intellec-
tuelle.
Croyez-vous sérieusement qu'affranchi plus tùt du labeur quotidien,
l'ouvrier de nos usines, le tâcheron de nos campagnes, va se hâter de
prendre son repos pour aller demander ensuite à des cours, à des
conférences un supplément de nourriture intellectuelle — comme
cela se voit fréquemment en Angleterre — surtout si, comme en An-
gleterre, il lui faut, de sa poche, payer le professeur ou le conféren-
cier?
Pour mon compte, à voir le nombre restreint des auditeurs qui
fréquententchez nous ces sortes de réunions — entièrement gratuites,
cependant — je doute fort que les conférenciers populaires fassent
rapidement fortune à ce métier.
Dans l'état actuel de nos mœurs, avec notre éducation, ce seraient
plutùt les cafés-concerts et les bars qui bénéficieraient de ces heures
de liberté. L'ouvrier ne boira plus pour donner à ses muscles le coup
de fouet devenu inutile : il boira pour passer le temps; l'alcoolisme
n'y perdra rien !
Il continuera de fréquenter le cabaret tant qu'il lui faudra fuir un
logement où — dans les villes surtout — manque le confortable —
et parfois le nécessaire.
Montrez-moi le modeste jardin, le petit coin de verdure où il pour-
rait — à l'instar de son camarade anglo-saxon — trouver un délasse-
ment aux fatigues dune journée passée dans lair vicié de Tate-
lier 1
Combien sont-ils ces privilégiés qui, au retour du labeur quotidien,
vont trouver le logis clair et joyeux, la ménagère souriante et parée,
les enfants rieurs et propres?
Si l'on a pu dire avec raison que l'alcoolisme ruine et désorganise
la famille, il est tout aussi Arai d'avancer que l'insuffisance de l'édu-
cation de la femme, tant au point de vue de la culture intellectuelle
que de l'aptitude aux soins du ménage, constitue un puissant facteur
d'alcoolisme et de démoralisation.
C'est à faire cesser cet état de choses que doivent d'abord travailler
tous ceux que préoccupent les problèmes sociaux : la réforme de la
société basée sur la restauration du foyer familial.
Comme moyen d';.trriver à ce but, il n'en est pas de meilleur, de
plus efficace que la réforme de notre éducation dans le sens du plus
large développement de la volonté, de l'énergie, de l'initiative indi-
viduelle.
Voici vingt ans et plus que les disciples de Le Play, les membres de
LE MOUVEMENT SOCIAL. "ÎJ
la science sociale prêchent cette évolution : à l'heure actuelle seule-
ment quelques essais se font jour dans ce sens.
Là est le nœud de la question sociale; là est le salut; là est la vé-
rité, car là est la science qui plane, au-dessus des vaines agitations
des partis, majestueuse et sereine.
D*" OUMAILLE.
IV. — LA CONCURRENCE INDUSTRIELLE ENTRE ANGLO-SAXONS
Nous trouvons dans le Moniteur officiel du Commerce numéro du
3 octobre 1901) un très intéressant rapport de M. Jean Périer, consul
suppléant de France à Londres, sur l'invasion du marché anglais
par les produits américains.
Nous croyons devoir mettre sous les yeux de nos lecteurs ces
pages substantielles et documentées.
*
Londres... A plusieurs reprises, et en particulier dans le rapport
annuel (1), ce Consulat général a eu l'occasion de signaler les con-
séquences, pour les industries et le commerce de la Grande-Bretagne,
de la concurrence grandissante des États-Unis sur les marchés du
dehors et sur le marché britannique.
Mais cette concurrence que les Anglais rencontraient surtout à
l'extérieur, c'est chez eux, maintenant, qu'elle commence à s'exercer
et d'une manière très inquiétante. Dans ces derniers mois, le pro-
grès des ventes américaines sur le marché britannique a été tel que
les milieux commerciaux s'en montrent vivement inquiets et qu'ils
n'y a pour ainsi dire pas de jour où la presse ne parle de la ques-
tion.
Et de cette lutte commerciale, il semble que nous ne puissions
nous désintéresser, et pour trois raisons :
1° En premier lieu, parce que cette concurrence américaine peut,
à la longue, affaiblir l'industrie et le commerce britanniques et, par
suite, diminuer la puissance d'achat de notre meilleur client;
2" Parce qu'il se peut faire qu'un jour nos produits aient à lutter,
sur le marché anglais et ailleurs, contre certains produits manufactu-
rés américains ;
3"* Parce que la concurrence américaine peut amener l'opinion pu-
blique britannique à céder aux objurgations, de plus en plus pres-
santes, des protectionnistes et assurer le triomphe de ceux-ci qui ne
(1) Voir supplément n" 3i au Moniteur o/'/lciel du Commerce du IS juillet 1901.
80 .LA SCIENCE SOCIALE.
se borneraient pas à réclamer des mesures contre les seuls pro-
duits américains.
Pour ces diverses raisons , il a donc paru utile de consacrer une
étude étendue à la question. On examinera successivement les effets
et les causes du succès des produits yankees, principalement sur le
marché intérieur britannique, ainsi que les moyens par lesquels nos
voisins se proposent de remédier à la situation.
I
EFFETS DE LA CONCURRENCE AMÉRICAINE
Ce qui, dans la concurrence nouvelle, paraît le plus inquiétant aux
Anglais, c'est qu'elle ne s'exerce pas seulement à rencontre de quel-
ques articles, mais qu'elle en atteint un très grand nombre. Dans une
série d'études très intéressantes, publiées récemment sous ce titre
caractéristique : « Les Envahisseurs américains », par le Daily Mail,
et auxquelles nous ferons de larges emprunts, M. Mac Kenzie éva-
luait à 500 le nombre des industries qui, sur leur propre marché na-
tional, ont à lutter contre des produits yankees. Et encore il n'est pas
question de l'agriculture, car, depuis longtemps, les Anglais ont pris
leur parti delà voir ruinée par l'invasion des céréales et autres den-
rées alimentaires américaines. Il ne s'agit donc que des produits fa-
briqués. Nous étudierons en détail ceux d'entre eux dont l'invasion
est la plus marquée.
Disons, dès maintenant, que l'on vend des cotonnades américaines
à Manchester, du fer américain dans le Lancashire, de l'acier améri-
cain àSheftîeld, du fer-blanc américain dans le pays de Galles; que,
dans maints « Offices », on emploie des bureaux, des chaises, des
machines à écrire, des copies-lettres, des plumes, du papier buvard
américains; que, dans les usines, s'introduisent les machines-outils
américaines; que très nombreux sont maintenant les appareils pho-
tographiques, les ascenseurs, les appareils de téléphone, de traction
électrique, les montres, les chaussures, les brosses, les confections,
les drogues, etc., etc., de provenance américaine. Synthétisant, d'une
manière plaisante, les effets de l'invasion américaine, M. Mac Kenzie
a pu écrire : Tout américain! Dans la vie domestique, nous en som-
mes arrivés à ceci i.plus d'un de nos compatriotes sort le matin d'un
lit pliant fabriqué, dans la Nouvelle-Angleterre; emploie pour se
raser un rasoir de sûreté américain et du savon « Williams » (pro-
venant des États-Unis); enfile sur ses chaussettes delà Caroline du
Nord des bottines fabriquées à Boston; fixe ses bretelles du Connec-
LE MOUVEMENT SOCIAL. 81
licut; glisse dans sa poche sa montre Wallliam ou Waterbury. Il
s'assied, alors, pour prendre son « breakfast » et, tout en félicitant
sa femme sur la mani(''re dont son corset de Tlllinois maintient sa
« blouse » du Massachusetts, avale son u breakfast » durant lequel
il mange du pain fait avec de la farine provenant des prairies amé-
ricaines, des huîtres conservées venant de la Côte du Pacifique, une
tranche de « Beacon » de Kansas City; pendant ce temps sa femme
attaque une tranche de langue de" bœuf de Chicago et ses enfants ab-
sorbent leur farine d'avoine américaine dit u Puritan ». Mais voici
qu'il commence à lire son journal imprimé avec des machines amé-
ricaines et peut-être même sur du papier américain. Puis le voilà qui
se précipite dehors et prend le tramway électrique mù par des appa-
reils américains, et qui le conduit à Shepherd's Bushoi!i notre homme
pénètre dans un ascenseur qui le dépose dans 1' « Electric Raihvay »
construit à Faméricaine et par lequel il est transporté à la « City ».
Dans son bureau, bien entendu, tout est américain. A son « lunch »
il avale rapidement du « roastbeef » froid provenant d'une vache de
riowa et l'assaisonne avec des « pickles » de la Nouvelle-Angle-
terre; il termine son repas avec des pèches conservées de Floride
et se détend l'esprit en fumant quelques cigarettes de Virginie.
Suivre notre homme dans ses diverses courses de la journée serait
quelque peu fatigant. Mais quand viendra le soir, nous le retrouve-
rons se reposant à la plus récente comédie musicale américaine et
terminant enfin sa journée par l'absorption de deux petites pilules
antibilieuses... fabriquées en Amérique.
L'auteur aurait pu ajouter que l'Anglais qu'il met en scène
rencontre aussi, de plus en plus, dans les rues et les « Offices » de
la Cité, des Américains venus ici en quête d'aft'aires (i). En effet,
ce ne sont pas seulement les marchandises américaines qui débar-
quent en Angleterre, mais aussi les Américains; depuis quelques
mois, les hôtels de Londres en regorgent. Ils se sont aperçus que
la Grande-Bretagne offrait à leur vif esprit d'entreprise un large
champ à exploiter où, pour eux, la lutte était moins pénible qu'aux
États-Unis. M. Mac Kenzie rapporte, à ce sujet, cette déclaration
faite par un millionnaire de Chicago à son retour d'Angleterre :
« 11 y a à Londres beaucoup d'or qui n'attend que d'être recueilli.
Nos pères allèrent vers l'Ouest pour fonder leurs fortunes; nous,
leurs fils, nous irons vers l'Est pour obtenir le même résultat. »
Cette venue des Yankees a déjà eu pour effet la constitution en
Grande-Bretagne de plusieurs usines américaines, mais qui, pour ne
(1) D'aprc'S V American Directory (|ui vient de paraître, 10.000 Yankees sont étal)lis à
Londres et occupent, pour la plupart, d'importantes situations dans les affaires.
T. XXXIII. 6
82 LA SCIENCE SOCIALE.
pas alarmer l'opinion, s'installent sons des raisons sociales anglaises,
et emploient une main-d'œuvre anglaise dirigée par des contre-
maîtres américains. Moins dissimulées, par contre, ont été les ten-
tatives faites récemment par des capitalistes yankees pour être
autorisés à entreprendre la construction à Londres de nouvelles
lignes électriques souterraines et notamment les efforts considéra-
bles, mais qui jusqu'ici paraissent vains, de M. Yerkes, « le roi des
tramways électriques américains >, pour se faire concéder Y « élec-
trilîcation » de l'ancien métropolitain. Ces jours derniers, on
annonçait l'arrivée de M. Black, président d'une importante compa-
gnie de construction de New- York, qui vient, dit-on, en vue d'or-
ganiser une société pour la construction de nuiisons en acier à
nombreux étages sur le type américain.
Avec les hommes viennent aussi d'Amérique les capitaux. Rap-
pelons à cet égard l'achat de la Compagnie de navigation Leyland
par M. Morgan, président du u Steel Trust ^> : rappelons aussi les
larges achats de titres faits par l'Amérique lors des derniers em-
prunts du gouvernement britannique.
Et comme le succès appelle le succès, le Commercial Intelligence
vient d'annoncer que les directeurs du « Crystal Palace » ont décidé
d'ouvrir l'an prochain une exposition de produits américains.
Avant de parler en détail des produits yankees dont les importa-
tions menacent le plus les produits britanniques similaires, citons
quelques chiffres qui mettent bien en évidence l'accroissement des
ventes américaines dans le Royaume-Uni.
Pendant la période de dix mois qui a pris fm en avril 1900, les
achats britanniques de produits américains s'étaient chiffrés à
U8. -201. 339 dollars.
Durant la période de dix mois prenant tin en avril 1901, ces achats
se sont élevés à :iiO. 699.989 dollars.
Soit l'énorme plus value de : 92.438.020 dollars.
Sans aucun doute les produits d'alimentation et les matières
premières entrent pour une forte part dans cette énorme augmen-
tation, mais on va voir combien large est aussi la part qui revient
aux articles manufacturés.
Produits métallurgiques.
De toutes les industries menacées par la concurrence américaine,
la métallurgie occupe certainement le premier rang. Le succès des
Yankees s'est, à cet égard, affirmé, dans ces derniers temps, par
quatre faits qui ont eu un immense retentissement dans le Royaume-
LE mouvei\ip:nt social. 8.'i
Uni et qui ont soulevé de nombreuses polémiques de presse.
Le premier de ces faits a été la commande à une maison améri-
caine du pont à jeter sur TAtbara, affluent du Nil, pour la cons-
truction duquel il devait être employé G22 tonnes d'acier. La Société
anglaise dont les offres étaient le plus satisfaisantes demandait
20 semaines pour effectuer le travail et 15 guinées par tonnes, tandis
que la maison américaine s'engageait à construire le pont en
14 semaines et au prix de 10 liv. st. 13 sh. et 0 pence par tonne.
Peu après, second succès : l'industrie américaine obtenait la
construction des viaducs de l'Ouganda, représentant 7.000 tonnes
d'acier; le prix et le délai de mise en place des Américains étaient
respectivement de 18 liv. st. par tonne et de 46 semaines, tandis
que les meilleures conditions anglaises étaient de 21 liv. st. 12 sh.
6 p. et 130 semaines.
Troisième succès : la commande du viaduc de Gobteik en Bir-
manie, représentant un travail de 4.332 tonnes d'acier échappait
aux industriels britanniques et était donnée à une Société améri-
caine qui se contentait de 15 liv. st. par tonne et d'un délai d'un an
pour la construction, alors que ses concurrents demandaient au mi-
nimum 25 liv. st. 10 sh. et trois ans pour terminer le travail.
Ces surprenantes différences dans les prix et dans les délais de
construction sont attribuées par les personnes impartiales aux rai-
sons suivantes, qui sont admises comme exactes, en particulier par
M. Mac Kenzie :
1° Tandis qu'en Angleterre les constructeurs ont l'habitude de
présenter pour chaque commande des plans différents et d'un cachet
particulier, les Américains sont parvenus à établir des séries de types
fixes de ponts pouvant satisfaire aux diverses exigences; ils se sont
organisés pour fabriquer rapidement ces types et peuvent en
fournir les plans dès la première demande ;
2° Les nombreuses occasions qu'ils ont eues de construire des
ponts pour les États de l'ouest ont donné aux Yankees une grande
expérience qui les a rendus capables de perfectionner leur fabri-
cation et d'imaginer des machines spéciales pour ce genre de cons-
truction ;
3" Ils ont, par suite, fait de cette construction une science exacte
et, notamment, grâce à la création de types fixes, ils ont rendu
l'ajustement des pièces du plus grand pont très rapide.
Quoi qu'il en soit de ces raisons, certaines personnes qui ne veu-
lent pas admettre que le succès des Américains soit la juste récom-
pense de leurs efforts, ont voulu en trouver la cause dans la com-
plicité aveugle ou coupable des autorités britanniques chargées de
8i LA SCIENCE SOCIALE.
commander les ponts de TAthara et les viaducs de l'Ouganda et de
Gobteik. Aussi un quatrième succès des industriels américains a fini
par faire éclater la manifestation de ce sentiment, nous voulons
parler de la commande de locomotives faite par l'administration
des chemins de fer de l'Inde aux États-Unis. Il en est résulté,
récemment, une interpellation à la chambre des communes, de sir
Alfred Hickman, député pour Wolverhampton, et un échange de
lettres, plutôt vives, entre sir Alfred et lord George Hamilton,
ministre pour Flnde. Tandis que le noble Lord défendait très vigou-
reusement les chemins de fer de l'Inde contre l'accusation d'avoir,
à la légère, favorisé l'industrie américaine et cherchait à stimuler
l'ardeur de ses compatriotes en assurant que les Yankees ne devaient
leur succès qu'à leur esprit de progrès, sir Alfred s'efforçait de
réduire à néant les reproches adressés aux industriels britanniques.
Les faits que nous venons d'exposer sont sans doute inquiétants
pour l'industrie d'Outre-Manche; toutefois on peut, non sans quel-
que vérité, en atténuer la portée, en disant, avec sir Alfred Hickman,
que c'est l'abondance des ordres auxquels ont eu, depuis trois ans,
à faire face les industriels britanniques qui les ont empêchés de
répondre, comme ils l'auraient fait en un autre temps, aux com-
mandes qui, par cette raison, leur ont été enlevées par leurs con-
currents.
Mais bien plus inquiétantes, sans aucun doute, sont les impor-
tations grandissantes des fers et aciers américains, car ce n'est plus
seulement sur les marchés du dehors que les industriels anglais
ressentent la concurrence de la métallurgie américaine. Et comment
n'en serait-il pas ainsi en présence d'une production métallur-
gique telle que celle des États-Unis? La presse anglaise rappelait
dernièrement que si, en 1884, l'Angleterre produisait deux fois plus
de fer en saumon que les États-Unis, dès 1890, par contre, les
Yankees égalaient la production britannique et qu'enfin, en 1899,
ils faisaient passer leur production à i3. 620. 000 tonnes tandis que
celle du Royaume-Uni n'était que de 9.305.000 tonnes. On rappelait
encore que, durant la même année, les usines américaines ont
produit 7.586.35 4 tonnes de lingots d'acier Bessemer ; 2.:270.585 tonnes
de rails d'acier; 10.639.587 tonnes d'acier en tous genres, tandis
que, pour la Grande-Bretagne, les chiffres étaient respectivement
de : 1.825.074 tonnes d'acier Bessemer; 838.148 tonnes de rails; en
tout 5.000.000 de toanes d'acier en tous genres. On insistait parti-
culièrement sur ce fait que, de 1895 à 1900, les exportations amé-
ricaines de fer et acier passaient de 5.400.000 liv. st. à 26.000.000 do
livres st.
LE MOUVEMENT SOCIAL. 85
De cet énorme développement industriel, il résulte, maintenant,
([u'en ce qui concerne le fer en saumon, tandis qu'en 1899, l'An-
gleterre n'en expédiait plus que 2.0000 tonnes aux États-Unis, ceux-
ci en importaient 80.000 tonnes en Grande-Bretagne ; qu'en 1900,
les ventes de l'Amérique aux Anglais se sont accrues en valeur de
70 %, passant de 219.000 liv. st. à 350.000 liv. st.; qu'enfm cette
année, durant les six premiers mois, les importations de fer amé-
ricain ont presque doublé par comparaison avec ce qu'elles avaient
été pendant la même période de 1900.
Encore plus considérables ont été les progrès des importations
d'acier brut. De janvier à avril 1900, les États-Unis n'en avaient
expédié en Angleterre que i.OOO tonnes évaluées à 33.000 liv. st.;
mais, durant la même période de cette année, ces importations ont
passé à 44.000 tonnes valant 250.000 liv. st.
L'augmentation des importations d'acier travaillé nest pas moins
remarquable: c'est ainsi qu'en 1900 les États-Unis ont vendu à la
Grande-Bretagne : 84 locomotives, 128 moteurs fixes, 13.847 tonnes
de fil d'acier, 5.735 tonnes de roues, 313.000 liv. st. de machinerie
électrique, 20.000 liv. st. de chaudières et pièces de chaudières,
178.000 liv. st. de tuyaux, 159.000 liv. st. de pompes, etc.
De toutes les industries métallurgiques anglaises, la plus menacée
par la concurrence américaine est assurément celle de fer-blanc (1).
Longtemps cette industrie avait été hors de pair, et actuellement
**ncore, sur une production mondiale de 800.000 tonnes, la part
qui lui revient est de plus de la moitié. Mais voici que cette situation
se modifie. Les Yankees qui, il y a quelques années, étaient parmi
les meilleurs acheteurs, ont, à l'abri de leur tarif, créé une puissante
industrie du fer-blanc qui s'est d'abord rendue maîtresse du marché
national et qui, maintenant, s'efforce de dominer les marchés exté-
rieurs. Elle s'est organisée récemment sous la forme d'un « Trust »,
<( l'American Tin plate Cy », qui a amalgamé 35 compagnies et se
dresse menaçante en face de l'industrie du Pays de Galles, divisée
entre une centaine de maisons jalouses les unes des autres et embar-
rassées par des difficultés continuelles avec leurs ouvriers. Aussi
le résultat de cet état de choses commence à se faire vivement sentir.
De 1890 à 1900, la production yankee passe presque du néant à
300.000 tonnes et, par contre-coup, les achats annuels de l'Amérique
en Grande-Bretagne tombent de 325.800 tonnes à 50.000 tonnes; les
exportations, durant les dix mois finissant en avril 1900, ont été de
(1) \\ faut toutefois ajouter que cette industrie, comme d'ailleurs les autres industries
m«*tanuriîique>. ressent beaucoup moins, depuis quel<|ues semaines, la concurrence amé-
ricaine par suite de la grève qui paralyse le • Steel Trust •.
86 LA SCIENCE SOCIALE.
275.990 livres (poidsj et, durant la même période prenant fin en
avril 1901, de 1.300. 100 livres (poids); on estime que, pendant les
dix mois en cours, elles seront de huit à dix fois plus élevées qu'en
1899; bien mieux, en un seul mois de cette année, il a été débarqué
20.000 tonnes de fer-blanc à Cardiff, en plein-cœur de la grande
région productrice de fer-blanc.
Un autre grand centre métallurgique, Sheffield, n'est pas plus
à Tabri de Tinvasion américaine et reçoit, en nombre important,
des machines-outils d'origine américaine. Il est vrai que ces instru-
ments lui permettent de mieux tenir tête à la concurrencé nouvelle.
D'autres machines, les machines à imprimer, ont, dit-on, tout à
fait conquis la faveur des imprimeurs britanniques. Les presses
automatiques, en particulier, sont très appréciées et il est peu de
grands journaux qui ne soient imprimés avec ces presses qui éco-
nomisent beaucoup de temps et de main-d'œuvre>
Par contre, les machines à coudre américaines ne sont pas sans
rivales sur le marché britannique et, quoiqu'il en soit importé pour
une valeur de 5 millions de francs annuellement, elles ont à lutter
avec les machines de fabrication anglaise et allemande.
Mais les Yankees prennent leur revanche avec les machines à
écrire qu'ils débarquent en Angleterre pour une valeur de 4.000 li-
vres sterling par semaine.
Comme si leur grand esprit d'entreprise et leurs vastes capitaux
ne leur étaient pas largement suffisants pour lutter contre l'industrie
métallurgique britannique, les Yankees, par un coup de fortune
vraiment étonnant, ont trouvé moyen de se faire aider, dans cette
lutte, par les subsides de la plus fidèle, de la plus « loyale » des colo-
nies anglaises, par le Canada. Le fait mérite d'être mis en lumière.
Le gouvernement du Dominion, désireux de développer, sur son
territoire, la métallurgie, a récemment obtenu du Parlement canadien
le vote d'une loi accordant des primes à la production du fer et de
l'acier, pour une durée de sept ans. Ces primes sont d'ailleurs fort
importantes, ainsi qu'on en peut juger par le tableau ci-dessous :
Par lo.ine de :2.û(K» livres.
Jusqu'au 21 avril 1902 . . .
Du 21 avril 1902 jusqu'au i*^ juillet 1903
Du 1«' juillet 1903 jusqu'au l-^' juillet 1901
■ - 1904' — v,m
- 1905 — 19(Ki
— l\m - 1907
Pour
lo fer
en saumon.
Provenant Provenant
de
de
minerai
niinenii
Pour
canadien.
étranger.
l'acier.
Dollars.
Dollars.
Dollars,
3.00
2.00
3.00
2.70
1.80
2.70
2.25
1.50
2.25
1.65
1.10
1.05
1.05
0.70
1.65
o.co
0.40
0.60
LE MOUVEMENT SOCIAL. 87
On estime que cette année, les primes payées représenteront uno
somme de 1 million de dollars, mais qu'étant donné le « boom » in-
dustriel, cette somme pourrait bien s'élever, dans, la suite à 15 ou
20 millions de dollars.
Or, si Fétat de choses actuel ne se modifie pas, c'est presque exclu-
sivement aux industriels yankees que vont aller ces millions. En effet,
eux seuls, jusqu'ici, ont su prévoir l'énorme développement indus-
triel qui se prépare au Canada et, dans ces derniers mois, ont in-
vesti, dans les entreprises créées par eux, des capitaux considérables
Le Timesy dans un article très documenté sur la question, évaluait à
50 millions de dollars « ce que valent » les Américains actuellement
engagés dans l'industrie du Canada. Ceux-ci n'avaient pas, d'ailleurs,
attendu le vote des primes pour venir dans le Dominion, notam-
ment à Sault-Sainte-Marie oi^i, depuis trois ans, ils ont placé 9 mil-
lions de dollars pour la fabrication du papier avec la pulpe de bois.
L'appât des primes vient de faire naître à Collingwood, sur les bords
du lac Huron, des mines de fer créées et dirigées par un Américain,
M. Clergue. Mais bien plus importantes et dignes d'altention sont
les vastes usines que l'on construit actuellement à Sydney lîle du
Cap-Breton 1. Le centre métallurgique qui s'organise dans cette ré-
gion promet de devenir l'un des plus prospères du monde entier,
car peu d'endroits réunissent autant de conditions favorables. A Syd-
ney même se trouvent des gisements de houille considérables qui
sont déjà exploités. Quant au minerai de fer, il sera amené de la
côte Est de Terre-Neuve où, sur le bord de la mer, existent des dé-
pots énormes d'hématite rouge, ce qui permettra à des navires de
5,000 tonneaux de charger le minerai presque à la sortie de la mine
et de le transporter à bon compte à Cap-Breton, à la porte même des
usines. Les usines qui vont incessamment entrer en pleine produc-
tion sont créées et dirigées par deux entreprenants Américains,
M. Whitney et Moxham, qui espèrent faire encaisser par la « Domi-
nion Iron and Steel Co » — c'est le nom de la Compagnie — durant
les sept années à venir, 1.600.000 livres sterling de primes.
De l'avis de nombreux experts et en particulier des correspondants
envoyés sur les lieux par le Times et le Commercial Intelligence^ les
capitalistes et les industriels américains sont en train d'organiser à
Sydney une puissante industrie métallurgique qui, grâce aux condi-
tions naturelles si favorables du lieu et aux primes, pourra fournir
du fer et de l'acier à des prix très inférieurs à ceux des États-Unis et
plus encore à ceux de l'Angleterre.
On estime, en effet, qu'à Sydney le coût de la production d'une
tonne de fer sera de 1 liv. st. 3 shillings et celui d'une tonne d'acier
88 LA SCIENCE SOCIALE.
de 2 liv. st. 4 shillings, tandis que le coût est réciproquement : aux
États-Unis, de 1 liv. st. 10 shillings et 2 liv. st. 10 shillings; et en An-
gleterre de 2 liv. st. 10 sliillingset 3 liv. st. 15 shillings. Il est évident
que, de cet abaissement du coût de la production et par suite du
prix de vente, TAngleterre doit, selon toute probabilité, s'attendre à
brève échéance à ce que : 1° le marché du Canada soit perdu pour
ses métallurgistes ; 2'' à ce que, bientôt, grâce aux subsides d'une
colonie britannique, les industriels yankees établis au Canada vien-
nent encore augmenter, sur le marché anglais, la concurrence amé-
ricaine. Aussi le Times, l'organe britannique le plus fidèle au libre-
échange, n"a-t-il pu s'empêcher de dire à ce sujet : « On voudrait
u bien savoir si les fabricants britanniques de fer et dacier regar-
u deront la concurrence du fer et de l'acier soutenue par des primes
u avec- le même esprit d'indifférence que le public britannique a
u accepté les sucres primés. » Il est certain, en effet, que les
750.009 liv. st. de fer et acier vendues annuellement par l'Angle-
terre au Canada vont être rapidement réduites à rien : le gouver-
nement canadien a déjà fait une commande de 1:25.000 tonnes de
rails d'acier à Tune des usines créées par les Américains. Mais bien
plus, voici qu'on annonce que la u Dominion Steel C^ » se serait as-
suré un ordre anglais pour une fourniture annuelle de 150.000 tonnes
de fer en saumon, représentant une valeur de iOO.OOO liv. st.
Entreprises et appareils électriques.
La concurrence américaine se fait également très vivement sentir
dans les entreprises électriques. L'industrie électrique est, en effet,
peu avancée en Angleterre, tandis que les Américains y sont, comme
on sait, passés maîtres. Cet état de clioses est attribué généralement
aux règlements restrictifs du « Board of Trade » et aussi à ce que
les municipalités anglaises ont longtemps hésité pour savoir si elles
entreprendraient elles-mêmes l'organisation des services publics
électriques ou si elles s'adresseraient, à cet effet, aux sociétés privées.
Pendant que beaucoup de temps était ainsi perdu, les Yankees dé-
veloppaient en grand chez eux les entreprises électriques et y ac-
quéraient une expérience qui leur donne maintenant une grande
avance sur les Anglais. Conséquence : l'an passé, la Grande-Bretagne
a importé des États-Unis pour une valeur de 313.900 liv. st. de
machinerie électrique. C'est à l'Amérique qu'on a dû s'adresser pour
les appareils électriques du nouveau chemin de fer souterrain qui
traverse presque tout Londres. C'est encore à des Sociétés américaines
qu'on a eu recours pour la fourniture du matériel de onze des princi-
LE MOUVEMENT SOCIAL. 89
pales lignes de tramways électriques de la Grande-Bretagne et des
nouvelles lignes de l'ouest de Londres. Le succès des Yankees en
cette matière est tel que la maison américaine Westinghouse vient
d'établir une usine près de Manchester oi^i elle va employer 5.000 ou-
vriers. La supériorité des Yankees ne s'accuse pas seulement dans
la traction électrique, mais elle est également si manifeste pour les
installations téléphoniques, que Tadministration postale britannique
a récemment fait une commande considérable en Amérique.
Produits industriels divers.
L'une des réussites les plus curieuses des <c Envahisseurs Améri-
cains » est certainement d'être parvenus à placer des cotonnades
sur le plus grand marché producteur de cotonnades. Si ces importa-
tions sont encore très minime?, elles ne s'en sont pas moins élevées
à :2o,000 liv. st. durant le seul mois de janvier 1901, c'est-à-dire
qu'elles ont été doubles de ce qu'elles avaient été durant le même
mois de 1900. Et lorsque l'on songe à Ténorme accroissement des
tissages dans les États américains du sud, il est permis de se deman-
der si ces importations ne sont pas destinées à se développer consi-
dérablement.
Point n'est besoin, par contre, en ce qui concerne les chaussures,
de se demander ce que sera, dans l'avenir, leur importation en An-
gleterre, car l'envahissement du marché britannique par les articles
de cordonnerie américaine est un fait accompli. En 1898, les États-
Unis envoyaient dans le Royaume-Uni pour 72.714 liv. st. de sou
tiers, en 1899 pour li7.9U liv. st., en 1900 pour 2-28.057 liv. st.
Partout s'ouvrent des magasins vendant les bottines et souliers de
l'oncle Sam, que l'on trouve meilleur marché et surtout plus élégants
que les articles anglais.
Pour les mêmes raisons, on relève le succès des Yankees dans un
genre d'articles pour lesquels on aurait pu croire que la France
plutôt que l'Amérique dût l'emporter sur la Grande-Bretagne. Nous
voulons parler des ventes considérables faites en Angleterre, depuis
deux ans, de « blouses » pour dames, dont une seule maison an-
glaise aurait acheté aux États-Unis pour plus de 57.000 liv. st.
Des importations américaines qui atteignent beaucoup aussi notre
industrie sont celles des instruments de musique et particulière-
ment des pianos. Elles ont été, en 1899, de 216.373 livres st.
On pourrait en dire autant des envois grandissants par les États-
Unis d'horloges et de montres, dont il a été importé, en 1900, pour
une valeur de 130.000 livres st.
90 LA SCIENCE SOCIALE.
Les meubles américains et principalement les mobiliers de bu-
reaux trouvent un débouché, de plus en plus large, dans le Royaume-
Uni et plusieurs magasins de vente sont venus s'installer dans la
« City ».
Un nombre considérable d'appareils ingénieux destinés à rendre
plus facile le balayage des tapis, appareils si utiles en Angleterre oii
tous les parquets sont entièrement couverts de tapis, sont vendus
chaque année par les États-Unis.
Enfin, avec quantité d'autres articles de fabrication yankee, les
médicaments américains, à raison de 4.000 liv. st. par semaine, sont
importés en Angleterre, nos voisins usant beaucoup, comme on le
sait, d'une foule de médicaments variés, pilules antibilieuses et
autres.
Deux industries conquises.
A côté des nombreuses industries britanniques, menacées par la
concurrence américaine, il en est déjà au moins deux qui ont été
conquises par les Yankees. La Compagnie américaine « Kodak », par
exemple, l'emporte tellement sur les sociétés anglaises qui fabriquent
les appareils photographiques qu'elle a pu dernièrement, sans qu'il
y ait eu de sérieuses résistances, intimer l'ordre aux dépositaires de
ses appareils de ne vendre que les seuls produits de sa fabrication, à
l'exclusion de ceux des fabricants anglais.
D'autre part, la grande Compagnie qui, sous le nom universelle-
ment connu de « Bryant and May », est la plus grande productrice
d'allumettes du Royaume-Uni, se voyant menacée par la concur-
rence de la Société américaine (1) u Diamond Match C/ » a préféré
renoncer à la lutte et vient, au grand scandale du public britannique,
de se laisser absorber par sa concurrente.
Tentatives d'accaparement des lignes maritimes britanniques.
Dans ces derniers mois, les capitalistes américains ont fait plu-
sieurs tentatives pour acquérir de grandes lignes de navigation bri-
tannique. L'une de ces tentatives a pleinement réussi. Rappelons que
ce coup d'essai était un coup de maître puisqu'il a fait passer entre
les mains de M. Morgan, président du « Steel Trust », le contrôle de
la « Leyland Line », d'une Compagnie qui possède 05 steamers re-
(1^ Pour les mêmes raisons encore, ces jours derniers, « Ogdeu's Limited », la Société la
plus importante de l'Angleterre pour l.i fabrication des cigarettes, a dû se laisser absorber
par r « American Tobacco Trust ».
LE MOUVEMENT SOCIAL. iU
présentant un tonnage de 3^1.:244 tonneaux et dont deux paquebots
sont parmi les plus grands à flot; d'une compagnie, enfin, qui a des
services réguliers entre Liverpool et Boston, Liverpool et New-York,
Liverpool et la cùte occidentale des États-Unis, Londres et Boston,
Londres et Québec, etc., etc. Par cet achat M. Morgan entend, sans
doute, faire servir cette flotte aux intérêts du « Steel Trust » et plus
encore probablement être à même de profiter, dès le début, des pri-
mes dont on prévoit le vote prochain par le Congrès américain. La
création de ces primes à la navigation serait assurément l'un des
coups les plus sensibles portés par les États-L'nis à la grandeur
commerciale de la Grande-Bretagne.
On s'en rend si bien compte en Angleterre que, récemment,
une commission parlementaire a reçu mandat de se livrer à une en-
quête approfondie des conséquences, pour la marine britannique, de
l'octroi de primes aux marines rivales.
Les États-Unis en passe de devenir créanciers de l'Angleterre.
Un fait, peut-être encore plus significatif que tous ceux qui précè-
dent, a été la large part prise par les Yankees dans les récents em-
prunts du gouvernement britannique. Lors du dernier emprunt, ils
ont souscrit pour 50 millions de dollars. Cet important événement a
été souligné en des termes très exacts par un organe important, le
Licerpool Post : a Ne laissons pas passer, disait ce journal, sans en
u signaler le sens, cette opération financière. C'est, en effet, un évé-
u nement d'une immense signification financière et économique.
« Jusqu'ici, la Grande-Bretagne était le plus grand créancier du
« monde; les États-Unis, par contre, étaient parmi les plus grands
« débiteurs, pour le capital placé dans leurs chemins de fer et dans
« d'innombrables autres entreprises. Pendant longtemps l'Amérique
« s'est attachée à liquider ses dettes en achetant sur les marchés
« européens et britannique des valeurs d'État américaines. Mais
« maintenant voici que cette opération est suivie de l'achat par les
« Yankees de nombreux millions de « consolidés >> et par l'invasion
u américaine de notre marché national. La balance des dettes se
« modifie, et les États-Unis deviennent à leur tour créanciers de la
« Grande-Bretagne. Cette modification aura certainement ses effets
« sur la situation financière internationale. Londres a été, jusqu'à
<^ présent, le centre financier du monde parce qu'il était le créancier
(( du monde. Si cette prééminence disparaît, et New-York commence
« à partager avec Londres la position qui appartient à la capitale fi-
« nancière d'une grande nation créancière, il en résultera un nouvel
l)-2 LA SCIENCE SOCIALE.
u état de choses qui sera moins favorable que Tancieii à la supré-
u matie financière et commerciale de l'Angleterre. L'Amérique, par
u suite de la guerre de Sécession, perdit sa marine commerciale,
u II faut espérer que la Grande-Bretagne n'est pas en train de mettre
u en péril sa suprématie financière et commerciale par la guerre ac-
u tuelle. Il faudrait, en effet, la conquête d'un grand nombre de ré-
u publiques boers pour compenser une telle perte. »
H
CAUSES DE LA CONCURRENCE AMÉRICAINE
Si Ton étudiait d'une manière approfondie les causes du succès des
Yankees dans leur compétition avec les Anglais, Ton aurait tôt fait,
ainsi d'ailleurs que le reconnaissent la plupart des publicistes bri-
tanniques, de découvrir qu'elles doivent être attribuées à un plus
grand esprit d'initiative, à une intelligence plus prompte et particu-
lièrement développée à adopter les méthodes et les découvertes les
plus récentes. Mais à côté de ces causes principales, auxquelles on
ajoute, non sans raison, certains avantages naturels que l'Amérique
offre à l'initiative de ses industriels, tel que le bon marché et l'a-
bondance de la houille et de maintes matières premières, on en cite
d'autres qui méritent tout au moins d'être signalées.
Suivant une opinion très répandue ici, le tarif protecteur améri-
cain est un aide puissant pour les exportateurs. lia permis, d'abord,
aux industriels de créer leurs entreprises à l'abri de la concurrence
étrangère, puis d'organiser ces formidables << Trusts » dont le nom-
bre dépasse oOO et qui, dans une large mesure, maîtres du prix sur
le marché national, peuvent finalement, grâce aux larges bénéfices
faits aux dépens de leur clientèle américaine, vendre parfois à perte, '
toujours à des prix très bas, sur les marchés du dehors. Certaines
personnes, et notamment sir A. Hickman, assurent que le tarif
américain joue, pour les industriels yankees, le rôle de primes à
l'exportation équivalant à 30 ^ de la valeur des articles exportés.
On observe, en second lieu, que les industriels américains, s'ils
ont, eux aussi, à subir des grèves, ont, du moins, le grand avantage
de ne pas voir leur production restreinte volontairement par les
Trade-Unions. 11 est certain qu'il résulte, pour les fabricants anglais,
une très grande gêne de la politique adoptée et suivie, avec une té-
nacité très britannique, par les associations ouvrières du royaume et
qui consiste à enjoindre à leurs nombreux adhérents de ne donner
qu'une certaine somme de travail fixée parles unions, de manière à
LE MOIVEMEXT SOCLVL. 93
restreindre le nombre des chômages. Cette politique qui, au premier
abord, et lorsqu'on ne va pas au fond de la question, semble être
profitable du moins aux ouvriers, est, en tout cas, très défavorable
aux patrons, puisqu'elle rend la production beaucoup plus coûteuse
et, par suite, plus difficile la concurrence avec les industriels amé-
ricains qui, eux, n'ont pas à en souffrir. On assure, à cet égard, que,
dans l'industrie de la chaussure, les ouvriers anglais, même avec les
machines américaines les plus perfectionnées, ne fabriquent, par
suite de leur action préméditée, que deux paires de bottines tandis
que, durant le même laps de temps, les ouvriers yankees en produi-
sent trois paires. Dernièrement M. Schwab, directeur du « Steel
Trust», déclarait que, de sa récente visite en Angleterre, il avait rap-
porté l'impression que, dans la métallurgie britannique, les ouvriers
ne produisent, avec certaines machines, que le tiers de ce que pro-
duit, avec les mêmes machines, la main-d'œuvre américaine. L'exem-
ple le plus curieux de cette productivité moins grande des ouvriers
anglais par comparaison avec les ouvriers américains, est fourni par
l'industrie du fer-blanc.
Nous avons déjà dit combien celle-ci avait de peine à lutter contre
la concurrence yankee. La moindre productivité de sa main-
d'œuvre y est pour beaucoup. On a calculé, en effet, que la produc-
tion annuelle de l'ouvrier britannique est, dans cette industrie, infé-
rieure de moitié à celle de l'ouvrier américain. Sans doute, le second
a un salaire beaucoup plus élevé que le premier, mais sa grande
productivité fait plus que détruire l'avantage qui devrait résulter,
"pour l'industriel anglais, de la faiblesse des salaires qu'il a à payer.
Enfin comme, dans cette industrie de même que dans les autres in-
dustries, l'ouvrier américain ne s'oppose pas, contrairement à ce qui
se produit en Grande-Bretagne, à l'adoption des machines-outils
destinées à épargner la main-d'œuvre, il en résulte que l'industrie
du fer-blanc aux États-Unis produit, tout en payant de très hauts sa-
laires, à meilleur compte que l'industrie similaire anglaise.
Un troisième avantage dont bénéficient, dit-on, fréquemment les
industriels américains est le bon marché des moyens de transport.
On se plaint de plus en plus, dans le Royaume-Uni, du mauvais
aménagement des voies navigables intérieures, et, plus encore, de la
cherté des transports par voies ferrées. Les Compagnies de chemins
de fer, dont les bénéfices sont cependant peu élevés (la faiblesse des
dividendes le démontre assez) sont vivement attaquées et des voix,
très peu nombreuses sans doute, mais dont le chiffre cependant aug-
mente, parlent de la nécessité du rachat des Compagnies par l'État,
pour mettre fin à une libre concurrence qui, maintenant, disent
94 LA SCIENCE SOCIALE.
certaines personnes, aurail plus d'inconvénients que d'avan-
tasjes.
III
REMÈDES PROPOSÉS
En ce qui concerne les moyens denrayer la dangereuse concur-
rence américaine, les avis diffèrent, mais peuvent toutefois se ra-
mener à deux grandes opinions : pour les uns, le remède consiste à
déployer encore plus dinitiative que les Américains et à rompre
franchement avec toutes les vieilles méthodes ; suivant d'autres, cette
réforme serait insuflisante si elle nétait pas accompagnée de mesures
protectionnistes.
Les premiers demandent aux industriels et commerçants britanni-
ques de redoubler d'efforts et adoptent volontiers pour devise ce
w Wake up, John ^Réveille-toi, John Bull »,que la Reviewof Reviews
donne, en ce moment, pour titre à une série d'intéressantes études
sur la question. Au nombre de ceux-ci. se range sir Christopher
Furness, le membre bien connu du Parlement qui récemment expo-
sait, dans le OfiUif Mail, les moyens de tenir tète à la concurrence
menaçante du « Steel Trust » américain. Sir Christopher déclare
qu'il faut précieusement s'en tenir au libre échange. Il croit d'ailleurs
que les h trusts », et, en particulier, le trust de l'acier n'auront qu'un
temps: que le peuple américain se montre déplus en plus opposé à
ces organisations; qu'il suffirait, pour consommer leur ruine, d'un
abaissement du tarif douanier; qu'on peut déjà escompter un retour
des États-Unis au libre-échange; que les déclarations du président
Mac Kinley, lors de son récent voyage à travers l'Union, en sont un
signe avant-coureur.
Sir Christopher conclut, par suite, au maintien de la politique éco-
nomique britannique et à la nécessité de certaines réformes. Il faut
notamment, dit-il, obtenir des compagnies de chemins de fer des di-
minutions de tarifs; il faut convaincre les ouvriers de l'erreur dans
laquelle ils tombent en restreignant la production et, par suite, en
rendant la lutte avec les concurrences étrangères très difficile pour
les industries dont ils tirent leurs salaires ; il faut s'occuper sérieuse-
ment de la grave question des u royalties », de ces lourds droits
que paient les propriétaires des mines aux propriétaires de la surface,
droits qui, suivant sir Isaac Lowthian Bell, s'élèvent, pour le char-
bon et pour le minerai employé à la fabrication dune tonne de fer en
saumon, à 3 shillings (> pence dans le district de Cleveland: à 6 shil-
lings en Ecosse, et 6 sliillings 3 pence dansle Cumberland. tandis que
LE .MOrVEMENT SOCIAL. O^i
les droits analogues ne sont que de 6 pence en Allemagne; de S
pence en France; de 1 shilling i pence en Belgique. Sir Christopher
se déclare, en outre, en faveur d'un dégrèvement des taxes pesant
sur l'industrie et le commerce et leur transfert sur la propriété im-
mobilière, principalement sur celle des grandes villes qui est, dit-on,
insuffisamment taxée. Il recommande, enfin, le remplacement du
matériel industriel par un matériel plus moderne; des encourage-
ments au génie inventif; le développement do Tinstruction techni-
que ; bref, tout ce qui peut rendre les industriels plus aptes à se main-
tenir et à progresser en face de nouvelles concurrences.
Pour d'autres personnes, au contraire, dont le nombre grossit de
plus en plus, toutes ces réformes, quelque bonnes qu'elles puissent
être, sont insuffisantes. D'ailleurs, assurent-elles, l'affaiblissement
de la puissance commerciale du Royaume-Uni ne provient pas d'un
aff'aiblissement des énergies et des initiatives britanniques, mais
uniquemment de sa politique libre-échangiste. A de nombreuses re-
prises, ce Consulat général a eu l'occasion de signaler le progrès des
idées protectionnistes en ce pays. Dans ces derniers mois, ce mou-
vement a été accéléré par les préoccupations qu'a fait naître la con-
currence américaine et les protectionnistes se sont singulièrement
enhardis. Un journal nouveau qui, depuis un an, a acquis beaucoup
de lecteurs dans les classes moyennes, le Daibj E.ipress, a pu, tout
récemment, prendre prétexte de la concurrence yankee pour faire
paraître huit longs articles sur les avantages de la protection, sans
soulever de protestation et, au contraire, a reçu et publié de nom-
breuses lettres d'approbation.
Lui-même a paru tout surpris de son succès et a pu dire, sans trop
d'exagération, (^ue ; u Pour la première fois depuis longtemps dans
« l'histoire du journalisme anglais, un journal quotidien a ouvert
« librement ses colonnes à la cause protectionniste qui y a été lon-
« guement défendue et le public a exprimé son approbation ». Ce
journal a fourni, à cette occasion, certaines statistiques qu'il n'est pas
sans intérêt de relever. Si l'on prend les statistiques de 187:2 et de
1900, deux années de très grande activité commerciale, on observe
que, défalcation faite des exportations de charbon, l'année 1900 ne
montre pour ainsi dire pas d'augmentation dans les ventes par rap-
port à 1872, ce qui revient à dire que la position commerciale de la
Grande-Bretagne est plus faible qu'en 1872, étant donné l'augmen-
tation de la population. Ce même journal remarque qu'en 1890, les
exportations vers les États-Unis s'élevaient à 32 millions sterling et
qu'en 1899 elles n'étaient plus que de 18 millions sterling, tandis
que les importations américaines en Angleterre s'élevaient de 97 1/4
96 LA SCIENCE SOCIALE.
millions sterling en 1800 à 120 millions sterling en 1899. Le Daibi
Eaprcss conclut, en conséquence, que le Royaume- Uni doit se pro-
téger, et, « non seulement contre les Etats-Unis, mais aussi contre
toute autre attaque étrangère ».
Tout en prônant la protection comme unique remède à la situation
présente, l'auteur des articles duDaili/ Express n'est pas partisan de
mesures brusques. Il demande donc qu'on procède par transition.
A son avis, il conviendrait d'admettre libres de droit des produits
actuellement taxés que le Royaume-Uni ne produit pas. mais que
les colonies britanniques produisent, tels que le café et le thé; et,
par contre, il faudrait transporter les droits supprimés sur les mar-
chandises qui viennent concurrencer des articles britanniques; à
cet égard, les premières industries à protéger seraient les industries
métallurgiques. Enfin, ajoute l'auteur, il faut travailler sans relâche
à la réalisation de cette grande idée qui doit être le but suprême
des protectionnistes l)ritanniques : la constitution d'une Union
Douanière Impériale, qui se présente comme le grand moyen de-
« salut : u C'est la grande Fédération des États britanniques que
« nous avons à protéger, et, si nous le faisons, si nous conser-
« vous par des mesures appropriées le commerce de l'Empire, nous
« pouvons demeurer encore une grande puissance industrielle, et
« nous maintenir en présence de ces deux grandes puissances mon-
a diales : les États-Unis et l'Empire allemand. »
Jean Périer,
Consul suppléant.
V. — A TRAVERS LES FAITS RECENTS
En France. — L'inauguration de la nouvelle Bourse du Travail. — Un règlement corpora-
tif. — L'avenir de rautoninldlisme. — Rétablira-t-on les pntvinces? — Le fonctionna-
risme devant le Parlement. — Contre la thèse latine du <loclorat.
Dans les colonies. — In grand domaine à Madagascar.
A l'Étranger. — Les finances italiennes et la i>rospc'riié de l'Italie.
En France.
Le 28 septembre a eu lieu à Paris, 0, rue des Vertus, linaugura-
tion de la Bourse indépendante du Travail, dont nous avons déjà
parlé. On sait que cette Bourse, dirigée par un homme actif et intel-
ligent, M. Paul Lanoir, se donne pour mission de défendre les intérêts
des ouvriers sans avoir recours à la fameuse « lutte des classes », et,
en particulier, de ne pas provoquer les grèves sansavoir essayé préa-
lablement des movens de conciliation.
LE MOUVEMENT SOCIAL. 97
Cette fondation, dans ces derniers temps, a été vivennent attaquée
dans la presse socialiste, qui a accusé les promoteurs de la nouvelle
entreprise d'être aux gages des patrons. On Ta même surnommée la
« Bourse jaune » par assimilation aux syndicats d'ouvriers indépen-
dants du Creusot et de Montceau-les-Mines, qui ont refusé de s'asso-
cier aux dernières grèves. D'autre part, cette Bourse n'obtient pas
non plus les faveurs gouvernementales. Le conseil municipal de
Paris ayant voté une subvention aux syndicats affiliés à la Bourse
du Travail de la rue des Vertus, pour les mettre sur le pied d'égalité
avec les syndicats affiliés à la Bourse du Travail de la rue de Bondy,
le ministre du commerce s'est opposé à ce que le préfet de la Seine
ordonnançât cette dépense. Les syndicats indépendants ont protesté
et ont envoyé une députation au président de la Bépublique. Cette
députation a été d'ailleurs courtoisement reçue.
Il y a là un mouvement intéressant, et qu'il sera bon de suivre. La
jeune Bourse n'est qu'à ses débuts. Il faudra la voir à l'œuvre; mais^
pour le quart d'heure, on ne peut nier ses excellentes intentions.
Comme spécimen d'organisation ouvrière, nous trouvons dans un
journal des renseignements sur un curieux règlement d'apprentis-
sage élaboré par la Chambre syndicale des ouvriers gantiers de Mil-
lau. Les ouvriers gantiers travaillant en atelier se plaignaient de la
concurrence que leur faisaient les ouvriers en chambre occupant des
apprentis : les salaires des premiers avaient baissé considérablement.
La Chambre syndicale de Millau a voulu remédier à l'excès de produc-
tion à bas prix, et elle a élaboré une sorte de petit code, où sont
minutieusement délimitées les obligations des ouvriers occupant des
apprentis.
Voici quelques articles :
« Les pères de famille qui n'appartiennent pas à la corporation
de la ganterie ne pourront faire apprendre le métier qu'à un de leurs
fils.
« Tout ouvrier qui occupe actuellement ou qui occupera un ap-
prenti ne pourra en prendre un nouveau qu'après un délai de cinq
ans, à partir du jour de la sortie d'apprentissage de celui qu'il oc-
cupe.
« Il est absolument interdit d'avoir plus d'un apprenti.
« Il est interdit de se charger de l'apprenti d'un collègue sans l'as-
sentiment de ce dernier. »
Ces mesures et prohibitions, dictées par le souci de protéger les ou-
vriers d'une industrie qui, en se transformant, otVre aux ouvriers des
T. XXXIII. 7
98 LA SCIENCE SOCIALE.
salaires avilis, rappellent les mesures prises par les corporations
anciennes pour obtenir des résultats analogues; mais, dans l'état
présent de l'industrie, ce^ sortes de combinaisons ne peuvent réus-
sir que grâce à des conditions tout exceptionnelles.
Certaines des conditions du travail peuvent se trouver transformées
par la vulgarisation d'un mode de locomotion qui s'étend de plus en
plus : Tautomobilisme. Une exposition récente, qui a eu lieu au Grand
Palais des Champs-Elysées, a montré toutes les ressources que pos-
sède maintenant cette branche de l'industrie, dans laquelle la France
— soit dit entre parenthèses — tient jusqu'à présent la tète parmi les
nations.
L'automobile commence à servir et servira de plus en plus aux li-
vraisons à domicile. Il peut remplacer et remplace effectivement des
embranchements de chemins de fer. Grâce à lui, certains agricul-
teurs peuvent expédier leurs denrées agricoles plus rapidement que
par la voie ferrée. L'administration des postes, l'arrosage, le balayage,
la traction des pompes à incendie utilisent déjà, sur certains points,
ce genre de moteurs, et il esta présumer que, l'expérience étant con-
cluante, la pratique se généralisera. Pour la pompe à incendie, le mo-
teur a l'avantage de remplir une double fin. Une fois la voiture ar-
rêtée, la force employée jusque-là à la faire marcher s'applique à la
manœuvre de l'appareil. De même,' on cite à New-York un fabricant
de coffres-forts qui fait porter ceux-ci chez l'acheteur par des auto-
mobiles. Arrivée devant la porte du client, la voiture s'arrête, et le
moteur actionne alors un appareil élevatoire qui hisse le coffre-fort
à l'étage voulu, ce qui évite un travail physique à la fois très fati-
gant et très coûteux.
L'administration militaire croit aussi pouvoir utiliser l'automobile
pour le transport des vivres, le déplacement des états-majors, l'éva-
cuation des blessés, et même la traction de l'artillerie. Toutefois, sur
ce dernier point, on se heurte à de grandes difficultés, et il est pro-
bable qu'on n'arrivera pas de sitôt à détrôner le cheval.
Une chose difficile à détrôner, c'est le département. Notre organi-
sation territoriale, qui contribue si puissamment à mettre sur la na-
tion française la griffe de la bureaucratie, a été scrupuleusement res-
pectée par tous les régimes gouvernementaux qui se sont succédé
au cours du dix-neuvième siècle.
LE MOUVEMENT SOCIAF,. 99
On sait qu'une des idées chères à Le Play était, sinon à proprement
parler le rétablissement des provinces, du moins la division de la
France en grandes régions délimitées naturellement par la géogra-
phie et le groupement des populations. Cette idée, recueillie par des
décentralisateurs de différents partis, revient par intervalles, mais
se heurte toujours à l'hostilité des intérêts personnels et locaux.
Deux députés, MM. Louis Martin et Ghassaing, viennent pourtant
de la reprendre et de déposer une proposition de loi tendant au grou
pement en dix-huit régions des départements actuels.
Le territoire continental de la France ne formerait plus que dix-
sept départements; l'Algérie en formerait un.
Les nouveaux chefs-lieux seraient : Lille, Rouen, Rennes, Nantes,
Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Marseille, Lyon, Dijon, Nancy,
Reims, Paris, Le Mans, Tours, Limoges, Clermont-Ferrand et Alger.
11 n'y aurait plus d'arrondissements, mais seulement des cantons ;
plus de préfets, mais un « agent national » représentant le pouvoir
exécutif auprès de chacun des nouveaux départements et du conseil
général de la région.
Ce n'est pas ici le moment d'apprécier un tel projet. Contentons-
nous de constater que, pour être vraiment bienfaisant, il doit com-
porter une diminution du nombre des fonctionnaires, mais que, dans
ce cas, il est sûr de se heurter à une vigoureuse opposition de la part
des politiciens chefs de clan, qui ont besoin d'une « truste » bien
fournie de fidèles.
*
Ce chapitre des fonctionnaires a été légèrement entamé au cours
de la dernière discussion du budget. Un député, M. Pascal, a demandé
une diminution de 50.000 francs — il était modeste — sur l'ensemble
des traitements de l'administration centrale au ministère de l'Inté-
rieur.
M. Pascal a donné de curieux renseignements sur la façon dont
ces fonctionnaires « travaillent » :
« Avant 1871, a-t-il dit, il n'y avait pas de directeurs au ministère
de l'Intérieur; il n'y avait que des chefs de division à 12.000 francs.
« On a nommé directeurs d'anciens préfets qui ne connaissent rien
à l'administration, on les nomme ensuite conseillers d'État et ils se
font des traitements de 30.000 à 40.000 francs.
« Vous avez, au ministère de l'Intérieur, trois employés et demi
pour un chef. Le directeur du personnel m'a dit qu'il manquait d'em-
ployés. J'ai voulu me rendre compte par moi-même; j'ai trouvé dans
les bureaux des employés lisant leur journal, les pieds sur les che-
nets {On rit) ; sur sept employés, dans un bureau, il y en a deux qui
100 LA SCIENCE SOCIALE.
travaillent, les autres font acte de présence d'une façon intermittente,
surtout le jour où Ton passe à la caisse.
(( Tous sont des protégés de députés ou de sénateurs, et si leur
chef se plaint de leur service, ils font intervenir leurs protecteurs.
Voilà ce que j'ai vu au ministère de l'Intérieur, et je crains bien qu il
en soit de même dans les autres. »
Trois employés et demi pour un chef! On peut comparer ce per-
sonnel de nos ministères à certaines armées de l'Amérique du Sud
où chaque peloton est commandé par un général.
Le président du conseil s'est opposé vivement à la prise en consi-
dération de Tamendement Pascal. Mais les abus dénoncés étaient si
criants que la Chambre, en veine d'indépendance, a adopté l'amen-
dement Pascal par 2~rl voix contre :2o6.
C'est d'ailleurs, étant donné le chiffre dérisoire de la réduction,
une manifestation platonique.
Un autre vent de réforme souflle de la Sorbonne. Certains profes-
seurs demandent la suppression de la thèse latine pour le doctorat
es lettres. C'est un nouveau coup porté au latin , ou, pour mieux par-
ler, à l'abus du latin. Qui a jamais lu une thèse latine? Connaissez-
vous quelqu'un à qui cet accidentsoitarrivé?Il est infiniment probable
que les examinateurs eux-mêmes ne lisent pas les thèses qu'ils jugent,
et se contentent d'en éplucher cà et là quelques pages, juste de quoi
récolter les objections plus ou moins insignifiantes à faire au candidat
au moment de la soutenance. La thèse latine, en fait, est un « témoin »
du passé, de l'époque lointaine où le latin était la langue réelle de
l'Université comme elle est encore la langue de l'enseignement théo-
logique. Mais, de nos jours, l'obligation, pour le candidat au doctorat
es lettres, de faire un livre rcdigr eu latin finit par devenir une véri-
table « brimade », d'autant plus que les latinistes actuels, par un raf-
fînementcomique, ne veulent admettre que des formes empruntées à la
langue des « bons auteurs », en réduisant les bons auteurs, pratique-
ment, au seul Cicéron. Il ne ferait pas bon au rédacteur d'une thèse
de glisser dans son travail quelque expression à la Tacite. Ce ne se-
rait pas assez pur, et, si Tacite revenait au monde, on le refuserait
au doctorat es lettre^ en lui démontrant, parrt plus />, qu'il ne sait pas
le latin.
La suppression de la thèse latine, si elle est décrétée, sera donc
chose naturelle. Cette institution , comme le discours latin de rentrée
supprimé vers 1850, mourra, en réalité, de sa belle mort.
LE MOUVEMENT SOCIAL. 101
Dans les colonies.
Le Journal officÀel de Madagascar a publié, dans son numéro du
12 octobre 1901, une sorte de longue monographie du domaine dit
« la Providence » appartenant à M. Delacre , et située dansles environs
de Vatomandry, sur la rivière Sandramamoujy, qui se creuse une
étroite vallée entre de nombreuses collines. Le fond de cette vallée
est riche en humus et Ton s'y livre à des cultures tropicales, notam-
ment à celles de la canne à sucre et de la vanille.
Le personnel se compose d'un directeur de plantation , secondé par
un commis européen, d'un préparateur de vanille, d'un chef d'usine,
d'un charpentier et de 120 à 150 indigènes touchant un salaire de
15 francs par mois, plus une ration de 800 grammes de riz par jour.
Quand une parcelle, mise en cannes à sucre, est complètement épui-
sée, on dessouche les cannes après la dernière coupe, puis le terrain
est soigneusement nettoyé et soumis à une culture améliorante de
légumineuses (pois Mascate ordinairement), qui, couvrant très rapi-
dement le sol, maintient la parcelle propre.
Le transport des cannes à l'usine se fait, pour le moment, par piro-
gues. On poursuit Tinstallation d'un transporteur monorail, dont la
mise en place définitive aura lieu dès que les machines commandées
en Franco seront arrivées.
L'exploitation de la canne comporte comme annexe une distillerie
agricole.
Cette distillerie produit de l'alcool, qui est consommé dans la région.
Là n'est pas, au point de vue social, le plus beau côté de l'entreprise ,
car les Malgaches n'ont que trop de propensions à s'alcooliser. Mais il
paraît qu'on compte produire ultérieurement de l'alcool pour les be-
soins industriels, lorsque la dénaturation de celte substance sera
autorisée à Madagascar comme elle l'est dans la métropole.
La vanillerie est aussi en pleine prospérité. Bref, le domaine en
question, sur lequel nous ne donnons ici que quelques indications som-
maires, est cité comme un de ceux qui ont donné l'exemple de la
réussite. Il est seulement regrettable que celle-ci soit obtenue en
partie au moyen de la diffusion , parmi les indigènes, d'une denrée
dont ils ne savent pas — l'expérience le montre — user sans abuser.
A l'étranger.
Les Italiens sont contents de leurs finances. Leur rente a atteint
le pair, et leur gouvernement s'en est hautement félicité devant les
représentants de la nation.
102 LA SCIENCE SOCIALE.
L'événement a donné lieu à des réflexions en sens contraires. Il y a
eu, comme cela se produit souvent, la cloche optimiste et la cloche
pessimiste.
D'après les optimistes, l'Italie est désormais un pays prospère, à
crédit solide, qui s'est taillé définitivement sa place parmi les nations
sérieuses, susceptibles d'inspirer une confiance absolue aux capita-
listes, à cause des vastes ressources qu'elles recèlent dans la multi-
plicité des fortunes ou des aisances privées. Car il est clair qu'un
État n'est riche que si le gouvernement se trouve superposé à une
po})ulation riche. La « bonne tenue >> des fonds italiens attesterait
donc l'enrichissement d'une foule de gens en Italie.
D'après les pessimistes, ces hauts cours sont factices et cette pros-
périté est superficielle. De vastes spéculations sont engagées sur la
rente italienne et de puissants personnages ont intérêt à maintenir
pour le moment des cours élevés. L'Italie demeure un pays pauvre,
où la richesse individuelle n'existe qu'à l'état de rarissime exception.
Il faut donc s'attendre à voir se dégonfler le ballon que Ton gonfle
aujourd'hui avec tant de pompe et à voir le crédit de l'Italie redes-
cendre au niveau de son aisance réelle, c'est-à-dire fort bas.
Les deux opinions semblent exagérées. 11 s'est fait dernièrement,
dans ritalie du Nord, de grandes entreprises industrielles qui témoi-
gnent d'une véritable activité. Les grèves même qui ont éclaté dans
ce pays durant ces dernières années prouvent que l'industrie tend à
s'y développer d'une façon plus intense. Il n'en est pas moins vrai
que ce phénomène est loin d'être général. L'Italie du centre et sur-
tout l'Italie du sud demeurent des pays essentiellement pauvres.
Beaucoup de malheureux continuent à sexpatrier sous l'impulsion
de la misère. Il se peut que des spéculateurs aient fait agir la force
de leurs combinaisons particulières dans le même sens que celle des
événements, et contribué à rendre plus grand un succès qui, sans
eux, eût existé sans atteindre les proportions actuelles. Nier ce succès
en bloc semble impossible; trop l'exalter, imprudent.
Rapprochons d'ailleurs ce phénomène du petit regain de gloire
qu'obtient actuellement la musique italienne, représentée par Masca-
gni et Perosi. Mentionnons aussi la vogue — exagérée d'ailleurs à ce
qu'il semble — du romancier d'Annunzio. L'art, pour fleurir, demande
un certain degré de richesse. Ce certain degré, l'Italie le possède,
sans qu'on puisse dire d'ailleurs — il est dangereux d'être prophète —
si le mouvement continuera dans le sens de la décadence ou dans
celui du progrès:
G. n'AZAMBUJA.
LE MOUVEMENT SOCIAL. 103
VI. — BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
L'Ame saine, par P. -II. Clérissac, H. Oudin, Paris. — Le titre de
cet ouvrage est bref; mais, si on le considère de près, on voit
qu'il annonce deux choses : une psychologie et une morale. Le livre
est en effet à cheval sur ces deux sciences. Mais, bien que le sujet soit
brièvement traité, on ne peut dire qu'il le soit d'une façon élémen-
taire. C'est un travail sérieux et technique, plein de choses fortes,
et qui s'adresse aux lecteurs déjà imprégnés d'une certaine philoso-
phie.
L'auteur examine successivement 1' u intelligence saine )> et la « vo-
lonté saine ». A propos de la première, il trouve moyen de rajeunir
son sujet en discutant, à propos du mécanisme de la connaissance
et des intermédiaires qu'elle suppose, certaines idées exprimées par
M. Sully-Prudhomme dans son Examen de consience philosophique. La
seconde partie contient des vues intéressantes sur la distinction qu'il
faut établir entre la force et la droiture de la volonté. A noter éga-
lement un commentaire judicieux des expressions « obtenir de
soi », « prendre sur soi », qui se rattache étroitement au problème
de l'éducation.
Entretiens socialistes par Lucien Deslinières (chez l'auteur, 0^,
rue St-Lazare, Paris).
Cette petite brochure offre assez bien le type des opuscules que l'on
répand dans le peuple pour y accréditer, sous une forme populaire,
les sophismes socialistes, et dont l'influence Jointe à celle de certains
journaux, explique assez bien l'obstination avec laquelle bien des
ouvriers se raccrochent à des abstractions et à des formules fort
creuses.
Pour donner une idée de l'état d'esprit de M. Deslinières, citons le
sommaire d'un de ses chapitres, intitulé « Forces perdues par la so-
ciété capitaliste ». L'énumération est la suivante :
Oisifs et inutiles. — Propriétaires et rentiers. — Banquiers et hommes d afiaires
— L'armée. — Le clergé. — Les fonctionnaires. — Cafetiers, hôteliers, débitants.
— Petit commerce. — Police et gendarmerie. — Le socialisme assure une situa-
tion équivalente à tous ceux dont les emplois ou fonctions seront sui)primés. —
Chômage industriel et agricole. — Doniestiquc^s. — Population irrégulière. —
4U pour lOU de déchet social! — Le socialisme utilisera toutes les forces produc-
tives.
104 LA SCIENCE SOCIALE.
Et, un peu plus loin, toujours dans le même sommaire : u Le socia-
lisme supprime la pauvreté. >)
Ce livre, nettement nuisible, est intéressant comme document, et
montre de quels leviers se servent les théoriciens du parti pour agir
sur les masses.
Ouvrages déposés aux hurcaiix de la Bévue :
L'Action du clergé dans la réforme sociale, par Paul Lapeyre. —
P. Lethielleux, Paris.
L'Église et les origines de la Renaissance, par Jean Guiraud. —
Victor Lecoffre, Paris.
Mon nouveau Vicaire, journal humoristique d'un vieux curé (scènes
de la vie irlandaise), par P. -A Sheehan, librairie Charles Amat,
Paris.
Article 10 du code d'intruction criminelle, par Henri Coulon ,
avocat à la Cour de Paris. — Marchai etBillard, Paris plaquette).
L'Idée de patrie et rhumanitarisme. Essai d'histoire française
(1866-i90i\ par Georges Goyau. — Perrin et C'% Paris.
Autour d'une vie (Mémoires), par Pierre Kropotkine. — P. Y.
Stock, Paris.
Le Compagnonnage. Son histoiie, ses coutumes, ses règlements,
ses rites, par E. Martin Saint-Léon. — Armand Colin, Paris.
Traité de législation ouvrière, par Louis Courcelle (préface de
M. Paul Boauregard, député). — Giard et Brière, Paris.
Le Directeur Gérant : Edmond Demolins.
TYPOGRAPHIE FIRHIN-DIDUT ET C" . — PARIS.
QUESTIONS DU JOUR
LE PROCÈS DU JURY
On s'est beaucoup occupé du jury dans ces derniers temps.
Plusieurs verdicts « sensationnels » ont soulevé les commen-
taires de la presse, et des voix se sont élevées pour mettre en
question, une fois de plus, l'institution elle-même. On sait que
ces polémiques ne datent pas d'hier et que le jury, depuis qu'il
existe en France, a provoqué à maintes reprises des réclama-
tions de ce genre. Il faut croire d'ailleurs que l'organisation
de ce mécanisme judiciaire se heurte naturellement à de bien
grandes difficultés, puisque, depuis un peu plus d'un siècle, le
législateur français n'a pas édicté moins de soixante lois diffé-
rcr*tes pour régler ou modifier le fonctionnement du jury.
Le jury a la spécialité des verdicts qui déconcertent et scan-
dalisent fortement. Un homme qui en a égratigné un autre est
à peu près sûr, s'il passe en correctionnelle, de se voir infliger
un châtiment quelconque. Un homme quia tué, et qui l'avoue,
peut sortir absolument indemne de la cour d'assises, de sorte
— des jurisconsultes l'ont observé avec inquiétude — que, dans
certaines circonstances, il est beaucoup plus sûr pour un mal-
faiteur de tuer sa victime que de la blesser. De même, une lé-
gère médisance à l'encontre d'un particulier peut coûter cher
à celui qui l'imprime, mais, si vous écrivez, dans un journal,
que votre député est un voleur, un assassin, un homme souillé
T. XXXIII. 8
lOG LA SCIENCE SOCIALE.
des crimes les plus infâmes, vous avez la certitude à peu près
complète d'être acquitté haut la main, parce que la difi'amation
des hommes publics relève de la cour d'assises; et les intéres-
sés savent si bien qu'il faut compter avec cette invariable in-
dulgence qu'ils s'abstiennent généralement de poursuivre, lais-
sant les journalistes dire d'eux tout ce qu'il leur plaît.
C'est, en général, une indulgence excessive que l'on reproche
au jury. Cette indulgence se manifeste principalement à propos
de deux sortes de crimes : les meurtres dits « passionnels » et
les délits de presse. Mais il est aussi des cas où l'on accuse le
jury d'une sévérité qui passe les bornes. La chose arrive, assez
rarement, à l'occasion de certains crimes dont les circonstances
extérieures sont particulièrement atroces, et qui soulèvent un
grand courant d'indignation dans les masses populaires, sans
que la saine raison puisse en déduire une plus grande certitude
de la culpabilité de l'accusé, ou, s'il est coupable, de sa pleine
responsabilité. Mais elle éclate surtout quand il s'agit de punir
les crimes contre la propriété : émissions de fausse monnaie,
banqueroutes frauduleuses, faux, escroqueries commises par
les officiers ministériels, etc.
Tout bien compté, le jury pèche plutôt par excès d'indulgence
que par excès de sévérité. Un chroniqueur disait plaisamment
que, si les magistrats, dans les tribunaux correctionnels, tendent
à devenir des machines à condamner, les jurés, eux, tendent à
devenir plutôt des machines à acquitter. Détail à noter : c'est
surtout le jury parisien qui prête le flanc à la critique, et un
faiseur "de bons mots a mis en scène un fournisseur qui, ne
pouvant réussir à faire « acquitter » une facture par un débi-
teur récalcitrant, s'entend donner cet obligeant conseil : « En-
voyez-le au jury de la Seine. »
Ce qui veut dire, en d'autres termes, que l'indulgence de ce
jury est en passe de devenir proverbiale. Cette particularité
nous aidera tout à l'heure dans la recherche des causes sociales
qui peuvent contribuer à produire le phénomène en question.
Le caractère essentiel des jurés est de n'être pas àc^ jugeurs
LE PROCÈS DU JURY. 107
professionnels. Ce sont des citoyens ordinaires, diversement
occupés, et réquisitionnés, une fois en passant, pour dire aux
juges si tel fait qualifié de criminel leur parait ou non avoir
été commis par telle ou telle personne. Cette institution se rat-
tache à la pratique du jugement j)ar le 'peuple, qui existait, en
certains cas tout au moins, soit dans les républiques de l'anti-
quité grecque et romaine, soit chez les peuples germains. Ces
tribunaux populaires représentaient l'opinion prenant corps
devant Taccusé sous la forme d'une foule ou d'un groupe
de simples particuliers, investis par la coutume du droit de
l'entendre, de le condamner ou de l'absoudre. Mais, d'une
part, la justice impartiale s'accommode mal des groupes nom-
breux, que traverse forcément le souffle des passions et dont
les délibérations dégénèrent facilement en manifestations tu-
multueuses. D'autre part, le peuple ne peut perdre son temps
à juger. On sait la satire qu'Aristophane a faite du fameux tri-
bunal des héliastes, lequel pouvait être comparé, en définitive,
à une grande liste de jurés. Racine, en transposant le thème
des Guêpes dans les Plaideurs, a radicalement modifié l'objet
de la satire, et, au lieu de s'en prendre, comme Aristophane,
aux travers d'un citoyen qui veut toujours remplir cette fonc-
tion exceptionnelle de juge, il a mis sur la sellette les lubies
d'un magistrat professionnel qui exerce sa profession à contre-
temps.
Les peuples à pouvoirs forts ont vite perdu, si même ils les
avaient jamais eus, ces sortes de tribunaux populaires, et le
soin de juger les coupables a été confié à des magistrats de
profession, nommés parle souverain. C'est ce qui s'est passé
en France où, à mesure que la royauté poursuivait sa lutte vic-
torieuse contre la féodalité, s'est efTacé peu à peu tout vestige
du jugement par les boni hoiriines, ou rachimbourgs, qui exis-
tait au moment de la conquête franque, et du jugement par les
pairs, qui ne subsista plus que pour quelques privilégiés. En
Angleterre, au contraire, le jury se maintint, et se maintient,
non seulement pour les causes criminelles, mais pour les causes
civiles. C'est en étudiant les institutions de ce pays que Montes-
108 LA SCIENCE SOCIALE.
qiiieu découvrit et signala les avantages de cet organisme
judiciaire, et c'est de ce modèle que s'inspirèrent les législa-
teurs de la Constituante pour en gratifier notre pays.
Le jury, en France, n'est donc pas sorti spontanément de
l'état social. C'est une adaptation étrangère, c'est une institu-
tion qui, donnant ailleurs de bons résultats, a suscité chez nos
législateurs l'espoir de voir ces bons résultats se produire éga-
lement chez nous. Ce genre de calcul peut se trouver juste;
mais il peut aussi être inexact. Dans l'espèce, il ne parait pas
avoir conduit à une erreur bien grave, mais il est évident, tout
de même, que toutes les espérances conçues à son propos n'ont
pas été réalisées.
Les jurés sont des hommes, et ces hommes sont inséparables
de leur milieu. La fiction légale qui les place pour un instant
dans une sphère idéale et sereine, qui les sépare ou prétend les
séparer de toutes les influences et de tous les bruits du dehors,
qui les soustrait ou prétend les soustraire à la prévoyance
même des conséquences pénales que pourra produire leur ver-
dict (1), ne peut empêcher qu'un tel est agriculteur, tel autre
industriel, tel autre commerçant, tel autre homme de lettres,
que chacun de ces douze hommes investis du droit redoutable
(1) L'article 342 du Code d'instruction criminelle ordonne, avant la délibération
des jurés, la lecture de l'instruction suivante :
« La loi ne demande pas compte aux jurés des moyens par lesquels ils se sont con-
vaincus ; elle ne leur prescrit point de règles desquelles ils doivent faire particuliè-
rement dépendre la plénitude et la suffisance d'une preuve; elle leur prescrit de
s'interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement, et de chercher, dans la sin-
sérité de leur conscience, quelle impression ont faite sur leur raison les preuves rap-
portées contre l'accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur dit point : Vous
tiendrez pour vrai tout fait attesté par tel ou tel nombre de témoins; elle ne leur dit
pas non plus : Vous ne regarderez pas comme suffisamment établie toute preuve qui
ne sera pas formée de tel procès-verbal, de telles pièces, de tant de témoins ou de
tant d'indices; elle ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la
mesure de leurs devoirs : Avez-vous une intime conviction?
« Ce qu'il est bien essentiel de ne pas perdre de vue, c'est que toute la délibéra-
tion du jury porte sur l'acte d'accusation, cest aux faits qui le constituent et qui
en dépendent, qu'ils doivent uniquement s'attacher; et ils manquent à leur premier
devoir lorsque, pensant aux dispositions des lois pénales, ils considèrent les suites
que pourra avoir, par rapport à l'accusé, la déclaration qu'ils ont à faire. Leur mis-
sion n'a pour objet la poursuite ni la punition des délits; ils ne sont appelés que
pour décider si l'accusé est, ou non, coupable du crime qu'on lui impute. »
LE PROCKS DU JURY. 109
de vie et de mort est, au point de vue intellectuel, le produit
d'une éducation qui influera sur son vote. C'est dire, en défini-
tive, que leur façon de se former une conviction, aussi sincère
qu'on la suppose, dépendra étroitement de ces mille liens par
lesquels ils se trouvent incorporés eux-mêmes à cette société
qui les prend un instant pour vengeurs.
Et, tout d'abord, avons-nous dit, ces hommes ont une pro-
fession.
On a de bonne heure reconnu les inconvénients qu'il y avait
à donner à tout citoyen le droit de siéger comme juré. Tout
homme majeur dispose d'un bulletin de vote pour élire les as-
semblées de son pays, ce qui lui permet évidemment de com-
mettre bien des sottises électorales; mais ces sottises s'aper-
çoivent moins que les sottises judiciaires. La loi a stipulé, assez
sagement, qu'il fallait, pour être juré, avoir une certaine « sur-
face », des moyens d'existence indépendants et une instruction
passable. Il en résulte qu'une catégorie spéciale de citoyens,
les commerçants, occupent sur les listes des jurys une place
relativement importante. Et voilà déjà une particularité qui
explique très bien la rigueur avec laquelle les crimes contre la
propriété se trouvent punis. Les fausses monnaies et les fausses
signatures sont choses dangereuses pour tout le monde; mais
pour qui s'adonne à un commerce, le danger est cent fois plus
grand et apparaît cent fois plus clair. Il y a, dans la répression
de crimes pareils, une question de sécurité commerciale. En
même temps que le juré songe à punir, le commerçant songe à
se défendre. Il faut voir, par exemple, l'empressement avec le-
quel un avocat défendant un criminel accusé de faux récusera
un banquier, même sans le connaître, s'il voit son nom inscrit
sur la liste des jurés. C'est qu'il flaire à coup sûr, dans cet
homme si vivement intéressé à la scrupuleuse exactitude des
signatures, un adversaire instinctif de son client, adversaire
qui, même avec toute la loyauté possible, n'acquittera que si
des arguments de première qualité lui font violence. Un littéra-
teur, un cultivateur seront, à priori, beaucoup moins dange-
110 LA SCIENCE SOCIALE.
reiix, parce qu'ils sentiront beaucoup moins vivement le besoin
d'effrayer les criminels de cette espèce.
Ce même privilège qu'ont les jurés d'appartenir à une caté-
gorie sociale de gens « respecta])les » ayant des professions bien
cataloguées, fait encore sentir son influence, mais d'une autre
manière, lorsque le crime à juger — meurtre ou violence — se
passe entièrement dans un monde irrégulier, comme c'était pré-
cisément le cas, il y a quelques semaines, pour un malfaiteur de
profession peu avouable qui avait tué une danseuse. Ces sortes
de. meurtres laissent le bourgeois « respectable » un peu froid.
Il se dit que pareil accident n'arrivera pas à sa fille; ou, s'il ne
se le dit pas, il en a confusément conscience. Le mépris qu'il a
pour la victime affaiblit l'indignation qu'il peut ressentir à
l'égard de l'assassin; et alors, cpi'un avocat habile fasse valoir ses
raisons, bonnes ou mauvaises, le juré, exempt de toutes pré-
ventions hostiles, se laissera plus facilement persuader. Dans le
cas que nous visons, un jury composé de rôdeurs de barrières
aurait condamné sans pitié, de même qu'un jury composé d'ou-
vriers sans économies et ne songeant pas à en faire ne verrait
peut-être pas grand inconvénient à acquitter un faussaire ou un
banqueroutier, pour peu qu'un avocat, en quelques phrases
touchantes, évoquât classiquement les pleurs de la femme
et les cris des petits enfants. Le point de vue change donc
selon la profession, et — les sincérités restant égales — deux
jurys recrutés dans diverses catégories sociales pourraient
très bien, l'un condamner, l'autre acquitter le même cri-
minel, défendu, au moyen des mêmes preuves, par le même
avocat.
Ajoutons que, par le seul fait d'exercer une profession autre
que la profession de juge , le juré offre infiniment plus de prise
que le juge professionnel aux habiletés de l'avocat, surtout de
l'avocat spécialiste, dit « de cours d'assises >>. En présence de
certains éclats d'éloquence, le juge professionnel sourit inté-
rieurement. Il salue tout bas de vieilles connaissances. Il mur-
mure : « Ça ne prend pas ». Avec le juré, ça prend, parce que
c'est la première fois que celui-ci est obsédé par ces argumenta-
LE PROCÈS DU JURY. 111
t ions savantes, et qu'il ne peut en percera jour le machiavé-
lisme poignant.
Influencé par la nature de ses occupations professionnelles, le
juré l'est encore par le genre de vie qu'il mène, par ses habi-
tudes, c'est-à-dire par celles de son milieu.
Voilà un homme qui lit des journaux. C'est son pain quoti-
dien, l'accessoire obligé de son chocolat ou de son café au lait
du matin. Ces journaux, en très grand nondDre, renferment de
violentes injures contre les institutions ou contre les person-
nages politiques. Cela semble, à celui qui les lit, tout naturel.
Vienne le jour où quelque attaque plus virulente, quelque ac-
cusation plus précise excite le ressentiment du personnage visé,
et que celui-ci exerce des poursuites en cour d'assises, le juré
ne verra pas trop en quoi les expressions déférées à son verdict,
semblables à tant d'autres qui sont demeurées, demeurent et
demeureront impunies, méritent un sévère châtiment. Tel jour-
naliste a dit que tel sénateur avait l'habitude de s'enivrer. Bah î
qu'est-ce que cela peut faire? Ne peut-on pas citer tel autre jour-
naliste, très connu, qui, plusieurs centaines de fois, a mis des
viols et des assassinats sur le compte de tel autre sénateur, sans
que celui-ci s'en soit jamais inquiété? Et puis, quand on se met
dans la politique, n'est-il pas entendu qu'il faut se préparer à
digérer tous les afl'ronts? Le jury est donc persuadé que le séna-
teur injurié n'est nullement un ivrogne, et, par conséquent, que
le journaliste a eu tort; mais, dans sa bonne grosse opinion, ^< il
n'y a pas là de quoi fouetter un chat », et il acquitte le journa-
liste.
De même, qu'un professeur de FUniversité publie des articles
révolutionnaires, insidte la patrie et le drapeau, exhorte les
soldats à se x'évolter contre les officiers : qu'importe encore?
Tout cela est fort vilain, évidemment; c'est « un peu raide ».
Mais, encore une fois, ce cas particuher difi'ère si peu de tant
d'autres dont le parquet ne s'émeut pas que le jury se senties
mêmes trésors d'indulgence. Ces hommes ont vraiment trop lu,
et lu des choses pas trop « raides >y elles-mêmes pour bien sen-
tir la nécessité de mettre un frein à la licence des insulteurs et
112 LA SCIENCE SOCIALE.
des (lifFamateurs de la presse. Le papier supporte donc tout....
sauf les diffamations qui visent un particulier, car alors c'est le
tribunal correctionnel qui prononce, et c'est vraiment un con-
traste très curieux que cette impunité assurée à qui lancera les
plus flagrantes calomnies contre un homme d'État, alors que les
diff'amateurs se mordraient les doigts d'avoir légèrement médit
de son valet de chambre. De même, on peut écrire dans un
journal que tel juge est un scélérat, mais si, à l'audience, on le
qualifie d'imbécile, on ne s^en tire pas sans quelc[ues mois de
prison. Pourtant le mot prononcé à l'audience n'est entendu que
de quelques personnes, alors que l'injure imprimée sera peut-
être lue par un million de lecteurs. C'est l'insurrection victo-
rieuse des mœurs contre la logique, le triomphe des habitudes
acquises sur les principes théoric[ues du droit.
Une autre habitude, ou, pour mieux parler, un autre genre
d'événement dont on est souvent témoin, ce sont les duels. A
chaque instant l'on apprend que M. X*** s'est battu avec M. Y***,
et presque personne n'exprime à ce propos une désapprobation
quelconque. Il en résulte chez les jurés un état d'esprit qui se
traduirait par l'acquittement des duellistes, si l'on exerçait des
poursuites contre ceux-ci. Mais on sait que le parquet ferme les
yeux sur cette catégorie de crimes. Or, il en est une autre que
l'on poursuit, et qui n'est pas sans présenter avec le duel une
ressemblance notable. Ce sont les vengeances privées. La ven-
geance privée, qu'on l'observe bien, est beaucoup plus logique
c|ue le duel, car celui qui veut se venger ne commet pas l'im-
prudence d'avertir son adversaire et de lui donner des avantages
contre lui. Il tue, mais ne veut pas être tué; il exécute, mais
il ne reconnaît à son adversaire aucun droit de l'exécuter lui-
même. L'homme qui se venge accomplit injustement un acte de
justice; il se substitue à la société dans la fonction qui consiste à
punir. Pour cette révolte, il y a lieu de le punir lui-même, abso-
lument comme il y aurait lieu de punir ceux qui se battent en
duel. Or, on ne punit pas ceux-ci. Pourquoi donc punit-on ceux-
là? C'est la question que bien des jurés doivent se poser, ou tout
au moins C£ui se pose implicitement dans les profondeurs de leur
LE PROCÈS DU JURY. 113
conscience. Un homme découvre que son honneur conjugal est
perdu par le fait d'un autre homme. Il le provoque, lui envoie
ses témoins, le rencontre le lendemain matin dans la clairière
d'un bois, et se trouve assez fort en escrime pour le transpercer
de part en part. Un autre, faisant la même découverte, n'a pas
la patience d'attendre, saute sur un revolver, et, séance tenante,
brûle la cervelle de celui qui l'a déshonoré. Les deux cas ne sont-
ils pas terriblement semblables, et, s'il y a circonstances atté-
nuantes, absence de préméditation, mouvement irrésistible,
(( coup de folie », ne trouve-t-on pas tout cela dans le second cas
beaucoup plus que dans le premier? Le jury n'hésite donc pas :
il acquitte. Il acquitte même en d'autres cas moins caractérisés,
où les situations justifient moins son indulgence, mais qui se ra-
mènent encore au type de la vengeance privée, de la vendetta,
comme disent les Corses, c'est-à-dire à une espèce de meurtre
embellie par l'imagination et consacrée par les mœurs.
Avec ses préventions professionnelles, avec l'état d'âme issu de
ses habitudes et du spectacle journalier des mœurs de son milieu,
le juré apporte encore à la cour d'assises son bagage intellec-
tuel, l'ensemble des notions ou des renseignements divers qui
lui ont été inculqués, soit au collège, soit par les livres qu'il a
lus, soit par les thèses qu'il a entendu soutenir.
Or, c'est une constatation banale que celle de l'anarchie qui
règne dans les idées. Les querelles et les billevesées des philoso-
phes ne demeurent pas dans la sphère nébuleuse où planent ces
derniers. Elles descendent par lambeaux épars, déformées, dé-
figurées, dans les cerveaux bourgeois, chez tous ceux qui ont fait
« leur philosophie », chez tous ceux qui ont lu ou parcouru des
ouvrages sérieux, ou des articles à prétention doctrinale, chez
tous ceux encore qui ont entendu pérorer ou pontifier des philo-
sophes de rue, de cabaret, de réunions publiques ou de salon.
D'autre part, dans un grand nombre d'esprits, la foi religieuse
n'est plus là pour maintenir certains principes fixes, inébranla-
bles au milieu du flottement universel des idées. Ne prenons
qu'un exemple. Combien de philosophes nient le libre arbitre^
H4 LA SCIENCE SOCIALE.
Certes, pende philosophes sont jurés (heureusement î) mais il
suftit que leurs théories aient déteint sur la masse confuse des opi-
nions d'un bonhourgeois, lecteur d'ouvrages « déterministes »,
pour que celui-ci, en présence d'un accusé c[u'on lui amène, se
pose, non point la question : u Cet homme a-t-il agi lilDrement? »
mais une autre question beaucoup plus générale et beaucoup
plus dangereuse : « L homme peut-il agir librement? » Sans doute,
ilya d'heureuses inconséquences qui corrigent les terribles résul-
tats que pourraient avoir des verdicts rendus sous de telles ins-
pirations. Mais, c'est égal, l'esprit est imprégné de doutes, voilé
d'obscurités, plus facile à ébranler que s'il y régnait des prm-
cipes justes et fermes. Dans ces conditions, on conçoit que l'avo-
cat a beau jeu. Outre les portes qui sont déjà ouvertes, et qu'il
n'a pas besoin d'ouvrir, il y a celles qui sont mal fermées, et
qu'il pousse d'une chiquenaude. En fait, un jury d' « intellec-
tuels », pénétré des opinions déterministes, serait condamné à ne
jamais condamner. Ce serait un cas extrême, un cas-limite, qui
ne se produit pas en réalité ; mais, étant donné les caractères
de l'instruction moderne, il est bien évident que bien des cer-
veaux de jurés doivent contenir des doses plus ou moins atté-
nuées de ces doctrines dissolvantes, et que cette cause n'est pas
étrangère à Ténervement de la répression.
Les découvertes de la science moderne ont considérablement
enrichi l'arsenal de l'avocat. On a maintenant des théories sur
riiallucination, la suggestion, la dégénérescence, théories dont
certains jurés ont de vagues teintures. Ces tJiéories servent
même assez bien, dans le cas où le crime est atroce, car cette
atrocité seule, entre les mains d'un défenseur habile, devient
une preuve que le criminel a agi sous l'empire d'une « impulsion »
maladive. De sorte que le peu de gravité et la gravité des cir-
constances peuvent être exploitées également pour incliner vers
l'indulgence des hommes plus ou moins Imioptisés eux-mêmes
par l'appareil scientifique étalé à grand fracas sous leurs yeux.
Il ne faut donc pas nous étonner de voir le jury de la Seine
tenir la tête parmi ceiLx qui sont plus portés à l'absolution qu'à
la répression. C'est à Paris, en effet, que l'anarchie des idées est
LE PROCÈS DU JURY. iio
le plus complète. C'est le juré parisien qui, en écoutant le mi-
nistère public, se pose le plus souvent la question : « Qui sait? »
et, en écoutant la défense, la question : « Pourquoi pas? » Dès
que rintérêt personnel n'est pas enjeu, le scepticisme prend la
première place dans ces âmes ravagées par tant de doutes. Or,
c'est un fait reconnu que le scepticisme engendre toutes sortes
de tolérances, les bonnes comme les mauvaises.
Mais le relèvement du niveau intellectuel produit encore un
autre effet.
Quoique rarement gradués en droit, les jurés n'ignorent pas
l'effet que doit avoir leur verdict. L'article 3i2 a beau leur dire :
« Faites comme si vous ignoriez », l'ignorance ne se commande
pas, et l'oubli encore moires. Au contraire. Il suffit de vouloir
oublier une chose pour qu'on la retienne bien mieux que toutes
les autres. Les jurés savent donc que, s'ils font telle ou telle
réponse, elle se traduira pour l'accusé par la peine de mort, par
les travaux forcés, par la réclusion, par telle peine que, dans
leur for intérieur, ils peuvent juger trop sévère. Sans doute, ils
n'ont pas le droit de \di juger trop sévère, puisque, en aucune
manière, ils n'ont le droit àe juger. Ils n'ont à se prononcer que
sur l'existence ou la non-existence d'un fait. Mais les artifices
de la loi ont beau faire, le juré veut juger; il se forme une opi-
nion sur le degré de culpabilité de l'accusé qui comparait de-
vant lui, et il n'entend pas que la cour prononce une peine que
lui-même, juré, ne prononcerait pas s'il était juge. Pour enlever
à la cour cette tentation, ou plutôt pour la soustraire à cette né-
cessité, il a recours au moyen extrême : il acquitte. C'est comme
s'il disait à l'accusé : « Tu mérites, à mon a\is, deux ans de
travaux forcés ; la cour t'en octroierait dix : donc tu n'en auras
pas du tout. )) Et le juré, dans son verdict, nie efl'rontément
un fait rendu absolument évident par les débats, avoué quel-
quefois par l'accusé lui-même. D'autres fois, le juré veut bien
condamner, mais, pour obliger la cour à atténuer la peine, il
se prononce d'une façon non moins bizarre sur certaines ques-
tions qui lui sont posées. C'est ainsi que, dans le cas d'un fils
condamné pour violences sur la personne de son père, le jury
116 LA SCIENCE SOCIALE.
dira « oui » sur la question des violences, mais ajoutera « non »,
imperturbablement, sur la question de savoir si l'accusé est vrai-
ment le fils de son père, ce que personne au monde n'avait pour-
tant songé à contester. Dans le même esprit, il déclarera qu'un
vol commis à deux heures du matin a été commis u de jour ».
et non pas de nuit. Le crime, par le fait même, devenant
moins grave, la cour applique une peine moins forte. C'est tout
ce que voulait le bon juré, lequel a fait preuve d'intelligence, mais
au prix d'une révolte formelle contre les stipulations de la loi.
On a beaucoup dit que le défaut du jury est de se laisser trop
facilement emporter par les courants de l'opinion. Mais cette
opinion, qu'on le remarque bien, n'est autre que celle du milieu
d'où sort le jury, et dont celui-ci constitue un échantillon pri-
vilégié. Cela revient à dire que le juré, n'étant pas un profes-
sionnel, ne s'étant pas formé dans son for intérieur, par suite
d'une longue habitude des jugements, ce code de règles indi-
^'iduelles qui aide le juge proprement dit à se prononcer dans
une foule de cas possilole. est naturellement accessible aux
mêmes raisons qui frappent la foule des non-jurés.
La vérité, c'est que le juré se ressent dans ses verdicts de ce
qu'est sa position sociale, et qu'il vaut ce que vaut sa formation
sociale, ce que vaut aussi la formation sociale de ce vague « pu-
blic » dont les opinions dominantes se reflètent dans les siennes.
Si le niveau de l'éducation doit baisser encore, si les croyances
doivent encore s'efiPacer et les principes se pulvériser, il faut
s'attendre, pour l'avenir, à des verdicts bien plus incohérents,
bien plus extraordinaires que ceux dont on se scandalise aujour-
d'hui. Si au contraire l'éducation s'améliore dans un très grand
nombre de familles, s'il en soii un nombre croissant d'hommes
sérieux, indépendants, ayant des convictions fermes, sachant
jauger les théories et ne pas se laisser éblouir par les fantasma-
goriques déballages de « science moderne », il faut compter au
contraire sur des verdicts plus régulièrement marqués au coin
du bon sens.
Voilà pour ce qui est des individus. L'État, à son tour, n'est
LE PROCÈS DU JURY. 117
pas indemne de reproche, et le problème qui nous occupe est
un de ceux qui admettent, pour une part tout au moins, la con-
clusion que l'on applique si volontiers à l'exposé de tant d'autres
défectuosités sociales : « C'est la faute au gouvernement. » La
justice, en effet, est, par excellence, la matière gouvernemen-
tale. Elle est la raison d'être essentielle et première du grou-
pement dénommé État. Ce qui justifie l'existence de celui-ci,
c'est la nécessité de maintenir la sécurité, nécessaire elle-même
au libre jeu de la vie privée et des initiatives individuelles. Si
donc les représentants du pouvoir législatif font des lois pénales
défectueuses, ils sont responsables de la répugnance que les
représentants du pouvoir judiciaire pourront avoir à les appli-
quer. Un châtiment modéré, mais qu'on 'applique, est préférable
à un châtiment sévère, mais que l'on n'applique pas. Qu'on se
souvienne de la loi du sacrilège, édictée par la Restauration.
Cette loi, quelles que fussent les bonnes intentions de ceux qui
l'avaient votée, constituait, en fait, un encouragement au sacri-
lège, vu que les jurys, efiPrayés par la rigueur de la répression,
préféraient nier le fait et rendre les coupables à la liberté.
Tel a été longtemps le sort des malheureuses femmes poursui-
vies pour infanticide. Certes, théoriquement, il est absolument
juste d'assimiler le meurtre de l'enfant qui vient de naître au
meurtre d'un homme. Objectivement, comme disent les philo-
sophes, les deux crimes sont égaux. Seulement, les accusées
de cette catégorie étaient, avant la récente loi qui a modifié sur
ce point les dispositions pénales, tellement sûres d'être acquit-
tées par un jury qui compatissait à leur détresse, que les magis-
trats instructeurs se voyaient obligés, en bien des cas, de recourir
à un stratagème juridique, et, transformant le crime en délit,
de poursuivre les coupables pour « suppression d'enfant », ce
qui était, en définitive, un simple abus de langage. Pour mieux
punir l'infanticide, on a vu qu'il fallait moins le punir.
Quant à supprimer le jury, comme certains publicistes le
réclament, surtout au lendemain de certains verdicts qui les
indignent plus fort que d'habitude, c'est une solution que l'exa-
118 LA SCIENCE SOCIALE.
men des faits est loin de se recommander comme bonne. Les
magistrats professionnels ont leurs errem's, eux aussi; ils ont
aussi leurs préventions, et cette irrésistible inclination à con-
sidérer comme coupai des, à l'avance, des gens que les com-
missaires de police et les juges d'instruction ont déjà considérés
comme tels. Ceux qui assistent à des séances de correctionnelle
où ils voient '<. expédier », en une heure, vingt ou trente affaires
invariablement terminées par des condamnations qui seml^lent
apprises par cœur, ne sortent pas de là très favorablement dis-
posés à l'égard de ce qu'on pourrait appeler irrévérencieusement
des distrilmteurs automatiques de mois de prison. Le juré acquitte
un peu trop, c'est vrai; mais le juge condamne instinctivement ,
un peu comme le chien fidèle qui, pour être plus sûr de ne pas
épargner un voleur, sautera aux mollets d'un visiteur inofiensif .
A propos de chien, on se rappelle le procès des Plaideurs. En-
dormi par la plaidoirie de l'Intimé, Dandin ne se réveille à moitié
que pour crier : « Aux galères I » C'est de la caricature, mais
osera-t-on dire qu'elle ne constitue pas l'exagération d'une ten-
dance réelle et bien observée?
Le jury est un organisme politique, et constitue un précieux
obstacle aux empiétements du pouvoir central. Les juges ordi-
naires sont trop dans les mains du pouvoir. Il est des cas où
il y a lieu de suspecter leup indépendance. Ils sont inamovibles,
c'est vrai, mais cette inamovibilité soutire de fâcheuses excep-
tions, toutes les fois qu'un gouvernement voit, avec trop de dé-
plaisir, les magistrats rendre des sentences contraipes à sa po-
litique. En outre, il y a la séduction de l'avancement , sans
compter les faveurs dont peut bénéficier la famille d'un juge
qui rend des services en même temps que des arrêts. On a
donc vu dans le jury un heureux obstacle à cette omnipotence
de l'État, en matière de châtiments. Le jury, c'est un extrait du
peuple, c'est le tribunal de la nation réduit à l'état de frag-
ment représentatif; c'est un prélèvement d'échantillons humains
sur la masse de la nation à laquelle il conviendrait, théorique-
ment, de soumettre le litige. Le verdict du jury est un référendum
sur le passé, comme le référendum est un verdict sur l'avenir.
LE PROCÈS DU JUMV. 110
Grâce au jury, dos citoyens dont le seul crime est de faire
au clan du politicien dominant une opposition véhémente, peu-
vent échapper aux rancunes de leurs adversaires et empêcher
ceux qui gouvernent de verser trop complètement dans la ty-
rannie. « Toute chose, dans l'état social, dit Royer-Collard^
aboutit à des jugements. L'intervention des citoyens dans les
jugements est donc la garantie véritable, définitive, de la li-
berté. » Il suffît du reste de se rappeler l'origine anglaise du
jury pour comprendre les liens intimes qui relient cette insti-
tution à ce besoin d'autonomie qui caractérise les groupements de
populations particularistes et à la nécessité de fournir des ga-
ranties à l'individu contre la mainmise de l'État.
Tout parait donc conseiller de ne pas abolir le jury, mais
de le rendre au contraire plus libre, de l'associer plus intime-
ment à l'œuvre des magistrats qui le consultent, afin d'en 0I3-
tenir des verdicts plus intelligents et plus matériellement
vrais. Ce qu'il faut aussi — mais c'est plus difficile — c'est
d'améliorer les jurés, ce qui ne se peut que par la multiplica-
tion des progrès individuels dans la classe où on les recrute,
et, en particulier, par la diffusion croissante d'un sentiment
indispensable, à quiconque veut exercer une fonction déléguée
à l'individu par la souveraineté nationale : celui de Vintérèt
général et supérieur de la société. Il faut que le juré se dise
qu'il doit conduire sa barque entre deux écueils. Trop sévère,
il sacrifie d^s innocents, ce qui est criminel; trop indulgent,
il compromet la sécurité, ce qui est funeste. Or, s'il inq)orte,
avant tout, de ne jamais frapper une tête innocente, il importe
presque autant de ne pas mettre en danger la vie et les biens
d'une foule de victimes éventuelles par Timpunité assurée ou
rendue plus probable à certaines catégories de malfaiteurs.
La sécurité est un bien négatif, mais sans lequel beaucoup de
biens positifs n'existeraient pas. Pourquoi certains pays riches,
fertiles, exubérants même, comme les républiques sud-améri-
caines, sont-ils encore à peu près vierges, et improductifs pour
la société? Parce que la sécurité n'y existe pas et que les étrau-
120 LA SCIENCE SOCIALE.
gers capables, eux-mêmes, n'osent pas toujours s'y aventurer.
Pourquoi la Normandie, après l'établissement de Rollon, devint-
elle en peu d'années, au dire des historiens, une terre plantureuse
et pleine de ressources, où florissaient les entreprises agricoles
longtemps suspendues auparavant? Parce que le conquérant avait
su y maintenir une stricte justice, et faire des « exemples » qui
avaient efïrayé les malfaiteurs. Kollon, de nos jours, c'est le
jury. Il dépend de lui, dans une large mesure, de rendre au-
dacieuse ou timide Tannée obscure et flottante des criminels
en disponibilité, c'est-à-dire d'encourager ou de paralyser,
indirectement, l'essor des transactions, des communications,
des entreprises. C'est là une magnifique mission sociale. Les
jurés, a-t-on dit, sont d'autant plus pénétrés de la grandeur
de leur rôle qu'ils sont moins habitués à le remplir. Ce rôle
est plus grand encore qu'ils ne pensent, car les conséquences
invisibles d'im verdict s'étendent bien plus loin que ses consé-
quences visibles, se propagent dans le monde ténébreux des
désirs mauvais qui doivent ou ne doivent pas devenir des actes,
et vont ainsi se multipliant, bonnes ou mauvaises, par une série
de répercussions infinies.
G. d'Azambua.
HISTOIRE
DE LA FORMATION PARTICILARISTE
XVIII
LE MOUVEMENT COMMUNAL EN FRANCE (1).
Au point où nous sommes parvenus de l'histoire des peuples
particularistes, nous les avons mis demander principalement
leurs moyens d'existence à deux genres de travail : à la Pêche-
côtière avec une Culture rudimentaire, sur les rivages norvé-
giens ; à la Culture développée , quoique par des méthodes
simples, dans les terres saxonnes, franques et anglo-saxonnes.
Or, nous savons que le résultat naturel du développement de
la Culture est d'amener, après un certain temps, le développe-
ment de la Fabrication.
Nous allons donc voir les Particularistes, dans les terres à
Culture développée, rencontrer, à côté de ce régime de travail,
celui de la Fabrication.
Dans la première période de son développement, période qui
s'est prolongée jusqu'aux temps modernes, la fabrication chez
les peuples particularistes, comme chez les autres d'ailleurs,
s'est organisée sous la forme du Petit Atelier, cet atelier où
l'ouvrier travaille seul ou avec un petit nombre d'aides. L'étu(J6-
que nous allons faire, en suivant le cours de l'histoire, va donc
nous présenter la Formation parliculariste sous le régime de la
Fabrication, mais en Petit Atelier
(1) Voir l'article précédent, ja.ivior 1902 : Science sociale, t. XXXIII, p. 2 î.
T. XXXIII. V^
122 LA SCIENCE SOCIALE.
Cette étude nous ramène chez les Francs.
Nous les avons laissés au moment où l'émancipation des
serfs, après le triomphe complet de la féodalité sur les Méro-
vinsiens, attestait et venait accroître encore le prosrès de la
richesse culturale des domaines constitués à la manière franque.
Il est naturel, mais très intéressant, de constater que c'est pré-
cisément alors qu'on voit apparaître en France, au témoignage
de l'histoire, wie population indiisttnelle.
On entend par population industrielle une population qui
trouve assez de ressources dans la fabrication pour en faire
exclusivement on presque exclusivement son moyen d'existence.
L'apparition d'une population de ce genre est la plus claire
attestation de causes qui poussent à l'accroissement de la fa-
brication. Jusque-là, en France, nous l'avons vu. la fabrication
s'était tenue, comme tout le reste, enfermée dans le domaine.
C'étaient des « paysans « qui fal)riquaient pour le domaine et
sur le domaine tout ce qui lui était nécessaire : ils mêlaient la
fabrication à la culture. Mais, au douzième siècle, se produisent
des agglomérations grandissantes de gens qui s'adonnent exclu-
sivement à la fabrication et se séparent complètement du do-
maine. C'est ce qui est connu dans l'histoire sous le nom reten-
tissant de Mouvement communal.
Il n'est pas étonnant que, parmi les peuples particularistes,
ce soit chez les Francs que ce mouvement ait commencé. C'est
chez eux, nous en avons dit la raison, que la grande culture
s'était le plus développée avec le grand domaine, chez eux par
conséquent que la fabrication devait prendre le plus tôt son
essor. (Voir, entre autres : Science sociale, décembre 1901.
t. XXXII. p. 53-2 et 533.)
Les Francs avaient si radicalement et si complètement orga-
nisé leur société sur le domaine rural, que c'est un immense
embarras pour les historiens de savoir ce qu'étaient devenues
les villes au milieu du triomphe de la féodalité. Nous allons
cependant tacher de nous en rendre compte.
HISTOIRt: DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 123
Avant l'arrivée dos Francs en Gaule, la plupart des villes de
quelque importance avaient été mises par les empereurs ro-
mains de la décadence sous le régime tristement célèbre de la
Curie. On les appelait des Municipes.
En apparence , c'était une imitation du gouvernement inté-
rieur de l'ancienne Rome. Les citoyens propriétaires fonciers
étaient censés les Patriciens : il suffisait pour en être de possé-
der 25 jugères (6 hectares 23 ares) dans le territoire, étendu au
loin, qui relevait de la cité. Cette classe gouvernait le reste des
habitants, qui figuraient les Plébéiens. Ce patriciat, — modeste
à coup siir, mais dans lequel cependant se trouvaient, en assez
bon nombre, de grands et même de très grands propriétaires,
— s'appelait la Curie. Et ceux qui en faisaient partie s'appe-
laient les Cw'ials,
Un Grand Conseil, nombreux, était pris parmi eux : le conseil
des Décwions. Il était aux Curials ce que le Sénat était aux pa-
triciens.
Enfin, le pouvoir exécutif était confié à quelques membres
de ce Conseil, deux le plus souvent, qui portaient le nom de
Duumi'irs et jouaient le rôle de Consuls.
Voilà en gros, le système.
Telle était du moins l'apparence. Mais il faut voir la réalité.
La grande fonction de cette administration était, non pas tant
de gouverner les intérêts dumunicipe, que de percevoir l'impôt
pour l'empereur. Et — écoutez bien ceci, — les Curials étaient
tous et chacun responsables, sur leur fortune personnelle, du
paiement de l'impôt total de la ville et de son territoire. Vous
imaginez assez qu'avec la difficulté des temps, et en dépit des
honneurs, les Curials n'eurent pas de plus grand, désir que de
se défaire de leur dignité. Mais vous imaginez bien aussi qu'on
le leur défendit. Les rescrits des empereurs les attachèrent à la
Curie, comme ils attachèrent les colons romains aux concessions
territoriales, les uns pour répondre de l'impôt, les autres pour
y fournir. (Voir Science sociale^ avril 1901, t. XXXI, p. 323.)
Dans une société où lé pouvoir central a tout épuisé et atrophié ,
il croit remédier au mal en rendant obligatoire ce qui ne peut
124 LA SCIENCE SOCIALE.
plus marcher. Les malheureux curiais avaient une telle soif
de s'affranchir dune pareille torture, qu'ils se décidaient à fuir
en abandonnant leurs biens. On ne le leur laissa pas plus faire
cpi'aux colons ; on les ramenait, en les taxant d'une amende par
surcroît. Ils inventèrent de s'enrôler dans l'armée, d'entrer dans
le clergé, parce que le soldat et l'homme d'Église étaient
exempts des fonctions de Curial. On le leur interdit encore.
Pour toute pitié, les empereurs accordèrent aux municipes,
aux Gurials qui en étaient responsables, la faculté d'élire un Dé-
fenseur, officiellement admis à recourir directement au pouvoir
impérial contre les agissements excessifs du préteur ou de n'im-
porte quel gouverneur provincial poursuivant le paiement de
'impôt auprès des membres de la Curie. Les Curiais choisirent
ordinairement pour cette fonction difficile Févèque du lieu : on
sait que les sièges épiscopaux étaient établis dans les princi-
pales villes romaines.
Les fonctions municipales confiées à des habitants possédant
plus de 6 hectares attestent assez que les villes étaient avant
tout des lieux d'agglomération de propriétaires ruraux. Nous
avons déjà vu du reste que, sous le régime romain et gallo-ro-
main, les propriétaires de domaines pratiquaient communé-
ment la résidence urbaine. (Voir Science sociale, avril 1901,
t. XXXI, p. 320 et 321.) Dans les villes qui n'étaient pas, par
une situation exceptionnelle , des lieux naturels de commerce,
il y avait très peu de commerçants et même très peu de fabri-
cants. La raison en est que les propriétaires, habitants princi-
paux, avec leur entourage de clientèle, tiraient toutes leurs res-
sources des domaines qu'ils avaient aux environs. Les troupes
d'esclaves qu'ils entretenaient sur leurs terres, leur fournis-
saient non seulement les produits de la culture, mais les objets
fabriqués, qu'une partie de ces troupes élaboraient dans des ate-
liers ruraux, où elles étaient organisées, conduites, surveillées,
incitées par le représentant du maître. Elle surplus de cette fa-
brication était vendu au profit du propriétaire par des intermé-
diaires, qui dissimulaient au besoin son personnage pour le plus
grand honneur de sa qualité d'homme de condition libérale. On
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 125
peut encore voir aujourd'hui plus d'un pays, comme la Corse
par exemple, où les propriétaires ruraux vivent ainsi à la ville
des produits mêmes de leurs domaines et sont, de fait plus ou
moins apparent, les principaux commerçants.
Néanmoins, dans les municipes romains les mieux situés pour
le commerce, il y avait une notable population de commerçants
et de fabricants de profession. Il y en avait même qui formaient
des syndicats. Ces g*ens-là n'étaient pas propriétaires de biens-
fonds, mais ils n'échappaient pas pour cela à l'impôt : on taxa
leur profession. Cette taxation s'appelait \e chrt/sargijre, c'est-à-
dire « or et argent », parce qu'elle se percevait non pas en
marchandises, mais en espèces monétaires sur la caisse du mar-
chand. Tout naturellement, on rendit ces contribuables solidai-
rement responsables les uns des autres devant le fisc, comme on
avait fait pour les propriétaires fonciers. On les obligea à se
grouper en corporations de métier, de façon à ce que les gens
de même profession répondissent les uns pour les autres de l'im-
pôt du métier tout entier. Et, qui plus est, les corporations fu-
rent solidarisées entre elles et durent payer les unes au défaut
des autres. L'histoire mentionne des malheureux qui furent
contraints de vendre leurs enfants pour acquitter le chrysargyre
ainsi entendu.
En résumé, les municipes, à l'époque qui a précédé l'invasion
des Barbares, se constituaient de la corporation forcée des pro-
priétaires fonciers et des corporations forcées et solidaires des
gens de commerce et de métiers. Et le but de ces groupements
obligatoires était de rendre ceux qui en faisaient partie, respon-
sables du paiement de l'impôt les uns pour les autres.
Telle était l'organisation des Villes gallo-romaines, de la dé-
cadence.
On conçoit le soupir de soulagement qui s'échappa de ces gé-
hennes, quand les Barbares arrivèrent, faisant fder devant eux
les représentants de l'empereur.
En Gaule, les Mérovingiens envahisseurs, plus occupés d'abord
de poursuivre leur conquête que de l'organiser, n'eurent pas
126 LA SCIENCE SOCIALE.
souci d'administrer les villes, mais de les rançonner, ou de les
piller en cas de résistance. Pendant cette période d'invasion, les
villes abandonnées à elles-mêmes se régirent comme elles vou-
lurent et conmie elles purent. Elles furent en général dirigées
par le Défenseur, ordinairement l'évêque, comme je l'ai dit, qui,
pour ses fonctions épiscopales elles-mêmes, était désigné par la
confiance publique et même par l'élection populaire. Que de
fois ne voit-on pas les Barbares traiter avec les villes par Tin-
termédiaire de l'évêque ! Qu'on lui donnât ou non, d'ailleurs, le
titre de Défenseur, il n'importait pas beaucoup : le rôle, dans
des circonstances aussi poignantes, est au plus capable et au
mieux apprécié. Autour du personnage ainsi désigné par la
force des choses, se trouvaient les anciens Curials, débarrassés
de leur servitude légale par la retraite de l'administration ro-
maine, mais appelés, selon le besoin et d'un assentiment com-
mun, à fournir des magistrats pour juger les différends et les
méfaits ou pour s'occuper des intérêts publics. C'était en somme
un gouvernement de fait, exercé par des autorités naturelles
et surtout à l'amiable. On a vu, il y a une trentaine d'années
en France, quelque chose d'analogue dans les premiers moments
de roccupation allemande, alors que les représentants du pou-
voir central s'étaient retirés et que les agents allemands n'a-
vaient pas encore pu se substituer à eux. L'administration locale
qui se constitue spontanément en pareils cas. s'aide des usages
antérieurs et des formes traditionnelles, mais en les accommo-
dant largement aux circonstances.
Tel fut le régime des Villes gallo-romaines pendant t inva-
sion.
Quand, après l'invasion, l'occupation s'organisa, les Francs
s'installèrent pour la plupart dans des domaines, où ils établi-
rent la population de la façon que nous savons, où ils résidèrent
en permanence et où ils cherchèrent à se rendre indépendants
des pouvoirs publics. Ils se tinrent ainsi bien à l'écart des
villes. Elles restèrent aux Mérovingiens, qui y placèrent, comme
fonctionnaires annuels et révocables, des gens de leur truste.
HISTOIRE DE LA FORMATION l'ARTICULARISTE. 127
Leur habitude était d'envoyer dans la ville principale d^un
« pays », c'est-à-dire d'une petite région, un haut personnage
de leur suite avec le titre aussi germanique que romain de
comte, et de le laisser choisir les subordonnés qui devaient se
rendre dans les villes secondaires d'alentour. Mais le comte
n'avait pas pour mission de réorganiser ni de remplacer, par
lui-même ni par ses agents, Fadministration municipale que
nous venons de voir procéder par tâtonnements au milieu de
l'invasion. Il était tout simplement chargé de percevoir pour
les Mérovingiens l'ancien impôt impérial. S'il est vrai qu'il y
joignait d'autres fonctions, elles étaient de celles qui intéressent
le pouvoir central : s'occuper de Tenrôlement militaii'e, mainte-
nir souverainement la paix publique, présider, faire présider
ou sanctionner les jugements criminels. Il était l'homme, non
de la cité, mais du Mérovingien.
L'impôt fut alors perçu sur chaque contribuable pour sa seule
part personnelle, sans qu'aucun fut responsable d'un autre.
Et la perception fut faite par les soins du comte, non plus par
Tadministration urbaine. Mais le comte s'adressait parfois à
des faiseurs d'alfaires qui lui avançaient la somme globale de
l'impôt et exerçaient à sa place le droit de poursuivre la rentrée
des contributions individuelles. La taxation de chacun était
déterminée en vertu du dernier rôle dressé sous l'empire.
Il s'agit ici de l'impôt foncier, de celui que les curials avaient
autrefois la charge de recueillir et dont ils étaient solidaire-
ment responsables. Quant au chrysargyre, il avait disparu dans
la bagarre avec toute régularité quelconque du commerce et de
l'industrie : le commerce n'était plus qu'entreprise d'aventu-
riers hardis et l'industrie se renfermait plus que jamais dans
les domaines.
Telle était la Ville mérovingienne.
C'est à ce type qu'en restèrent à peu près les villes du Midi
de la Gaule. L'organisaton féodale, qui était franque et non mé-
rovingienne, pénétra assez peu profondément dans cette région.
Les Francs ne marchaient pas si vite que les Mérovingiens et
128 LA SCIENCE SOCIALE.
s'étendaient surtout dans le Nord. Les propriétaires gallo-ro-
mains du Midi, petits ou grands, continuèrent à demeurer dans
les villes la plupart du temps et en maintinrent ainsi l'impor-
tance. Le comte put continuer sans trop de résistance à perce-
voir l'impôt sur leurs domaines, mais à la condition de s'en
tenir au taux de l'ancien rôle impérial : autrement, il y avait
révolte et rixes sanglantes entre la population et lui. Comme il
était éloigné du pouvoir central installé dans le Nord, à Paris,
à Soissons, à Metz, à Orléans, il gardait l'argent pour lui sous
prétexte que les dépenses de son administration absorbaient les
recettes. Il ne rencontrait guère, dans le pays, de propriétaires
francs, ou francisants, pour rivaliser avec son autorité. 11 vivait
donc content de la sorte et les habitants se tenaient à peu près
en paix, à la condition que j'ai dite qu'on n'augmentât pas
leur taxe : de fait, les Mérovingiens, que la colonisation franque
n'avait pas suivis dans le Midi, n'y avaient pas apporté de nou-
veaux moyens de s'enrichir.
C'est ainsi que, dans la France méridionale, le régime urbain
mérovingien se perpétua et que les villes ne rompirent pas
avec la tradition administrative impériale, sauf les modifica-
tions, d'ailleurs considérables, c[ue nous avons relevées tout à
l'heure.
Dans le Nord, ce fut autre chose.
Là, les habitants de la ville, propriétaires fonciers, trouvèrent
le moyen de se soustraire à l'impôt et à l'arbitraire du comte
en cédant fictivement leur bien à quelque puissant propriétaire
franc, établi à la campagne et pourvu d'immunités, qui le leur
rétrocédait à titre de fief. Ils quittèrent la ville et se mirent
à vivre, comme leur protecteur et auprès de lui, dans leur
propre domaine ainsi « démarqué ». Les villes se vidèrent, et il
n'y eut plus pour le comte d'impôt à percevoir que celui des im-
meubles urbains, singulièrement délaissés et progressivement
abandonnés. Ce fut, dans le Nord, la fin des villes : elles furent
réduites à leur dernière expression, si bien que les comtes du-
rent eux-mêmes chercher leurs ressources dans les revenus de
quelque domaine octroyé par le Mérovingien.
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 129
La révolution anti-url)aine, introduite par les Francs, était
achevée.
Les haJjitants qui restèrent encore dans les villes étaient de
trop petites gens et trop peu nombreux pour y maintenir par
eux-mêmes une administration municipale quelconque , un gou-
vernement, un arrangement des intérêts communs, des débats
que fait naître toute agglomération. Le comte, nous l'avons
dit, n'était pas chargé de ce soin, mais il ne se trouva que lui
pour y pourvoir. Il le put faire tout à sa guise.
Charlemagne essaya cependant de régulariser cette situation.
Il édicta que ses 7nissi dominici s'entendraient avec le comte
et les habitants sur le choix de ceux à qui la police et la petite
justice urbaines seraient confiées. Les magistrats municipaux
désignés par cette triple entente furent appelés Scabini^ du
mot saxon skapene^ qui signifie ordonner et juger. De là est
venu le nom d'Echevin.
Tel fut le régime des Villes carlovingieiines.
On comprend que ce régime dura peu, comme Charlemagne
et comme les missi dominici. Le comte se retrouva bien vite
seul en face des urbains; il leur envoya les échevins qu'il
voulut et qui n'étaient plus que ses représentants. Il assimila
les habitants de la ville à ceux des domaines dont le dotait le
roi et desquels il vivait depuis que les immunités des proprié-
taires francs avaient réduit à rien l'impôt. Il mit les derniers
demeurants de la cité sur le même pied c[ue les gens de ses
terres ; il les considéra comme ses hommes, leur imposa des
corvées ou un cens à raison de leurs immeubles urbains, leur
interdit de les quitter sans son consentement, de les transmettre
sans lui payer une redevance, de se marier sans son auto-
risation : en un mot, il établit et exerça sur eux les droits
privés et publics du seigneur franc : il les fit entrer purement
et simplement dans le régime du servage.
Les clercs, cependant, qui résidaient en certain nombre dans
les agglomérations urbaines, et les vassaux ou chevaliers qui,
par une exception d'ailleurs assez rare, y avaient une demeure
130 LA SCIENCE SOCIALE.
et y venaient quelquefois séjourner, échappèrent, cela va de
soi, à cette transformation. Ils gardèrent à la ville comme au
dehors les franchises de leur condition. Ils ne payaient donc
aucun droit, n'étaient soumis à aucune des contraintes cpie je
viens de dire, pour ce qu'ils possédaient à la ville.
Ceux qui payaient les droits et subissaient les contraintes,
s'appelaient communément Bourgeois. Ils n'en étaient pas
moins parfaitement semblables aux Villains ou Manants, dont
on leur donnait même le nom a Foccasion. Ils étaient Serfs.
En même temps que ces villes déchues, il y en eut de créa-
tion nouvelle, mais elles furent organisées absolument sur le
même modèle. C'étaient, par exemple, des agglomérations qui
naissaient autour d'une abbaye devenue un lieu fréquenté de
pèlerinage et de marché.
Quelques seigneurs, ecclésiastiques on laïques, imaginèrent,
à cette même épocjue, de peupler certaines parties de leurs do-
maines où les gens hésitaient à s'établir, en accordant à ceux qui y
viendraient demeurer des exemptions aux tâches ou aux con-
traintes du servage. Cette séduction y attirait pas mal de monde.
On appelait ces peuplements nouveaux Villes neuves dans le
sens de villas ou villages. Mais il y en eut qui se dévelop-
pèrent et qui devinrent de véritables villes. Quelques-unes ont
subsisté jusqu'à nos jours et portent encore leur vieux nom
de (( Villeneuve ». On voit qu'à l'origine elles différaient des
villes déchues, non par un mode particulier d'administration,
mais par des exemptions de servitudes.
En somme, les villes étaient alors complètement soumises au
système féodal. Elles n'y échappaient même pas par le rôle
de quelques agents que le comte ou le simple seigneur devait
nécessairement établir pour le bon ordre au milieu d'une popu-
lation agglomérée. Ces agents étaient féodaux, tenaient leur
charge en fief, en fief héréditaire et cessible moyennant 1 agré-
nient du seigneur. On continuait pourtant à les appeler éche-
vins, mais on leur donnait aussi le nom plus féodal dé patins. Ils
étaient chargés de la pohce municipale, de la justice urbaine
ordinaire et de quelques intérêts conmiuns de l'agglomération.
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. d'il
Les émoluments ou <( bénéfices » de leur charge « fieffée » étaient
prélevés sur les amendes qu'ils percevaient comme policiers
ou juges et sur les contributions apportées par la population aux
intérêts communs dont ils s'occupaient.
Tel était le régime des Villes féodales.
C'est ici que nous allons voir apparaître un phénomène cu-
rieux et bien significatif, qui vient confirmer la loi des faits
dont nous suivons de si près l'étroit agencement dans la forma-
tion particulariste. Ce phénomène est celui-ci : la prodigieuse
différence qu'il y a entre le Doinaine et le Petit Atelier au point
de vue de l'émancipation.
Sur le domaine, les serfs s'émancipèrent à mesure que leur
tenure produisit davantage grâce à leur travail : enrichis, ils
se rachetèrent des corvées. Le cens qu'ils payèrent à la place
des corvées demeura invariablement le même, une fois accepté.
Leurs terres cependant progressaient encore ; les produits aug-
mentaient de valeur. Au Ijout d'un certain temps, la culture
avait si bien mis tout en rapport, qu'une tenure pouvait se par-
tager en quatre, occuper et nourrir quatre familles au lieu
d'une : le quart, qu'on appelait « quart de paysan », équivalait à
toute la tenure primitive, au « paysan » entier; et les quatre
tenures nouvelles ne payaient ensendjle , à titre de cens, que
ce que payait l'ancienne tenure. On voit conmient, à partir
du rachat des corvées, le domaine devenait pour la famille
affranchie une force ascensionnelle progressive et dégagée de
tout poids nouveau.
Mais du domaine passons à la ville, au petit atelier urbain.
Dans la ville féodale, qui n'était plus guère qu'un bourg, le
« bourgeois » ne s'enrichissait pas par la culture. Longtemps il
ne put guère s'enrichir par rien. Mais quand la richesse se pro-
duisit dans les campagnes, de la manière que je viens de dire,
il y eut à commercer, il y eut à faire métier lucratif : le com-
merce et l'industrie devinrent des professions suffisamment ré-
munératrices en s'y adonnant même exclusivement. Les bourgs,
qu'ils fussent placés dans les anciens ou dans de plus nouveaux
132 L\ SCIENCE SOCIALE.
centres d'affluence, auprès d'une église, auprès d'une abbaye, à
une rencontre de chemins, furent de bons endroits pour s'instal-
ler marchand ou artisan ; le nombre des habitants s'en accrut
et l'on commença à s'enrichir par le négoce et par la fabrica-
tion.
Les bourgeois qui prospérèrent se rachetèrent, à Texemple
des serfs agricoles, des charges et contraintes de leur propre ser-
vage moyennant un cens fixe, ou une somme une fois payée. On
les appela, du fait de cette libération, Francs-Bourgeois.
Mais généralement, leur fortune modestement faite, ceux-là
se retiraient du commerce, de ce petit commerce seul praticable
d'ordinaire en ce temps-là et qui était une occupation assujettis-
sante ; ils se retiraient de l'industrie, de cette petite industrie
de l'époque, où l'industriel était purement ouvrier. Us jouis-
saient alors de leur repos et de leur indépendance, mais c'était
tout. Rien ne continuait à accroître leur prospérité; ils en res-
taient là. Ils appartenaient à ce type des petites gens « retirés »,
qui incline vite et fatalement à la décadence. A côté d'eux, qui
se trouvaient libérés du servage et soustraits au travail, venaient
s'installer, pour profiter du rôle laissé par eux vacant, de nou-
veaux artisans, de nouveaux fabricants, sujets aux charges et aux
contraintes féodales. Et quand ceux-ci avaient pu à leur tour
réussir, s'affranchir et se retirer, d'autres à leur place entraient
encore dans le métier, mais toujours en subissant les obligations
du servage. Ainsi le métier ne s'affranchissait pas comme la
terre.
Et non seulement le métier, lâché par les francs-bourgeois,
était autant de fois repris par des gens de condition servile, mais
le métier voyait sa taxation par le seigneur augmenter incessam-
ment avec ses produits : ce qui était bien difterent du cens fixe de
la terre et peu favorable à une ascension rapide de la population
urbaine. Ces taxes portaient sur la vente et sur la circulation des
marchandises; elles étaient proportionnelles aux affaires.
Les taxes sur la vente se payaient pour étaler au marché et
pour y faire peser ou mesurer la marchandise, fonction que le
seigneur affermait. Même dans sa demeure, le marchand ne
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 133
pouvait vendre qu'en acquittant ries droits, plus ou moins élevés,
proportionnels au chiffre de ses affaires. Et, qui plus est, chez
lui encore, il ne pouvait vendre au delà d'un certain poids,
d'une certaine quantité ou d'une certaine mesure demarchandises
sans avoir recours à la balance, à la mine ou à l'aune seigneu-
riales.'Voir Pigeonneau, ^«.s^ozre du Commerce delà France,
t. I, p. 99).
Les taxes sur la circulation consistaient dans des péages extrê-
mement multipliés. « Les seigneurs, en leur qualité de proprié-
taires et de chefs d'État, entretenaient les chemins, les ponts,
les bacs; faisaient la police des routes et de la navigation. Pour
subvenir aux frais d'entretien et de surveillance, ils s'étaient
approprié les anciens péages royaux, dont ils avaient été les ad-
ministrateurs (quand ils étaient comtes ou bénéfîciers) avant
d'en devenir les propriétaires ; ils avaient établi de nouveaux
droits, qu'ils affermaient ou dont ils percevaient directement le
produit : péages sur les ponts, pontetiage^ et sur les rivières;
droits de chaussée, cauciage, ou de rouage pour les voitures,
pulverage pour les troupeaux; droit de quai, cayage on rivage,
pour l'embarquement et le débarquement des marchandises;
droit de portage, au passage des portes de villes ; droit de co/i-
û??/2^ ou //"«ver^, aujourd'hui transit; droit de guiage^ quand le
voyageur voulait se faire accompagner d'une escorte seigneu-
riale pour sa sûreté; etc.. » (Pigeonneau, Ibid.^ I, p. 96 à 98.)
Remarquons que, pour le petit commerçant ou le petit
fabricant de profession, ces taxes étaient prélevées sur ce qui
faisait la ressource essentielle de son existence, tandis que le
paysan, qui ne vendait que le superflu de ses produits, avait
commencé par réserver tout au moins son nécessaire. Aucune
concurrence ne pouvait empêcher le paysan de wtc largement
chez lui de tout ce que lui fournissait directement son travail :
elle ne pouvait que diminuer son prolit sur ce dont il trafi-
quait comme excédant ses besoins; mais la concurrence au
contraire empêchait le commerçant et l'industriel d'être assurés
parfois même de leur nécessaire, parce que leurs produits n'é-
taient pas de ceux dont on peut vivre directement.
134 LA SCIENCE SOCIALE.
La différence était donc immense entre la culture et l'industrie,
entre le Domaine et le Petit Atelier, sous le rapport de la sécu-
rité de vie et de la force d'émancipation.
Cette analyse en rend assez compte, mais les faits historiques
Tattestent bien haut. En effet, les paysans s'étaient paisible-
ment émancipés pour la plupart du ix"" au xi^ siècle, et les
artisans et marchands des villes en sont encore à s'affranchir
au commencement du xu® siècle I Et pour parvenir à la liberté,
il faudra qu'ils remuent ciel et terre.
C'est ce vaste remuement auquel nous allons assister en sui-
vant l'histoire du Mouvement communal.
[La suite au prochain numéro.)
Henri de Tour ville.
ESSAI SUR LE TYPE GASCON
(1)
II
LES CLASSES DIRIGEANTES EN GASCOGNE.
— LES MÉTALLURGES ANTIQUES
ET LES GENTILSHOMMES BATAILLEURS (2j.
I. LK PEUPLEMENT PRIMITIF DE LA GASCOGNE.
En étudiant les deux régions naturelles dont l'ensemble cons-
titue la Gascogne, nous avons vu que leur population rurale
fournissait une émigration de gens capaJjles, par eux-mêmes,
d'occuper seulement des positions subalternes. On ne saurait
reconnaître chez ces gens-là le vrai type gascon tel que tout
lecteur doit se le représenter, soit pour l'avoir rencontré lui-
même, soit pour en avoir entendu parler.
Il faut donc nous demander s'il n'y aurait pas, dans notre ré-
gion, d'autres éléments sociaux capables de produire ce type
remarquable.
Les familles que nous avons étudiées dans l'article précédent
ne sont pas propriétaires du sol. De ces propriétaires, nous
n'avons rien dit. Ne serait-ce pas chez eux, cependant, qu'il
faudrait chercher les causes qui ont produit le type gascon ?
Pour savoir ce que sont ces propriétaires, il faut nous deman-
der comment il s'est fait qu'un groupe de gens s'est superposé
(1) Voir la livraison doctobie t\)01.
(2) On s'est plu à présenter ici un certain ensemble d'indications curieuses et dignes
d'attention, qui peuvent ouvrir une voie nouvelle et très intéressante aux recher-
ches sociales, en appliquant au sujet en question la méthode rigoureuse d'obser-
vation et de contrôle que la science sociale exige et fournit. (N. D. L. R.)
136 LA SCIENCE SOCIALE.
à une population déjà établie, et pour cela il faut nous deman-
der comment le pays a été peuplé.
Considérons donc à nouveau ses deux régions naturelles.
Pour la Lande, la question sera vite élucidée. Il nous suffira
de dire qu'à l'heure actuelle, des bergers de la Navarre et
du Béarn viennent hiverner jusque dans les Landes de Bor-
deaux, se trouvant trop à l'étroit dans les pâturages de leur
pays. Cette transhumance avait lieu dans des temps très recu-
lés. Des textes d'une authenticité certaine nous en montrent
l'existence au xuf siècle, au temps de la domination anglaise.
La Lande se trouvait fort à propos pour recevoir le trop-plein
de la population des Pyrénées occidentales.
Pour la région des vallées, la question est tout aussi facile à
résoudre (1). Observons que le point de départ des vallées,
l'angle du fameux éventail, est constitué en grande partie par
la plaine de Tarbes. Une telle région devait être un séjour
attrayant pour des gens qui se trouvaient à l'étroit dans leurs
montagnes. C'est dans cette plaine de Tarbes qu'on peut vrai-
semblablement placer le point de départ des migrations qui ont
peuplé les vallées de Gascogne. Aujourd'hui encore, les bergers
pyrénéens, que l'on rencontre aux environs d'Agen, de Nérac
ou de Condom, se disent originaires de cantons situés tout près
de Tarbes.
Les faits connus concordent donc avec la disposition des lieux
pour faire admettre c[ue les migrations ont eu lieu du sud au
nord.
Les tribus ibères de l'Espagne ont toujours été peu pliées à
la culture. Pour se disputer les pâturages, elles ont été souvent
en lutte les unes contre les autres. Les pentes méridionales des
Pyrénées, exposées aux vents bridants du sud, n'offraient que
des ressources fort maigres au point de vue de l'herbe. Dans
certaines de leurs parties le plus facilement accessibles, les
pâtres incendiaient les forêts, afin de pouvoir conduire leurs
(1) Au moins pour une partie de la population. La suile de celte élude nous fera
voir que d'autres éléments ethniques ont bien pu s'ajouter à la population ibère dans
la région des vallées.
ESSAI SUR LE TYPE GASCON. 137
troupeaux sur des espaces plus vastes. On arrivait ainsi à man-
quer de bois.
Dralet [Description des Pyrénées)^ cité par Michelet (t. II,
p. 53), rend très bien compte de ce mouvement du sud vers le
nord lorsqu'il dit que quantité de hameaux ont quitté leurs
hautes vallées, faute de bois de chauffage, et ont reculé vers la
France.
A plusieurs reprises, la partie sud de Gascogne a été envahie
ou menacée par des hordes plus ou moins considérables d'en-
vahisseurs d'origine espagnole. Les plus célèbres de ces en-
vahisseurs furent les fameux Vascons du v'' siècle après J. -G. ,
à qui le pays doit le nom qu'il porte. (Le duc de Gascogne
était le duc chargé de défendre le pays contre les Vascons.)
Le duc de la Force raconte dans ses mémoires qu'à la fin du
xvi° siècle, des querelles souvent sanglantes éclataient fré-
quemment du côté du col des Aldules entre les habitants des
deux versants pour la possession des pâturages.
De nos jours encore, la Gascogne attire de nombreux immi-
grants issus des provinces du nord de l'Espagne, et qui viennent
gagner leur vie en exerçant les professions de terrassier, de car-
rier, ou même en se livrant à de petits commerces.
Le peuplement de la Gascogne s'est donc fait du sud au nord,
par des gens de race ibère, c'est-à-dire par âes gens qui étaient
venus du nord de l'Afrique en Europe après avoir traversé le
désert du Sahara. Ces gens étaient des pasteurs sans culture
intellectuelle.
Les Ibères, engagés dans les plateaux de la péninsule ibéri-
que, avaient perdu contact avec les grandes voies du commerce
par caravanes. Il leur était difficile de se procurer les objets
qu'ils ne savaient pas fabriquer eux-mêmes, particulièrement
les objets en métal. En fait même de métaux, les gens de cette
migration n'avaient dû connaître que le cuivre. Le cuivre est
en effet le seul métal que l'on trouve dans les plus anciens tom-
beaux de l'Egypte. Pour faire le peu de culture qu'ils ne pou-
vaient éviter, ils se servaient d'araires de bois dont la pointe
était en pierre, et dont on a trouvé des spécimens à la fois dans
T. XXXIII. 10
i'AH LA SCIENCE SOCIALE.
l'Atlas et le Massif Central (1). De tels instruments ne pouvaient
entamer que dos terrains très meubles.
Nos Ibères avaient donc besoin de trouver en Europe des
gens sachant exploiter les gisements métallifères et pouvant
leur fournir des objets en métal (cuivre, bronze, fer). Autre-
ment la culture eût été difficile, impossible même en certains
lieux.
Si nous examinons une carte du sud-ouest de la France,
nous nous rendons compte tout de suite que la Gascogne est ou-
verte du côté de la Méditerranée et de FOrient par la voie du
col de Naurouze, qui fait communiquer le bassin de la Garonne
avec celui de l'Aude. C'est une route naturelle. Près de l'em-
bouchure de l'Aude se trouve la ville de Narbonne, dont le
port, aujourd'hui envahi par les sables, était dans l'antiquité un
grand centre de commerce. C'était le débouché des produits
d'une grande partie de la Gaule. Strabon nous dit à ce sujet :
(( Si c'est de Narbonne qu^on part, on commence par remonter
le cours de TAtax (l'Aude), sur une petite étendue; le trajet
qu'on fait ensuite par terre jusqu'à la Garonne est un peu plus
long (7 à 800 stades); après quoi, par la Garonne, comme par
le Liger, on atteint l'Océan. » Il est à remarquer qu'au moyen
âge, les péages de la Garonne produisaient beaucoup et étaient
très disputés.
C'est probablement par cette route que sont entrés les Celtes,
lorsqu'ils se sont établis dans la riche plaine de la Garonne. On
distingue dans le sud-ouest trois grandes nations celtiques :
« les Volsques-Tectosages qui occupaient le pays de Narbonne à
Toulouse, les Nitiobriges dans l'Agenais, et les Bituriges-Vi^•is-
ques dans le Bordelais. C'est cette route que suivaient les Cini-
bres lorsqu'ils furent défaits près de Toulouse, par le consul
Cépion, au deuxième siècle avant Jésus-Christ.
Quel est donc le peuple qui a apporté aux pasteurs ibères
l'usage des métaux? Une thèse très curieuse de M. Cons, profes-
seur de géographie à la Faculté des lettres de Montpellier, cite
(1) Voir à ce sujet les travaux des anthropologistes, et, entre autres, du docteur
Haniy.
ESSAI SUR LE TYPE GASCON. 139
et commente, à propos des premiers habitants des environs
de Narbonne, des témoignages d'auteurs anciens particulière-
ment significatifs (1).
Scylax (1, 3) parle des Ligures, mêles aux Ibères. Scymnius de
Chio place les Ligures tout près du rivage (jiixtaadoram). De
l'interprétation de M. Cons, il résulte clairement que c'étaient les
Ligures qui dominaient les Ibères (2).
La confrérie de commerçants métallurges, telle que M. Cham-
pault l'a décrite à propos des Odiniques (3), réalise les condi-
tions nécessaires pour l'exercice d'une telle suprématie. Il y a
plus. Des textes recueillis avec soin par M. d'Arbois de Jubain-
ville et commentés par M. Alexandre Bertrand (i), il ressort
clairement qu'à une époque très ancienne, on trouvait des
Ligures à la fois dans la Gaule cisalpine, en Italie, en Sicile,
dans le sud et le sud-ouest de la Gaule transalpine, dans la pé-
ninsule ibérique, sur les bords de l'Océan et même de la mer
du Nord. Dans cette dernière région, Y Ora inaritima de Festus
Avienus nous montre les Ligures en lutte avec les Celtes. Un
vers cité par Strabon, d'après Ératosthène , place les Ligures
sur le même pied que les Scythes et les Éthiopiens (deux con-
fréries commerciales) (5).
Dans Prométhée délivré de ses chaînes, Prométhée parle à
Hercule de l'innombrable armée des Lygiens.
Tous ces textes indiquent bien qu'à une époque très recu-
lée, il y avait comme un empire ligure embrassant toutes ces
contrées. Or un pareil fait ne peut guère s'expliquer, si l'on n'ad-
met l'existence d'une vaste confrérie commerciale analogue aux
confréries qui ont détenu, jusqu'à ces dernières années, le mo-
nopole de commerce dans le Sahara, le Soudan et l'Asie cen-
trale.
Dans l'antiquité, on appelait plus particulièrement Ligurie la
(1) Cons. De Atace.
(2) Atiô Se 'I^inpwv, é-^ovxai Alyjt; xai 'ipripe; [xiYâôe; [J^éxpi tzo'zo.jxom 'PoSavou.
(3) Science sociale, mai, juin et juillet I89i.
(4) D'Arbois de Jubainville. Les premiers habitants de VEuropt, p. 336. Alexan
dre Bertrand. La Gaule avant les Gaulois, p. 236.
(5) 'Ai6;07raç te Aiyv»; x'r,§è Sxu6a;, lTriTr,(jLoXYOu;.
140 LA SCIENCE SOCIALE.
région qui borde la Méditerranée et qui s'étend des deux côtés
des Alpes. Là devait avoir été comme le centre de Tempire
ligure. Une étude très curieuse de M. Chantre (1) établit la
parfaite analogie des motifs de décoration des objets trouvés
dans les palaffites du sud-est de la France, et de ceux trouvés
dans les palaffites de la vallée du Pô. Ce sont des objets appar-
tenant à une civilisation autre que la civilisation halstattienne
ou de Halstatt, laquelle a caractérisé les Celtes du haut Da-
nube (2).
Tous ces faits concourent pour nous porter à considérer
les Ligures comme une confrérie de transporteurs métallurges,
venus de la Ghaldée ou du Caucase (3) dans l'Itahe du Nord
en prenant probablement la voie de la vallée de la Save, af-
fluent du Danube. C'est cette route qu'auraient suivi plus tard,
selon les hypothèses les plus vraisemblables et les plus auto-
risées, les Ombriens et les Étrusques.
Les métallurges ligures ont certainement joué un rôle dans
révolution de la race gasconne. C'est ce rôle qu'il nous faut
rechercher. Toutefois il est indispensable, dès maintenant, d'in-
diquer les principaux caractères sociaux du caravanier métal-
lurge.
II. — LE TYPE DU MÉTALLURGE.
Pour exploiter des gisements de minerai, il faut être au cou-
rant des secrets de la métallurgie. Une telle connaissance n'est
pas à la portée de tout le monde. Il faut être initié. Pour le
fer notamment (le fer fut connu en Gaule en même temps que
le bronze), il faut savoir dépouiller le minerai de son oxygène
(1) Chantre. Monographie de l'âge de bronze dans le bassin du Rhône.
(2) En une telle matière , on ne doit négliger aucun fait de nature à appuyer l'hy-
pothèse. Aussi nous nous faisons un devoir de faire remarquer que la race bovine
dite gasconne, qui est utilisée dans la région des vallées, surtout dans l'Armagnac,
est une variété de la race des Alpes, tandis que la race des bœufs landais est une
variété de la race ibère, de même d'ailleurs que la race béarnaise.
(3) Pays d'origine de la métallurgie.
ESSAI SUR LE TYPE GASCON. 141
en le traitant avec du charbon. Si le minerai contient des ma-
tières étrangères, il faut le passer à plusieurs feux ; il faut même
le mélanger avec des minerais contenant des substances diffé-
rentes. Les minerais de la Lande de Gascogne, étant trop sili-
ceux, étaient traités avec des castincs calcaires. A Populonio,
en Italie, M. Simonin a constaté que les Étrusques mélangaient,
avec les minerais trop argileux de Tîles d'Elbe , les minerais
trop siliceux du mont Valerio (1).
Un métallurge doit avoir des relations avec les lieux de dé-
bouché et l'habitude du commerce.
Dans les pays qui, comme la Gaule préhistorique, n'étaient
pas ouverts au commerce par des voies de pénétration, le métal-
lurge devait être organisateur de transports, et spécialement
de transports par caravanes. Il devait rentrer dans le type que
la science sociale appelle le type du caravanier.
Un caravanier doit être un meneur d'hommes puissant. Il doit
pouvoir s'assurer le concours des populations pastorales et agri-
coles, afin de pouvoir recruter du monde pour composer ses ca-
ravanes. Il doit faire la police des routes, et pour cela établir
des garnisons aux passes difficiles. Il doit assurer les ravitail-
lement de tout son monde, et pour cela, ou bien créer lui-même
des exploitations agricoles, ou bien forcer les communautés pas-
torales à mettre leur territoire en culture et à lui apporter leurs
produits. 11 doit même, pour bien faire, tenir autant que possible
dans sa main les populations au milieu desquelles il fonde ses
établissements ou qu'il trouve sur son parcours.
Pour tout cela, il faut que le métallurge puisse exercer un
ascendant irrésistible.
Cet ascendant irrésistible, les transporteurs métallurges de
l'antiquité l'ont exercé, et ils l'ont exercé, non seulement grâce
à la pratique de la métallurgie, art utile, s'il en fût, mais en-
core parle monopole des cultures intellectuelles, et, entre autres,
de l'astronomie, de la magie, de la médecine.
Les lecteurs de la Science sociale qui ont lu les articles de
(1) Voyez Daremberg et Saglio. Dictionnaire de l'Antiquité, article Fernun.
142 LA SCIENCE SOCIALE.
M. Cbampault sur Odiii (1), ont pu voir que rancien dieu Scan-
dinave remplissait toutes les conditions pour jouer le rôle de
caravanier métallurge. Il n'était lui-même que le pouvoir exé-
cutif d'un collège de prêtres qui résidait à Asgard, et qui dé-
tenait les secrets devant assurer son prestige.
En Grèce, les importateurs de la métallurgie , Dactyles, Curetés,
Cory])antes, Gabires, Telchines, furent non seulement des mé-
tallurges, mais des magiciens et des médecins. Rhée, mère de
Jupiter, était considérée comme la mère des Dactyles, qui furent
les nourriciers de Jupitei*. Les Gabires et les Gorybantes furent
ministres de Rhée, Les Gurètes sont dits nourriciers et gardiens
de Jupiter. Ils furent appelés de Phrygie en Grète (2).
M. de Préville (3) dit, en parlant des confréries de lamas du
Tbibet, qu'elles possédaient autrefois des forges, et qu'elles
exercent encore, dans le Tbibet, le monopole des arts libéraux
et des cultures intellectuelles.
Les Druides, qui étaient répandus dans toute la Gaule, ont
souvent été comparés aux lamas du Tbibet. Gomme ces der-
niers, dans leur propre pays, ils détenaient en Gaule le mono-
pole des cultures intellectuelles.
Ont-ils été, comme les lamas, des prêtres métallurges? On n'a
pas de preuves certaines , on n'a que des présomptions. G'est en
tous cas ce que croit un bomine très compétent en cette ma-
tière, M. Alexandre Rertrand, dans son ouvrage intitulé : La
Religion des Gaulois.
Un argument particulièrement caractéristique nous parait
devoir être tiré du passage de Gésar {De Bello Gallico, liv. VI,
ch. xvni) : « Tous les Gaulois se croient issus de Dis, et disent
que cette tradition leur vient des Druides (4). » Il s'agit ici de
Dis ou Pluton, dieu de la ricbesse souterraine.
Un autre argument devrait résulter de la place importante
qu'occupait dans la religion des Druides le culte de Mercure,
(1) Science sociale, mai, juin et juillet 1894.
(2) Voir Rossignol. Les Métaux dans l'antiquité.
(3) Science sociale, mars 1899.
(4i) « Galli se omnes a Dite pâtre prognatos preedicunt; idque ab Druidibus prodi-
tum dicunt. »
ESSAI SI R LE TYPE GASCON. 1 i3
culte que M. Champault signale aussi chez les Odiniques. Dans
son Histoire de Bordeaux, M. Camille Jullian nous dit que, dans
l'antique Burdigala, il n'y avait pas de dieu qui eût plus d'au-
tels ou de statues. Mercure avait au moins trois temples dans
cette cité.
César dit, en parlant d'Adiatunus (1). chef des Sotiates :
« Adiatunus, qui occupait la magistrature suprême, avait avec
lui cinq cents hommes dévoués que là-bas on appelle des sol-
durii. La condition de ces hommes est la suivante : Us jouis-
sent de tous les avantages qui se présentent dans la vie, avec
ceux dont ils ont épousé la cause. Si ces derniers éprouvent
un malheur , soit par suite d'un coup de force, soit par suite
d'un accident de même nature, ils participent à la peine et se
donnent la mort. On n'en a pas encore vu un seul qui, après
la mort de son chef, ait refusé de mourir. »
Cette terrible coutume est à rapprocher du sacrifice de l'armée
ennemie à Mercure, dont M. Champault a constaté la pratique
chez les Odiniques.
De toutes ces explications, il semble devoir résulter que des
[caravaniers métallurges d'origine ligurienne, et très probable-
ment placés sous les dépendance de collèges de prêtres déte-
nant les secrets de la métallurgie et des arts libéraux, sont entrés
en Gascogne à une époque très reculée.
III. — LES GISEMENTS MÉTALLIFÈRES DELA GASCOGNE.
Nous devons nous demander maintenant si la Gascogne possé-
dait des richesses minières susceptibles d'attirer une immigra-
tion importante de ces Ligures caravaniers métallurges.
A l'heure actuelle, il ne subsiste plus que des gisements de
(1) De Bello Callico, lib. III, chap. xxii : « Adiatunus qui summum iniperium
tenebat, cum sexcentis devotis, quos illi soldurios appellant, quorum hœc est conditio,
ut omnibus in vita commodis una cum bis fruantur, quorum se amicitice dediderint;
si quid bis per vim accidat, aut per eumdem casuni una ferant, aut sibi mortem cons-
ciscant : neque adbuc bominum memoria repertus est quisquam qui, eo inlerfecto,
cujus se amicitiee devovisset, mortem recusaret. »
144 LA SCIENCE SOCIALE.
fer et de plomb, pour la plupart inexploités dans les Pyrénées,
et quelques petites exploitations de minerai de fer dans les
Landes.
Toutefois des textes anciens et des indices de diverse nature
nous autorisent à affirmer qu'au point de vue des métaux, la
région du Sud-Ouest était abondamment pourvue.
En premier lieu, il faut citer lor que Ton trouvait dans les
vallées des rivières, notamment Tor des fameux lacs sacrés
de Toulouse dont parle Strabon, et qu'on croyait provenir des
trésors du temple de Delphes pillés par les Tectosages. Strabon
évaluait la quantité de métal précieux renfermée dans ces lacs
à 5.080 talents, soit plus de soixante-quinze millions de francs.
Il faut également citer Tor du pays des Tarbelli (environs de
Dax). « Les Tarbelli, dit Strabon, qui occupent les bords du
golfe Galatique, ont sur leur territoire les plus importantes
mines qu'il y ait en Gaule, car il suffit de creuser des puits d'une
faible profondeur pour trouver des lames d'or dont quelques-
unes ont à peine besoin d'être affinées; mais, en général, c'est
sous la forme de paillettes et de pépites que For se présente, et
il ne nécessite jamais un grand travail d'affinage. »
Nous nous contenterons de mentionner l'or des alluvions de
l'Ariège qui doit son nom [Aiirigera) à l'abondance du précieux
métal.
Le fer se trouvait en abondance dans les Pyrénées. Il y avait
aussi dans la Lande, au milieu de l'alios, des assises d'hydrate
de fer en lamelles ou en grains. Aujourd'hui, ce minerai de l'a-
lios est presque partout épuisé. Toutefois, comme ce minerai
renfermait beaucoup de matières étrangères, entre autres du
soufre et du phosphore, il est douteux qu'il ait été exploité dès
l'antiquité avec le procédé rudimentaire des forges à bras, qui
laissaient parfois 60 % de minerai dans les scories. Les fers
provenant de ces sortes de minerais ne pouvaient au xviu^ siècle
lutter contre les fers d'Allemagne et de Suède. Il était nécessaire
de les passer à plusieurs feux pour avoir un produit de bonne
qualité.
Au milieu des couches argileuses, cependant, il existait des
ESSAI SUR LE TYPE GASCON. 145
minerais beaucoup plus riches en métal pur (Ij. Au commence-
ment duxix*' siècle, M. de Borda fabriqua, avec du minerai pro-
venant des couches argileuses des environs de Dax, deux canifs
dont il fit cadeau à M. Mécliin, alors préfet des Landes. Ces cou-
teaux pouvaient rivaliser avec les meilleurs produits de la
Suède.
A l'heure actuelle, en plein cœur de la Gascogne, on trouve de
nombreuses couches d'argile ferrugineuse. Une terre excellente
pour la culture de la vigne, et qu'on appelle le Marbouk, est
caractérisée par ce fait qu'elle contient des grains d'oxyde de
fer. Le cuivre se trouvait en abondance dans les Pyrénées. Il
existait aussi en pleine Gascogne à l'état de gisements affleurant
le sol. L'abbé Breuils (2) et M. Camoreyt (3) signalent la pré-
sence de traces d'exploitations de cuivre l'un aux environs de
Lectoure, et l'autre aux environs de Sos. Ces deux villes étaient,
avant l'arrivée des Romains, les chefs-lieux de deux peuples
importants de l'Ancienne Aquitaine. Le témoignage de César
est d'ailleurs formel (De Bello Gallico, liv. III, chap. xxi). « Ces
gens-là (les Sotiates), d'un côté essayant une sortie, de l'autre
dirigeant des souterrains vers le retranchement et les machines
de guerre (ce à quoi les Aquitains sont fort habiles parce que
chez eux on rencontre très fréquemment des fonderies de bronzes
et des mines à ciel ouvert)... » (4).
Le texte de César mentionne , on le voit , des secturœ (mines à
ciel ouvert) et des arariœ^ fonderies de bronze.
Pour faire du bronze, il faut non seulement du cuivre, mais
de l'étain. Il y avait des gisements d'étain dans les Pyrénées.
Ces gisements sont aujourd'hui épuisés, excepté à l'extrémité
occidentale en Galice. Il était d'ailleurs relativement facile de
faire venir l'étain de la Grande-Bretagne et dos îles Cassitérides.
De tout temps, en effet, la Gascogne s'est trouvée en relations
(1) Voir Thore. Promenade autour du golfe de Gascogne.
(2) Voir la collection de la Revue de Gascogne.
(3) Notes sur l'Oppidum des Sotiates.
(4) « Illi, alias eruptione tentata. alias cuniculis ad aggerem vineasque actis (cu-
jus rei sunt longe peritissirai Aquitani, propterea quod multis locis apud eos aerarias
secturaeque sunt). >>
146 LA SCIENCE SOCIALE.
avec ces réirions par rintermédiaire du port de Bordeaux (Bur-
digala) .
Diodore de Sicile (livre V, cliap. xxxviii) dit , en parlant de
Fétain : « On en transporte aussi une grande quantité de l'île
Britannique, sur la côte voisine de la Gaule. Cet étain, les mar-
chands le transportent au moyen de caravanes de chevaux à
travers la Gaule jusque chez les Marseillais, jusqu'à la cité des
Narbonnais (1). »
A ces richesses métalliques, il faudrait ajouter d'autres pro-
duits recherchés dans les civilisations de l'antiquité, et que la
Gascogne, particulièrement la Lande, produisait en abondance.
C'étaient notamment le miel, la cire et la résine. On prétend
même qu'il y avait de l'ambre sur les côtes du golfe de Gas-
cogne.
Dans toutes les sociétés, les métaux sont d'une utilité de pre-
mier ordre pour la culture, les besoins domestiques, la chasse,
la guerre. Si on n'a pas à sa disposition un métal quelconque,
soit cuivre, soit bronze, soit fer, ouest obligé de se contenter
de la pierre. Les métallurges étaient donc assurés de trouver
dans le sud-ouest de la Gaule une clientèle locale nombreuse.
Cette clientèle était en outre facile à exploiter. Une autre clien-
tèle consistait dans les régions très civilisées de l'Italie et de
l'Afrique du Nord qui devait nécessairement faire une con-
sommation énorme de métaux.
La clientèle locale était facile à exploiter. Le paysan ibère, vi-
vant de l'art pastoral, ou des produits d'un domaine à culture
intégrale, était peu disposé au commerce ; il ignorait la valeur
véritable des produits qu'il livrait. Voici ce qu^écrivait Ausone
à son ami Théon, commerçant et grand propriétaire dans le
Médoc (2) : a Fais- tu du commerce, ô Théon? A l'affût du bon
marché, achètes-tu, pour les revendre à des prix fous, de blan-
ches mottes de suif, de gros pains et de la poix de Narycie, le
(1) " Multum quoque ejus in oppositam GallicC conlinentem ex insula Britannica
transportalur, quod per Celticce mediterranea equis niercatores ad Massilienses ef
Narbonensium urbem deferunl. ^
(2) Ep. IV.
ESSAI SUR LE TYPE GASCON. 147
papyrus en feuilles, et ces torches (1) fumantes et infectes,
éclairage des paysans? »
Naguère encore, dans les Landes, les transports pour les
forges se payaient en bons de cantine. Le bouvier allait à la
cantine de la forge échanger son bon contre de menus objets
ou des provisions de bouche (lard, sardines, morue). Au cours
du siècle dernier, des gens qui tenaient ces cantines ont réalisé,
grâce à l'ignorance des paysans, de très gros bénéfices.
IV. — L ETABLISSEMENT DES METALLURGES.
Ce fut dans des lieux fortifiés appelés oppida que les métal-
lurges installèrent leurs étabhssements. Dans plusieurs oppida
gaulois, des fouilles ont révélé des traces incontestables de
forges. Pour faire le commerce, on se rendait aux lieux de
marchés ou entrepôts appelés dans l'antiquité cmporia. Bor-
deaux était alors le grand emporiwn de l'Aquitaine. C'était là
qu'arrivaient les produits des mers du Nord et notamment
l'étain des Iles Britanniques et des Cassitérides.
Ces commerçants métallurges se trouvaient les protecteurs
naturels des communautés pastorales au milieu desquelles ils
s'établissaient, et qui, à cette époque, se trouvaient souvent en
lutte les unes contre les autres pour la possession des pâturages.
Il en résulta des clans dont les métallurges étaient les chefs. Ce
furent ces luttes de clans qui offrirent aux Bomains un prétexte
pour intervenir et se rendre maîtres du pays.
Après la conquête romaine, les luttes de clans cessèrent, et
le pays fut pacifié. De grandes routes empierrées furent cons-
truites, reliant entre eux les anciens oppida et venant aboutir
aux deux grandes portes du pays : Toulouse et Bordeaux.
Les métallurges, se trouvant en sûreté, voulurent jouir des
agréments de la « paix romaine » . Us prirent l'habitude d'aller
souvent à Bordeaux, qui devint un lieu de réunions mondaines,
(1) Il s'agit évidemment des chandelles de résine.
448 LA SCIENCE SOCIALE.
une \ille de plaisir et aussi une ^ille intellectuelle. Auparavant
ils y allaient pour faire leurs affaires. Grâce à la <( paix romaine »,
ils y vont et pour leurs affaires et pour leur plaisir. M. Alexandre
Bertrand a constaté le même fait à Augustodunum (Autun), où
venaient s'établir les habitants des uppida voisins {!).
Au quatrième siècle, Ausone, quoique né à Bazas, ancien
oppidum des Vasates, considère Bordeaux comme sa patrie.
La « paix romaine » permit aux métallurges de constituer de
grands domaines. Riches, grâce au commerce et à l'exploitation
des métaux, ils eurent le moyen de défricher de vastes étendues
de terre et d'y construire les superbes villas dont il reste de
nombreux vestiges en Gascogne. Us trouvaient les terres très
fertiles dans les vallées de la Garonne et de ses affluents.
Pline (2) nous apprend cjue les blés de l'Aquitaine étaient
exportés en Italie. Strabon iliv. IV) mentionne le territoire des
Ausci (Auch) et le territoire des Coniènes ( Gomminges) comme
très fertiles. A cette époque, le vin de Bordeaux était déjà
célèbre. Columelle en fait plusieurs fois mention (3).
Pour avoir une idée des domaines constitués par ces com-
merçants métallurges ou leurs descendants devenus grands pro-
priétaires gallo-romains, voici la description du domaine que
le père d' Ausone possédait dans le Benauges , domaine qui pas-
sait pour peu considérable, puisqu'il était qualifié d'agellus et
de villule : 1.050 arpents dont 100 en ^dgnes, 50 en prés,
200 en terres de labours, 700 en bois. Nous remarquerons
que la vigne occupait le tiers de la surface travaillée avec la
charrue.
Arrivent les invasions des Barbares, et les grands proprié-
taires gallo-romains éprouvent le besoin de se mettre en sûreté
avec leurs richesses. Les villas sont fortifiées. On fait mieux
encore ; on prend le parti de construire des châteaux forts dans
des régions pauvres et difficilement accessibles (4). C'est à cette
(1) La Gaule avant les Gaulois, p. 10.
2) Historiannn, liv. XXVIII.
3) De Re Rusiica, liv. III, ch. ii, cp. ix.
4) Voir Fauriel. Histoire méridionale de la France.
ESSAI SUR LE TYPE GASCON. 149
époque qu'il faut vraisemblal)lement placer Torigine de nom-
breux châteaux de la Lande.
Durant le haut moyen âge, la fréquence des invasions et des
guerres obligea les populations à se placer sous la protection
des familles les plus puissantes. Les grands propriétaires gallo-
romains devinrent seigneurs féodaux. L'étendue des seigneu-
ries comprit l'ensemble du pays, et les seigneurs se crurent
les propriétaires des parties du sol occupées collectivement
par les groupes de familles de la classe inférieure. Là comme
ailleurs, la propriété individuelle eut raison de la propriété
collective, et ce fut pour le bien général, caries familles de la
classe inférieure, incapables d'initiative ainsi que nous l'avons
constaté, n'auraient pu que très faiblement mettre le sol en
valeur.
V. — LE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE AU MOYEN AGE.
Pendant le moyen âge , et en particulier sous la domination
anglaise, la Gascogne fut remarquablement prospère au point
de vue économique, et cela malgré des guerres fréquentes. Les
grandes familles de seigneurs qui se partageaient la propriété
de la plus grande partie du pays, ressentirent les heureux effets
de cette prospérité.
Un nouveau débouché s'était ouvert : c'étaient les pays du
nord de la France et l'Angleterre. Ces pays étaient arrivés à un
très haut degré de prospérité agricole depuis que les races par-
ticularistes (Francs et Saxons) étaient venus s'y fixer (1).
Les gens issus de ces races avaient mis le sol en valeur beau-
coup mieux que n'avaient su le faire les anciens propriétaires
gallo-romains, en renouvelant les procédés d'exploitation et
d'organisation du personnel.
A cette époque, on commençait à traiter le fer par la méthode
dite des forges catalanes. Le soufflet qui envoyait l'air sur le
(1) Voir les articles de M. Henri de Tourville sur l'Histoire de la Formation parti-
culariste.
150 LA SCIENCE SOCIALE.
minerai était mù, non par les bras de l'ouvrier, mais par une
chute d'eau.
Ce procédé était plus avantageux que le procédé des forges à
bras. Il économisait beaucoup de main-d œuvre, permettait de
traiter de plus grandes quantités de minerai et aussi des mine-
rais bien moins riches. On pouvait traiter les minerais des cou-
ches aliotiques de la Lande, qui sont aujourd'hui presque par-
tout épuisés. Les cours d'eau de la Lande réalisaient les conditions
d'abondance et de vitesse nécessaires pour produire des chutes
d'eau pouvant faire marcher des forges. L'eau sous-aliotique,
échappant à l'action du soleil, et ne pouvant filtrer dans le sous-
sol à cause de l'imperméabilité de celui-ci, se précipite avec
force lorsqu'elle trouve une issue. Les moulins de la Lande ne
sont jamais dépourvus d'eau.
Une tradition fait remonter la création des forges d'Uza à l'an
1200 (1).
En Angleterre, l'industrie proprement dite n'était pas déve-
loppée. Les exploitations m'étallurgiques signalées par les au-
teurs anciens avaient dû disparaitre. Voici ce que nous apprend
une note de M. Francisque Michel (2) : « Les Anglais (au xii° siè-
cle) n'avaient pas encore appris à produire le sel, le fer, l'acier,
les draps. En 1306, l'évêque de Durham ayant établi des hauts
fourneaux et promené la cognée dans les bois du domaine de
son église, défense lui fut faite par Edouard I" de continuer de
pareilles déprédations. )>
Les vins de Bordeaux et du sud-ouest étaient particulièrement
recherchés des Anglais. La Normandie venait aussi s'appro^^[-
sionner à Bordeaux, surtout lorsque Henry III, roi d'Angleterre
et duc de Normandie, fut devenu le maître de l'Aquitaine. Les
Normands avaient auparavant des vignobles, mais n'obtenaient
que des récoltes de médiocre valeur, et, de plus, très aléatoires.
Us avaient plus d'intérêt à faire venir leur ^-in du sud-ouest qu'à
cultiver la vigne chez eux.
(1) Renseignements de M. le comte E. de Lur-Saluces.
(2) Francisque Michel. Histoire du Commerce de Bordeaux, t. I. p. 318, n° 3.
ESSAI SLK LE TYPE GASCON. 151
La résine a toujours fait l'objet d'une exploitation abondante
et lucrative.
La cire, nous apprend Francisque Michel [Histoire du com-
merce de Bordeaux, t. I, p. 94) se vendait au même prix que
le vin. Beaurepaire (1) fait figurer la cire et le miel de FAquitaine
parmi les produits qui faisaient l'objet du commerce de Rouen.
VI. — L ARISTOCRATIE GASCONNE.
Tous ces faits nous démontrent qu'il a existé en Gascogne, du-
rant l'antiquité et le moyen âge, une classe de très grands pro-
priétaires fonciers qui tiraient de leurs domaines de très gros
revenus. Ces grands propriétaires ont constitué, si l'on peut
ainsi parler, le point de départ de la vie urbaine. C'est en effet
autour de leurs habitations que se sont constituées les diverses
agglomérations qui ont été l'origine des villes modernes.
Avant la conquête romaine, les métallurges avaient créé les
oppida. Certains de ces oppida (Auch, Lectoure, Bazas, Sos, etc.)
ont subsisté. Vemporiiim de Bordeaux fut aussi créé parles com-
merçants métallurges.
D'autres agglomérations se créèrent à l'époque romaine au-
tour des villas, et au moyen âge autour des châteaux forts et
des monastères. Les monastères avaient été richement dotés par
les maîtres du pays qui avaient les moyens de faire de puis-
santes libéralités. Certaines agglomérations entourées de murs
reçurent le nom de bastides.
Les familles de grands propriétaires gascons étaient restées
au type que la science sociale appelle la famille communau-
taire, type caractérisé par ce fait que les membres d'une famille
sont portés à vivre ensemble, à rester dans l'indivision, à s'ap-
puyer les uns sur les autres.
Le commerce par caravanes est conservateur de la commu-
nauté, tout comme l'exploitation de grands domaines. Ces fa-
(1) La Vicomte de Veau à Rouen, p. 258.
152 LA SCIENCE SOCIALE.
milles n^avaient donc pu subir la transformation radicale que
les liords de Norvège ont imposée à certaines communautés fami-
liales de la Scandinavie, transformation étudiée ici même par
M. Henri de Tourville. Aussi n'avons-nous pas été étonnés de
trouver dans l'histoire de ces familles de nombreux cas d'indi-
vision entre frères.
Lorsque les enfants d'une même famille ne devaient pas res-
ter ensemble, on partageait les biens. Lorsqu'une fille se ma-
riait, on lui constituait en dot, soit une terre, soit une somme
d'argent. Souvent, c'était le père qui, avant sa mort, faisait lui-
même les partages des biens entre ses enfants. On faisait autant
que possible des parts égales, chacun appartenant à la commu-
nauté à un égal titre. Toutefois l'ainé, qui était censé avoir le
plus d'expérience et qui avait rendu à la communauté plus de
services que les cadets, prenait le domaine principal avec les
charges d'ordre politique ou militaire qui s'y trouvaient atta-
chées.
Dans les familles de caravaniers, la femme occupe une si-
tuation prépondérante. C'est elle qui a la direction de l'atelier
sédentaire, agricole ou industriel. Même lorsque l'homme, de
nomade qu'il était, devient sédentaire, il reste des traces de
l'ancienne situation. La femme continue à prendre part à Tad-
ministration du patrimoine commun. C'est ce qu'on voit bien à
la lecture des lettres d'Ausone (1).
Au moyen âge, lorsque le mari se trouvait engagé dans des
guerres de longue durée, c'était à la femme qu'incombait la
direction des affaires au foyer.
Dans son ouvrage sur saint Austinde, l'abbé Breuils nous
montre des dames de noblesse gasconne au xi^ siècle, s'occu-
pant de faire planter des vignes, de faire construire des
chais (2).
(1) Voir nolamraenl louvrage de M. Jullian (Ausone et Bordeaux).
(2) Nous tenons de M. le comte de Lur-Saluces qu'au xviii' siècle, une personne
de sa famille (sa trisaïeule), dame d'honneur d'une sœur du roi, utilisait ses congés en
s'occupant de l'exploitation de forges situées à Uza dans la Lande. Ce fait porte à sup-
poser que, dans tes familles, les dames devaient s'occuper même des industries les
plus difficiles. Les renseignements qu'a bien voulu nous donner M. de Lur-Saluces
ESSAI SUR LE TYPE GASCOX. 153 '
Marca (1) nous apprend que Guillaume de Moncade, en prê-
tant serment à Féveque de Vicq, se qualifie fils de Guillelme de
Moncade sa mère, selon l'usage du temps. Le même histo-
rien (2) mentionne une charte de Forto Brascone, dans laquelle
il est question d'un plaid où se rendirent des seigneurs et des
dames (3).
Lors de la guerre entre la maison de Poitiers et la maison
d'Armagnac au sujet de la succession du duché de Gascogne^
les parents de Brisce, fille du duc de Gascogne, mariée au comte
de Poitiers et morte sans enfants vivants, prétendaient, pour
avoir dans leur famille le duché de Gascogne, que les biens
paternels et maternels devaient revenir chacun à sa souche.
C'était la coutume de Gascogne. Le comte de Poitiers, duc d'A-
quitaine, s'appuyait sur le droit romain qui proclamait l'héré-
dité entre frères consansuins. Il v avait le conflit entre deux
conceptions juridiques émanant de deux états sociaux diffé-
rents.
La richesse, d'une part, la vie urbaine de l'autre, entraînaient
les Gascons à dépenser beaucoup. Les \illas de l'époque gallo-
romaine, dont on trouve de nombreux vestiges dans toute la
Gascogne, attestent un très grand luxe. Les écrits des contempo-
rains, soitd'Ausone, soit de Sidoine Apollinaire, donnent des dé-
tails fort curieux sur cette vie fastueuse. Il en était de même au
moyen âge. L'abbé Breuils {Histoire de saint Austinde^ p. 97)
mentionne les riches pièces d'orfèvrerie possédées par le duc
de Gascogne, ainsi que parles comtes d'Armagnac et de Fezensac.
«
VII. — l'évolutiox féodale de l'aristocratie gasconne.
Le pays de Gascogne était autrefois réputé le plus riche de
France. C'est d'ailleurs ainsi que Montluc le caractérise au cours
de ses Commentaires. On n'a donc pas lieu d'être étonné si,
nous ont particulièrement aidé dans cette étude. Nous lui en exprimons toute notre
reconnaissance.
(1) Histoire du Béarn, p. 567.
(2) Histoire du Béarn, p. i21.
(3) Adiverunt placitum ubi erant Bernadus Tumapaler et multi alii utriusque seius.
T. XXXIII. 11
154 LA SCIENCE SOCIALE.
en lisant Thistoire, on s'aperçoit que notre région a été à plu-
sieurs reprises envahie ou simplement menacée par des con-
quérants d'origines très diverses.
En 276-5277, les Germains, profitant de la faiblesse des légions
qui gardaient le Rhin, envahirent la Gaule et se jetèrent sur
l'Aquitaine. Bordeaux fut incendié et ruiné. Lorsqu'on recons-
truisit la ville, on l'entoura de remparts.
Au commencement du v^ isiècle, arrivèrent les Wisigoths.
Les familles gallo-romaines firent avec eux bon ménage. On
voyait en eux des protecteurs qui continuaient la tradition ro-
maine et qui maintenaient la paix. Grâce à eux, on pouvait
jouir, comme par le passé, des richesses du pays et des agré-
ments de la vie facile.
Ensuite vinrent les Francs-Mérovingiens. Les successeurs de
Clovis se partagèrent le pays en le découpant d'une manière bi-
zarre. Chaque roi voulait sa part, et de là des guerres fréquentes
entre les princes mérovingiens. Dans ces conditions, les Aqui-
tains ne considérèrent plus comme leurs maîtres les princes
francs qui pouvaient changer d'un moment à l'autre. Le vrai
chef du pays fut le duc de Gascogne, ainsi nommé parce que sa
mission était de protéger le pays contre les pillages et les inva-
sions des Basques ou Vascons. Le pays soumis à son autorité
porta désormais le nom de Vasconie ou Gascogne.
L'autorité des Mérovingiens n'était que nominale. En réalité,
l'Aquitaine était indépendante. Une tradition prétend même
que les ducs étaient élus par les grands du pays. Ces ducs étaient
quelquefois appelés princes.
Au viu" siècle, les Arabes envahirent le pays et entrèrent à
Bordeaux, après de sanglantes batailles. Ils furent vaincus à
Poitiers, par Charles Martel, qui avait à ses côtés Eudes, prince des
Aquitains. Hunald, fils d'Eudes, se brouilla avec Charles Martel,
qui marcha contre lui et occupa Bordeaux, mais finit par lui
laisser sa principauté. A la mort de Charles Martel, Hunald et
son fils Waïfre luttèrent plus de vingt ans contre Pépin le Bref et
de Charlemagne. Waïfre périt assassiné et Charlemagne devint
le maître du pays.
ESSAI SUR LE TYPE GASCON. 155
Après la mort de Charlemagne, l'autorité du roi de France
faiblit de plus en plus. Alors survinrent les invasions des Nor-
mands, qui saccagèrent à plusieurs reprises le pays tout entier.
Le souverain carolingien ne s'occupant plus des affaires du pays,
le vrai maître fut encore le duc de .Gascogne.
Ces ducs de Gascogne, qui étaient en même temps comtes de
Bordeaux, avaient des domaines importants dans la région py-
rénéenne. Ils possédaient le comté de Bigorre, qui comprenait
une grande partie de la riche plaine de Tarbes. Us étaient de
plus rois de Navarre. On comprend alors qu'ils aient été amenés
à maintenir l'ordre parmi les populations basques si portées aux
troubles et aux pillages. Ils devaient même souvent intervenir
au delà des Pyrénées où les guerres étaient fréquentes, surtout
dans ces temps troublés.
Auxi*" siècle, par suite d'un mariage, le duché de Gascogne
passa dans la maison des ducs d'Aquitaine qui résidait à Poitiers.
Il y eut, au sujet delà succession de ce duché de Gascogne, une
guerre entre le comte d'Armagnac et le duc d'Aquitaine. (Nous
avons vu plus haut le motif de cette guerre qui se termina par
la bataille de Castelle où Tumapaler, comte d'Armagnac, fut
vaincu.) Auxn^ siècle, par suite du mariage d'Éléonore d'Aqui-
taine, le duché de Gascogne passa, avec celui d'Aquitaine, dans la
maison des rois d'Angleterre.
La Gascogne fut alors disputée entre la France et l'Angleterre,
et les seigneurs gascons prirent parti, les uns d'un côté, les au
très de l'autre. Ces guerres ne prirent fin que lors de la soumis-
sion de Bordeaux sous Charles VII (li53). Elles entretinrent dans
la noblesse gasconne le goût des expéditions militaires, et, par
suite, le caractère aventureux.
. Cependant le rôle militaire de cette noblesse ne se termina
pas avec la guerre de Cent ans. Sous Charles VIII et Louis XII,
bien des gentilshommes appartenant aux plus anciennes famille s
du sud-ouest se firent remarquer dans la guerre d'Italie.
« Ce nom de Gascon, dit Brantôme, s'était répandu dans toute
la Chrétienté, voire une partie du monde, voire que tout soldat
français, mais qu'il fut vaillant, on le tenait pour Gascon, Ce par-
156 LA SCIENCE SOCIALE.
1er était commun de dire : « Sont tous des Gascons », et avec
cela très redoutés, tant par vaillance, que par leurs ravages et
pilleries, à quoi ils ont été fort sujets, de sorte qu'en Italie règne
encore ce mot quand on veut donner une malédiction à un autre ,
on dit : <( Que te posse videre cent Gasconi allogiati in tua casa ! »
Puissé-je voir cent Gascons logés chez toi ! »
Les guerres de religion fournirent encore aux Gascons les
moyens de se signaler par de nouveaux faits d'armes. Par esprit
de clan, les uns s'étaient rangés du côté des protestants, les
autres du côté des catholiques. La Gascogne fut particulièrement
éprouvée par ces guerres, parce que, selon l'expression de Mont-
luc, la noblesse y était fort abondante.
Le pays fut encore troublé par les guerres de la minorité de
Louis XIII, et par les guerres delà Fronde.
On peut donc dire, sans exagérer, que, depuis l'origine du
moyen âge jusqu'à l'apogée de la monarchie absolue, sous
Louis XIV, la Gascogne a été le théâtre de guerres qui se sont
succédé presque sans interruption et qui ont entretenu dans la
classe supérieure ces tendances belliqueuses et aventureuses
dont nous venons de parler.
Dans ces guerres, les seigneurs gascons se trouvèrent directe-
ment en rapport avec les rois de France. Ceux-ci voyaient en eux
des guerriers très braves par tradition, et aussi des gens possé-
dant des aptitudes administratives dues à l'habitude de diriger
de vastes et nombreux domaines. Ils furent amenés à leur ofirir
de hautes charges dans le gouvernement. Servir le roi de France
fut une tradition dans ces familles, et cette tradition fut d'autant
plus facilement suivie que l'exploitation des domaines d'où l'on
tirait des revenus était chose relativement facile. Les familles
étaient nombreuses, et, en vertu de la formation communautaire,
on était porté à se soutenir entre parents. Pendant qu'un mem-
bre de la famille remplissait une charge à la cour, un autre
s'occupait de la culture des vignobles, de la vente des blés, ou
même de l'exploitation d'une forge. On pouvait d'ailleurs compter
sur des tenanciers, laborieux et fidèles par tradition.
Toutefois, la vie à la cour et les expéditions guerrières ne vont
ESSAI SUR LE TYPE GASCON. 157
pas sans entraîner de grandes dépenses. Il arrivait parfois que
les revenus des biens familiaux ne suffisaient pas, d'autant plus
qu'on était parfois conduit à en négliger la bonne administra-
tion. Déjà, par tradition, on aimait le luxe.
Dès le XV® et le xvi^ siècles, bien des familles nobles sont rui-
nées. M. Lu chaire nous représente Allain le Grand, sire d'Albret,
hors d'état de payer ses officiers (1). Ce seigneur vend plusieurs
de ses biens, notamment l'hôtel de Tartas qu'il possédait à Bor-
deaux et qui avait apartenu aux anciens vicomtes de Tartas. Les
Foix-Candale s'éteignent dans la personne de leur dernier
descendant mâle, Henri de Foix-Candale, dont la sœur épouse le
duc d'Épernon en lui apportantes biens de sa famille, mais avec
beaucoup de dettes. Beaucoup de châteaux du Bordelais pas-
sent entre les mains de familles récemment enrichies (2).
Nous avons essayé de décrire l'évolution de l'aristocratie gas-
conne depuis le caravanier ligure jusqu'au seigneur féodal et au
noble grand fonctionnaire du pouvoir royal. Nous devons main-
tenant étudier les familles qui vivent dans les villes côte à côte
avec les familles nobles et qui ont subi directement leur in-
fluence.
{A suivî'e.)
J. Garas.
(1) Voir l'ouvrage de M. Luchaire. Allain le Grand, sire d'Albret.
(2) Voir Jullian. Histoire de Bordeaux.
L'ÉPARGNE
DANS UN VILLAGE CHAMPENOIS
— oevjOTo-
Dans l'étude d'une famille instable (1), ou d'un groupement
de familles instables, tel qu'un village, il est plus difficile que
partout ailleurs de déterminer le fait social dominant autour
duquel se groupent tous les autres faits sociaux, qu'ils soient
sa cause ou sa conséquence. Et cependant, il en est nécessaire-
ment un vers lequel tous les efforts convergent et qui gou-
verne tout le reste, parce qu'il est comme la charpente arti-
ficielle qui permet à ces familles, instables par nature, de
subsister et de se reproduire dans leur propre type.
Or, dans le village champenois que j'ai pris comme sujet
d'observation, le fait dominant me parait être Yépargne, l'é-
pargne poussée à ses dernières limites, l'épargne avec tout un
cortège de conséquences souvent inattendues et vraiment
curieuses.
Voyons d'abord — et le plus minutieusement possible — le
théâtre géographique et social où elle a pu si merveilleuse-
ment se développer , et nous arriverons ensuite tout naturelle-
ment, par l'enchaînement des choses, sous le contrôle de l'obser-
vation, à constater ses effets, plus ou moins marqués, dans tout
le domaine des faits sociaux.
Le village de M*** est situé au sud-sud-ouest de la Champagne
pouilleuse, presque aux confins nord-ouest de la Bourgogne, à
(1) On appelle famille instable, en science sociale, celle qui n'assure l'établisse-
ment de ses enfants, ni par l'association patriarcale, ni par l'aptitude individuelle à
se créer un domaine.
l'épargne dans un village champenois. 159
l'est et aux pieds du Pays d'Othe et des dernières ramifications
des collines du Scnonais, exactement à la hauteur du 48° de
latitude nord, et un peu à l'ouest du 2° de longitude est. Le
territoire de la commune s'allonge, à peu près dans la direction
du nord au sud, en suivant une dépression assez sensible du
terrain et en formant une sorte de cuvette évasée qui aboutit
à la vallée d'E***, couverte de prairies. Il est partagé du reste
par une petite rivière sinueuse, qui parcourt elle-même cette
vallée pour se jeter ensuite dans l'Armance et de là dans
l'Yonne. Cette conformation du terrain, prédisposé pour l'agri-
culture, a l'avantage de présenter dans une large proportion
les sols les plus variés et par conséquent de permettre les ré-
coltes les plus diverses. On y voit en effet des céréales de tout
genre, des prairies artificielles, des arbres k fruits, des vignes
sur le coteau, et des prairies naturelles dans la vallée humide
et bien irriguée que je citais plus haut. On trouvait autrefois
un assez grand nombre de noyers, mais les fortes gelées des
hivers rigoureux leur ont porté un coup fatal, ce qui a réduit à
sa plus simple expression le petit produit des noix et celui de
leur transformation en huile à manger. Les terres, générale-
ment faciles à cultiver, ne demandent guère qu'un cheval ou
deux, qui, avec une ou deux vaches et quelques animaux de
basse-cour, composent tout le bétail d'une exploitation ordi-
naire. On ne rencontre guère de moutons que dans les plus
grandes exploitations, qui les font paître dans les terres dures
et sur les pentes moins productives de Trois-iMonts ou de la
Vallée-au-Diable. L'élevage y est inconnu, pour cette raison
bien simple que les pâturages sont très éloignés des maisons
d'habitation et sans aucune clôture naturelle.
Tel est, en quelques mots, le théâtre physique où nous allons
voir se dérouler les phénomènes sociaux que nous nous propo-
sons d'étudier et qui se rattachent plus ou moins tous à cette
conformation naturelle du lieu.
Et tout d'abord, est-il besoin de noter que la principale occu-
pation est l'exploitation par la culture de cette fertile contrée
dont l'esquissais les traits plus hauts? L'effort dominant porte
160 LA SCIENCE SOCIALE.
tout naturellement de ce côté. On est avant tout cultivateur, on
l'est dans toute l'acception du mot, on se donne à ce genre de
travail dune façon absolue, corps et âme, pourrais-je dire; on
ne fait aucune délégation à des sous-ordres pour tout ce qu'on
peut faire par soi-même ; on est attaché au sol par des liens
plus forts que ceux des serfs d'autrefois, par cette passion de
lui faire produire le plus possible, jointe à cette sorte de recon-
naissance qu'on a pour lui de ce qu'il paie largement des efforts
donnés. Ce n'est pas que l'agent le plus puissant de la produc-
tion se trouve ici dans l'intelligent emploi des procédés nou-
veaux de culture et du machinisme agricole : on est encore
trop défiant pour accorder une large place à ces auxiliaires
récents. Mais la tradition, d'esprit éminemment exclusif, livre à
tous le secret des fortunes de chacun; ce secret, c'est le travail,
le travail acharné. A nuls autres mieux qu'à ces paysans cham-
penois la maxime latine ne peut s'appliquer : Labor omnia
vincit improbiis. L'adjectif « laborieux » est dans toutes les
bouches; il est le seul qualificatif employé à l'éloge, et nulle
part ailleurs assurément il n'est pris dans un sens plus entier,
plus absolu : on lui fait rendre tout ce qu'il contient, tout ce
qu'il sous-entend d'efforts, de sacrifices, de peines, de victoires
sur soi-même, de soumission aveugle au noble maître qu'on
s'est librement donné, le travail. On est véritablement le servi-
teur du travail ; nous verrons par la suite qu'on en est quelque-
fois l'esclave.
J'insiste particulièrement sur ce fait, parce qu'il est bien près
d'être le trait social dominant de ces populations ; parce qu'il
est assurément leur trait le plus apparent, et qu'il faut péné-
trer bien avant dans l'étude de leur vie pour saisir qu'au-dessus
de lui et antérieurement à lui, il y a le but final qui le déter-
mine, qui en est à la fois la cause et la conséquence, je veux
dire l'épargne. L'épargne est précisément le but essentiel pour-
suivi et atteint par ce travail intense, moyen le plus sûr, ou
plutôt seul moyen pratique et connu, que ces gens aient à leur
disposition.
A deux et trois heures du matin, au moment de la fauchaison
l'épargne dans un village champenois. 161
ou de la moisson, ils quittent leur demeure, la faux sur l'épaule,
le carnier garni de vivres pour la journée et, quand la nuit est
venue, on surprend dans ce long village des pas lents et lourds
et de grises silhouettes : ce sont eux qui reviennent harassés, et
qui le lendemain recommenceront la même besogne. En temps
ordinaire, debout à l'aube, ils vaquent aux occupations de la
saison, ne négligeant rien, apportant un soin méticuleux à tout
ce qui doit les préoccuper. Le lever matinal, l'énergie au tra-
vail sont tellement ancrés dans les habitudes de la population
que je puis citer ce fait d'un étranger, venu pour s'établir dans
le pays, et obligé de le quitter pour échapper au ridicule et aux
plaisanteries que lui valaient sa mollesse au travail et son peu
d'énergie. Il n'était pas digne de la corporation de travailleurs
à laquelle il était venu se joindre; on le lui fit bien vite com-
prendre et il préféra, plutôt que de se réformer, sacrifier à sa
nature indolente et prendre une ferme isolée exempte du con-
trôle souvent exigeant des voisins.
La préparation de la terre, son labour soigné, son effritement
convenable, sa propreté absolue sont leur soin constant. Tne
partie de leur vie se passe « à charrue » comme ils disent, et il est
même curieux, en février ou mars, de voir ces coteaux morcelés
qui entourent le village, garnis de charrues et d'attelages bi-
garrés, et le silence de cette petite retraite laborieuse seulement
troublé par les commandements consacrés « Hue, ohl — Oh! —
Dia, viens ici! — Holà! » On sent que pour tous ces gens la
terre est leur atelier, où ils ont toujours à faire, où ils passeront
leur vie, sinon gais, du moins satisfaits, de même que le com-
merçant dans son magasin et l'industriel dans son usine. Et
cet atelier les absorbera tous, hommes, femmes et enfants, sinon
de la même façon, du moins pour le même but. et je dirai,
avec la même rigueur. La femme « va aux champs » beaucoup
plus qu'eUe n'est à la maison ; elle y seconde rhomnie dans ses
travaux, ayant aussi sa tâche propre dans l'atelier agricole :
elle fane et met en meule les foins, compose les gerbes de blé
et les charge sur les voitures, désherbe les champs, roule les
terres après les gelées d'hiver. Je disais plus haut que l'outil
162 LA SCIENCE SOCIALE.
favori de riiommc était la charrue, ceux de la femme sont Iç
râteau et la serpette pour « sarcler ». Inutile d'ajouter qu'en
plus elle a sous sa garde Fétable et ce qui en est la conséquence
directe, la laiterie. Les soins du ménage viennent ensuite et
sont par là même un peu négligés; mais qu'importe, là n'est pas
le centre du travail : la maison est vide la plupart du temps;
la tenue de cette maison devient donc chose secondaire. Du
reste, souvent cet inconvénient n'est qu'apparent par suite de
l'existence dans la famille d'une fille, qui, elle, garde la maison
et coud de la bonneterie. Cette occupation, très générale dans
la contrée, vient directement de Troyes, qui possède une agglo-
mération considérable de fabriques de bonneterie, et qui n'est
distant que de quelques lieues. Toutefois, le pays est trop essen-
tiellement agricole pour faire large place à l'industrie. C'est un
surcroît de gain qu'on accepte, un travail facile et de simple cou-
ture qu'onpeut faire à temps perdu, mais cj[ui ne rappelle en rien
les petits ateliers de bonneterie cjui fonctionnent dans les alen-
tours de Troyes, à Estissac, à Marey-en-Othe, à Aix-en-Othe, et
qui du reste tendent de plus en plus à disparaître en présence
du développement de la grande manufacture.
Le village comprend environ cent foyers agglomérés, avec
une large banlieue morcelée. Bien qu'il soit assez difficile d'éta-
blir une moyenne dans le nombre d'hectares et la nature des
terres exploités par chaque famille, je tenterai cependant d'en
dresser un tableau aussi exact que possible ; mais auparavant il
me semble utile de dire un mot des mesures usuelles du pays,
pour les employer ensuite sans crainte d'obscurité. Il est à re-
marquer que ces unités de mesure sont toutes de petites mesures,
ce qui s'explique bien par suite du morcellement du sol, et par
suite de la petite contenance de chaque pièce de terre. Ainsi on
a : la cor^e^ qui vaut 42 centiares ; le quartier, 25 cordes ; le demi-
arpent, 21 ares 10, et Yarpent, 42 ares 20. Dans cette échelle de
mesures, c'est donc l'arpent qui est l'unité maximum et sa con-
tenance, comme on le voit, est moindre que dans la plupart des
pays, où il vaut 51 et même 52 ares. Cela sans doute est très
l'épargne dans un village champenois. 163
fâcheux pour Tapplication du système métrique, mais cela se
conçoit très bien : possessions petites, mesures petites. Ajou-
tons que la mesure de capacité pour les vins, qu'on récolte soi-
même, subit jusqu'à un certain point la même influence. Lupii^ce
porte le nom de riston et contient 210 litres. Elle est assez rare-
ment employée et le véritable tonneau courant est X-à. feuillette
de liO litres.
Chaque maison est accompagnée généralement de ses étables,
plus ou moins pauvres, et entourée d'un jardin, la plupart du
temps assez vaste pour y cultiver des légumes, parfois même
quelques fleurs.
Pour ce qui est de l'exploitation proprement dite, elle se
compose de terres labourables, de vignes et de prés. Les terres
labourables forment un ensemble d'une douzaine d'arpents
environ, répartis en une vingtaine de parcelles disséminées
aux quatre coins du territoire de la commune. Il en est de
même des vignes qui, en quantité moindre, ont une moyenne
plus faible encore : 10 à 12 cordes, réparties en cinq ou six
parcelles. Quant aux prés, on peut dire que la moyenne est de
2 arpents et demi.
On le voit, nous sommes dans un pays essentiellement mor-
celé, toujours assujetti, ai-je besoin de le dire, au partage égal,
qui le subdivise à l'infini et qui lui enlève une partie de sa
valeur par la perte de temps, souvent considérable, qu'occa-
sionne dans le travail la dispersion des pièces de terre appar-
tenant à une même exploitation. Il n'est pas rare de posséder
une languette de terrain à 2 ou 3 kilomètres du village, d'une
contenance si infime que, quand on s'y rend pour la travailler,
il faut aller terminer sa journée ailleurs, ce qui, dans le fait,
oblige assez souvent à se transporter à une distance égale
pour rejoindre une autre parcelle. On voit immédiatement
quelle perte de temps en résulte, sans compter la déperdition
de forces du travailleur. Arthur Young, dans son Voyage en
France de 1786, constate déjà, en explorant des contrées voi-
sines de celles que je décris, l'extrême morcellement du sol et
déclare qu'il a vu des centaines de parcelles de 10 ares, de
164 LA SCIENCE SOCIALE.
5 ares et même de 2 ares. Rien n'est donc changé à ce point
de vue : on possède peu, quelques hectares en tout, subdi-
visés en une quantité de lopins de terre, mais on s'y domie
tout entier, c'est-à-dire qu'on y apporte tous ses soins, qu'on
cultive par soi-même et que la plupart du temps on cultive
bien. Donc pas de fermiers, mais tous propriétaires, exploitant
eux-mêmes. Pas non plus de terrains communs; la propriété
est individuelle, sauf toutefois quelques pâturages abandonnés
aux bestiaux du village, que conduit dans la belle saison un
gardien communal. Vn nombreux bétail n'est pas possible :
un ou deux chevaux, forts et de bonne race, suffisent amplement
à l'exploitation, une ou deux vaches laitières pour les besoins
du ménage, avec quelques animaux de basse-cour, poules,
oies et canards. J'en dirai autant des instruments de travail.
L'outillage agricole, bien qu'assez perfectionné, est réduit au
strict nécessaire et on évite soigneusement les dépenses consi-
dérables qu'entraîne l'emploi de certaines machines perfec-
tionnées et coûteuses, dont la petite culture du reste peut ai-
sément se passer. C'est ainsi que, pour le battage des grains,
on utilise peu la machine à vapeur; on préfère les batteuses de
second ordre à moteur animal, parce qu'elles sont moins dis-
pendieuses. Et encore sont-elles en quelque sorte un instrument
banal, au sens féodal du mot : c'est-à-dire qu'un individu de
la collectivité en fait un jour la dépense, et elle sert ensuite à
tous les habitants qui se réunissent entre eux pour fournir des
journées complètes de travail. Dans bien des maisons encore,
aux journées sombres d'hiver, où l'on ne sait que faire dehors,
le battement monotone des fléaux retentit sur l'aire des gran-
ges : c'est le moyen d'employer les heures inoccupées et de
respecter davantage la paille, qui sort toujours plus ou moins
abîmée des machines mécaniques.
Si de l'examen des instruments de travail nous passons à ce-
lui du mobilier meublant et personnel, nous allons trouver une
parcimonie plus grande encore. Les premiers du moins sont
indispensables aux moyens d'existence; pai* le savoir de celui
qui les manie, ils sont des agents actifs de production : le reste
L'ÉPARGi\E DANS IN VILLAGE CHAMPENOIS. 165
est chose secondaire. Le mobilier des lial)itations est tout ce
qu'il y a de plus modeste, mais solide cependant, parce qu'on
n'aime pas à le renouveler souvent. La garde-robe est tout ce
qu'il y a de plus simple au monde; les bijoux, vrais ou faux,
n'ont pour ainsi dire pas cours. Ils se réduisent à une montre
pour les hommes, à une chaîne d'or pour les femmes, et à une
alliance quand elles sont mariées. Le luxe est pour ainsi dire
complètement banni de ces demeures d'apparence plutôt aus-
tère, ou, s'il s'y rencontre, c'est sous la forme d'une pendule
de plus ou moins mauvais goût et d'un bufï'et de noyer ou de
chêne ciré, deux choses utiles en elles-mêmes, mais pour les-
quelles on a quelque peu sacrifié à l'œil.
J'ai envisagé jusqu'ici la masse générale de la population du
village de iM***, j'en ai indiqué les occupations favorites, j'ai
parlé des propriétaires en un mot, et des propriétaires agri-
coles, mais il va sans dire qu'à côté d'eux, il y a, comme dans
tous les villages, un petit noyau de commerçants pour satisfaire
aux besoins élémentaires de la vie. De plus, nous voyons figurer
les différents métiers qui répondent à la nécessité d'avoir sous
la main les services du maçon, du charpentier, de la couturière,
du cordonnier, etc. Notons enfin ceux que la richesse a ou-
bliés, ceux qui ne sont pas propriétaires, ceux qui, sans ca-
pacités spéciales, n'ont que leur activité et leurs bras comme
capital, également aptes pour l'ordinaire à toutes sortes de
besognes simples et que je réunirai sous la dénomination de
manouvriers. Il est intéressant , à l'occasion de cette petite
classe de salariés, de constater que le salaire est toujours payé
en argent et généralement à la journée. Modeste, il y a vingt-
cinq ans, il tend tous les jours à augmenter. La couturière,
qui autrefois arrivait en journée à 7 heures du matin, prenait
15 sous; aujourd'hui, elle en demande 30 et n'arrive que vers
9 heures. Le charpentier touche 5 francs, sans la nourriture;
le maçon, seulement k francs. Le cultivateur et le manouvrier
se contentent généralement de 2 francs, mais avec la nourri-
ture.
Ici encore, comme nous l'avons déjà remarqué au cours de
166 LA SCIENCE SOCIALE.
cette étude, la conséquence que Ton peut tirer de ces observa-
tions, c'est que tout converge vers l'épargne. Aux gains à lon-
gue échéance, on préfère ceux plus sûrs de chaque jour; aux
paiements plus ou moins appréciables en nature, on préfère
la pièce d'argent, celle que nous allons voir tout à Them^e se
glisser dans le « bas de laine » du thésauriseur, ou se trans-
former, après maintes hésitations, en la parcelle de terre qui
arrondira le patrimoine et augmentera la propriété foncière, la
seule vraiment appréciée.
On a défini très justement, clans cette revue même, l'épargne
en disant qu'elle est « la soustraction des produits à la consom-
mation, et remmagasinement de ces produits » (R. Pinot). Or,
c'est bien là le caractère dominant des populations que j'exa-
mine : « on met de côté », on épargne, on est intéressé. Et
cela est si vrai, que la fortune moyenne de chaque famille peut
être évaluée à :20.000 francs. Et pour cela, que de fatigues, que
de peines, que de sueurs, que de privations! Mais qu'importe :
on est riche ou, ce qui est équivalent, on a « du bien ». Il est
facile de discerner immédiatement les qualités maîtresses de
ce pays, qui sont l'économie, l'ordre, le travail, les meilleurs
auxiliaires de l'épargne ; mais on conçoit bien facilement aussi
ses écarts qui résultent fatalement de l'excès même de ces
précieuses qualités. C'est le cas ou jamais de répéter le vieil
adage latin : In medio vlrtus! J'irai presque jusqu'à dire que
l'envers de la médaille est plus accentué que la face, et qu'il
en résulte une déviation fâcheuse de tous les mobiles de la vie.
L'épargne devient une hantise, une idée fixe et, au lieu de
rester le moyen infiniment honorable d'avoir une vie plus
large, d'apaiser les craintes de la vieillesse, d'atténuer les ha-
sards de l'établissement des enfants, elle devient le but, et
malheureusement le but unique de la plupart de ces familles.
Nous verrons dans la suite tout lui obéir, tout s'incliner devant
elle, les sentiments les meilleurs se fausser, l'intelligence elle-
même s'obscurcir, au point d'admettre, de la meilleure foi du
monde, certains procédés plus ou moins indélicats comme par-
l'épargne dans un village CllA^IPENOIS. 167
faitement honnêtes, dès que la question d'argent est en jeu.
Aux plus habiles de vaincre. Et pour y atteindre, chacun dé-
ploie une émulation au travail qui serait des plus louables, si
elle n'engendrait comme conséquence presque fatale l'amour-
propre exagéré et, la plupart du temps, l'envie sourde, persé-
vérante, infatigable, qui est assurément l'un des ressorts les
plus puissants qui fassent travailler ces gens jusqu'à épuisement,
jusqu'à extinction. On se privera de tout s'il le faut, on ne
dormira plus, on s'acharnera au travail; mais, coûte que coûte,
on aura un arpent de terre de plus que son voisin. Voilà en
deux mots le raisonnement intime de la plupart de ces paysans;
ou, s'ils n'en arrivent même plus à bien se formuler ce rai-
sonnement, c'est le fait de l'habitude, la résultante de la tradi-
tion, de la seule tradition peut-être qui soit encore bien vivace.
L'épargne, ainsi chèrement acquise, reçoit deux destinations :
avec elle, on achète du terrain, ou, ce qui est encore dans les
mœurs anciennes du pays, on pratique l'épargne du « bas de
laine ». C'est ce dernier moyen qui a toujours prévalu dans
les temps troublés de notre histoire contemporaine. Ainsi, en
1870, les vieillards mettaient en lieu sûr leurs économies — qui
montaient souvent à plusieurs milliers de francs — les uns sous
l'aire de la grange, les autres dans leurs étables sous une pou-
tre, d'autres enfin dans leur jardin au pied de tel ou tel arbre.
Il est très sérieusement permis de croire que plusieurs de ces
sommes ont dû être complètement perdues, soit par suite d'a-
liénations du lieu de dépôt après décès, soit par suite de simple
oubli de la part des vieillards qui avaient enfoui leur trésor
dans ces conditions. Je n'en veux pour preuve qu'un fait qui
m'a été rapporté et dont je garantis l'authenticité : c'est la dé-
couverte, après plusieurs années, d'une somme assez impor-
tante en piochant dans les décombres d'une maison. Je dois
ajouter, pour être complètement exact, que, depuis quelques an-
nées, par suite peut-être des moyens de transports plus faciles,
par suite de l'instruction plus répandue, on se hasarde plus
communément à confier son capital-argent à des banquiers et
à lui faire produire un intérêt.
168 LA. SCIENCE SOCIALE.
Jusqu'ici, nous avons plus particulièrement envisagé la partie
en quelque sorte matérielle de notre monographie, nous avons
détaillé les causes du lieu et du travail, en même temps que
la forme de la propriété, et nous sommes arrivés, en montant
toujours, jusqu'à Tépargne, qui est, d'après nous, le point cul-
minant de l'histoire sociale du paysan de cette partie de la
Champagne.
Maintenant il nous reste à redescendre l'échelle des consé-
quences. Elles sont nombreuses et intéressantes. Si ardus et si
iiiditférents qu'aient pu paraître certains détails de mon étude
dans son début, ils étaient nécessaires comme devant avoir une
répercussion sensible dans la suite de mes observations, en
abordant la partie la plus attrayante, si je ne me trompe, de
mon exposé, l'histoire des mœurs de ce pays, la genèse et le
mode de développement des familles, en les faisant revivre
elles-mêmes autant qu'il se peut pour en noter les traits saillants
et par là même les distinguer nettement et consciemment de
leurs voisins, dont ils diffèrent. C'est ce qui fait l'utilité de la
géographie sociale : elle tire de là son puissant intérêt.
La famille n'existe pour ainsi dire que de nom, et bien qu'on
« cousine » beaucoup dans le village de M***, plus que partout
ailleurs, les liens réels de la parenté font défaut. La douceur
du foyer, qui fait le charme de certains pays, où l'on aime à
se retrouver au soir de laborieuses journées au milieu de ses
enfants, est absente de ce pays champenois. Ce qui constitue
le cadre même de la famille n'existe pas.
La femme est l'associée du travail du mari, à la maison, aux
champs, partout. Elle sarcle au printemps, c'est-à-dire qu'elle
passe des journées entières à arracher minutieusement des ré-
coltes futures les mauvaises herbes et les chardons; elle fane
et emmeule au moment des foins, avec une énergie souvent
égale et quelquefois supérieure à celle de l'homme, se débar-
rassant du caraco, incommode pour ces rudes besognes, ne
conservant qu'une jupe courte, adaptée aux évolutions rapides,
coiffant un large chapeau de paille pour se préserver du soleil.
l'épargne dans un village CFIAMPENOIS. 169
Au temps des moissons, elle ratèle, fait les gerbes, constitue
les moyettes, en un mot laisse à l'homme le fauchage, et s'oc-
cupe du reste, souvent même du chargement des voitures. Aux
vignes, c'est elle qui école et qui vendange. La culture et
l'entre tien du jardin, attenant à sa maison, sont presque exclu-
sivement son affaire. Qui ne voit immédiatement que, dans ce
centre familial, il n'y a place que pour le travail qui conduit à
l'épargne ? Le mariage, guidé par l'intérêt, unit deux forces,
deux énergies laborieuses, deux volontés qui tendent au même
but, et non deux cœurs qui s'aiment, deux âmes qui cherchent
à s'élever. Aussi, de l'éducation des enfants, l'idée motrice do
Dieu est généralement absente. On croit plus aux conseils d'é-
conomie, au miroitement de la richesse, à la crainte de la pau-
vreté comme stimulants du travail pour les enfants, qu'à l'austère
devoir du labeur présenté comme une loi de Dieu, et c'est peut-
être la seule tradition qui se conserve de famille à famille et
qui constitue par là même Ja tradition du pays tout entier.
A part cette direclion générale de l'esprit, les enfants croissent
un peu comme ils veulent, recueillant de leur passage à l'école
un vernis superficiel, qui les rend souvent hautains et préten-
tieux, et les pousse dans leurs manières à l'imitation malheu-
reuse et maladroite d'individus plus élevés qu'eux.
Leur établissement par le mariage les éloigne généralement
du pays, par suite de la baisse presque constante de la popu-
lation, qui n'est actuellement que de 370 habitants, alors que,
il y a sept, ou huit ans seulement, elle était de 450. Chaque
année donc, ce sont de nouveaux départs, le plus souvent mo-
tivés par le mariage, mais quelquefois par la ruine, car on est
alors l'objet d'une pitié méprisante qui fait qu'on a tout intérêt
à émigrer pour tâcher de remonter son bilan d'une façon ou
d'une autre. Les célibataires vieux garçons sont nombreux et
certains sont légendaires par les manies inévitables qu'ils acquiè-
rent dans cette vie d'iiomme seul, n'ayant dans l'esprit qu'uno
idée fixe, celle de gagner de l'argent. Ils ne sont généralement
pas mal considérés, parce que leur magot est souvent inqDortant
— et ardemment convoité par les neveux et nièces, qui ne leur
T. XXXIII. 12
170 • LA SCIENCE SOCIALE.
ménagent pas certaines prévenances attentionnées, dont ils sont
du reste loin d'être dupes. La domesticité est généralement
inconnue dans ce village de petite culture, où les bras de la
famille, y compris ceux de la femme, bien entendu, suffisent
largement à Texploitation. Deux raisons ruinent presque entière-
ment l'autorité morale des vieillards : ils ne peuvent plus pro-
duire et ils coûtent à entretenir. Leur rôle est donc fini : on les
tolère, tout en souhaitant peut-être la fin des dépenses inutiles
et la réalisation de l'héritage qu'une vie prolongée fait parfois
trop attendre.
Nous venons d'étudier en détail la structure de ces populations
particulières de la Champagne : entrons maintenant dans leur
existence même, considérons les différents éléments qui cons-
tituent leur modus viveiidi habituel, les accidents qui viennent
dévier dans un sens ou dans l'autre le cours régulier et mono-
tone de leur existence, les faits saillants qui la dominent, les
petits faits de tous les jours qui la composent, le cadre dans
lequel elle se meut, toujours ou à peu près toujours le même.
En fait, cette existence est bien près d'être celle d'un ascète
sans préoccupations morales ni religieuses, d'un Spartiate
modernisé, où Plutus a vaincu Mars. Même sobriété dans la
nourriture : le pot-au-feu ne revient pas tous les jours sur la
table de ces paysans riches; la plupart du temps, ils se con-
tentent de légumes, d'œufs ou de lard, auquel ils ajoutent
quelquefois un morceau de porc frais ou de « salé ». Leur bois-
son ordinaire est ce qu'ils appellent du u râpé », ou piquette,
confectionné avec les marcs déjà utilisés et qui a un vague
goût du vin aigre, fortement additionné d'eau.
Pour ce qui est de l'habitation, elle est généralement bien
construite et solide, mais un peu massive de formes et sans
élégance. C'est le foyer, autour duquel ne s'asseoit qu'une
famille réduite à un ou deux enfants au plus : d'où il suit que
la réunion de deux ou trois chambres suffit amplement. « La
stérilité étant un des traits ordinaires de ce régime, remarque
Le Play en étudiant la famille instable, les habitations se ré-
L EPARGNE DANS IN VILLAGE CHAMPENOIS.
171
tluisent aux proportions strictement nécessaires pour iotrer
deux époux et deux jeunes enfants (1). »
La maison se compose ordinairement d'une vaste cuisine,
qui sert en même temps de salle à manger et de chambre à
coucher, et communique avec un « cabinet » où l'enfant cou-
che. Un couloir la sépare d'une chambre plus soignée, ornée
d'une glace et de meubles en bois vernis ou ciré, décorée du
titre de belle chamhre; on s'en sert rarement, elle est en quel-
que sorte le luxe de la maison.
Je donne ici ce plan :
-I H
J
[
1. — Cuisine. 2. — (:al)inet.
3. — Couloir. 4. — Belle chambre.
5. — Chambre de débarras ou laiterie.
En ce qui concerne le vêtement, une évolution vers le luxe
de mauvais goût se produit insensiblement. A la grande sim-
plicité d'autrefois, succède un besoin de frapper l'œil par des
parures éclatantes, des imitations malheureuses des modes
(le Troyes, importées dans le village avec le travail de la bon-
neterie. La jeune fille ou la jeune femme se hâte, dans ses
courts loisirs, de coudre quelques douzaines de gilets ou de
bas de coton pour se permettre d'ajouter quelques garnitures
voyantes à sa robe de pacotille ou quelques fleurs à son cha-
peau de mauvaise qualité. La chaîne d'or, l'alliance et le gobelet
d'argent, seuls bijoux convoités par les jeunes filles riches
d'autrefois, sont remplacés par les pendants d'oreille de clin-
(1) Le Play. Réforme sociale en France, t. II, ch. xxxiv.
172 LA SCIENCE SOCIALE.
quant et les chaînes de montre plus ou moins chargées d'imita-
tions de perles fines et de pierres précieuses.
L'homme au contraire en est resté, sous le rapport du costume,
aux anciennes traditions. La redingote noire et le chapeau de
soie de son mariage font tous les frais de son élégance plutôt
rudimentaire. Il revêt ce vêtement indistinctement aux mariages
et aux enterrements auxquels la parenté ou le voisinage l'appel-
lent à assister, uniques occasions du reste qu'il a de sortir ; et
cela donne à ces réunions un original cachet de modes bigar-
rées et confondues, ailleurs disparues depuis des années.
Puis, soigneusement brossé, le costume est remis dans l'ar-
moire, jusqu'à la première circonstance heureuse ou malheu-
reuse, faisant place aux vêtements de travail, la blouse, sou-
vent remplacée par le gilet noir à manches, le pantalon de
coutil ou de drap rayé . les forts souliers à clous et les guêtres
de cuir ou de coutil. C'est qu'il faut être outillé pour les rudes
travaux de labour, et le costume simple et solide sied à mer-
veil pour cet usage.
La constitution physique de ces gens est bonne et, si les soins
de l'hygiène sont presque nuls, c'est à leur vie constamment
en plein air qu'il faut attribuer leur bonne santé. On a remar-
qué souvent avec beaucoup de raison combien le moral influe
sur le physique. Dans notre étude, cette constatation reçoit une
nouvelle confirmation. Au moral que nous avons décrit, devait
correspondre un physique qui reflétât en quelque sorte les
pensées et les préoccupations intmies, et il existe bien en effet.
La physionomie de ces laboureurs a je ne sais quoi de sévère
et de froid. On lit sur ces figures tannées de travailleurs plus
de méfiance que de gaieté, plus de réflexion que de spontanéité.
Et la démarche elle-même s'en ressent; elle n'est point vive,
alerte, rapide, mais lourde, lente, je dirai presque calculée,
de même que la parole qui conserve quelque chose de solen-
nel dans les sujets les plus frivoles, dont la tonalité est grave,
sans saillies d'aucune sorte, avec quelque chose de dur et
d'Apre dans l'accentuation des mots. Le langage avec cela est
sobre, se contentant d'un mot, sous-entendant le reste, laissant
l'épargne dans un village champenois. 1T.']
l'impression d'une énorme énergie intérieure, qui a conscience
d'elle-même et veille à ne point se prodiguer en des manifes-
tations inutiles.
Ce caractère, qui s'affirme de plus en plus à mesure que
notre étude se poursuit, se révèle dune façon fort curieuse,
quand on le considère au point de vue des récréations, dont
généralement tous les hommes sont avides. Ici, c'est presque
l'inverse qui se produit ; et cela résulte bien du sentiment de
l'épargne développé à l'excès et qui est la note dominante du
caractère. Pas de dimanches, ni de fêtes, c'est une perte de
temps; ou, si du moins on s'accorde quelques heures de répit,
c'est l'été, l'après-midi, qu'on emploie en promenade solitaire au
milieu de ses terres, jouissant silencieusement de ses efforts,
passant en quelque sorte l'examen des travaux de la semaine,
jetant un regard d'ensemble sur ce qui est fait — et sur ce
qui reste à faire : un fossé à creuser, une borne à consolider,
arrachant de-ci de-là une herbe folle qui s'est glissée dans la
récolte, avec une coquetterie d'amant pour sa maîtresse, la
terre. L'hiver, on quitte la charrue à la chute du jour, quand
le travail devient impt)ssible, et on passe quelques heures au
café, pendant lesquelles on cause de ses affaires et on joue
aux cartes. Il est à noter que les jeux favoris sont ceux qui
demandent le plus de calcul et de réflexion : la tension d'es-
prit devient aussi grande qu'au travail, non pas tant, je crois,
dans l'espérance d'un gain toujours très modique, que par
amour de l'effort, de la difficulté et du travail.
Les fêtes de village, autrefois si suivies et si gaies, tombent
d'année en année. Aux danses de plein air et de jour succè-
dent les bals de nuit, auxquels la jeunesse seule assiste. Les
réunions joyeuses de famille sont très rares. On n'a cure de
toutes ces bagatelles, et de plus, ce qui est une raison plus
radicale, on n'a pas de famille.
C'est aussi le composé de ces deux éléments, la difficulté et
le lucre, qui excitent les deux ou trois chasseurs de la com-
mune, avec un dédain déclaré pour le plaisir même de la
chasse, à rechercher le lièvre de préférence à la perdrix, le
17 4 LA SCIENCE SOCIALE.
plus gros gibier, celui qui a le plus de valeur, de préférence
au petit, fût-il plus succulent, comme la caille et la perdrix.
Les marchés et les foires, qui, dans certaines provinces, sont
l'occasion d'une concentration générale des paysans de la con-
trée, n'ont qu'une importance tout à fait secondaire. On achète
peu et on a peu à vendre. Mieux vaut donc éviter les tenta-
tions de dépenses de ces réunions qui sont en même temps
une perte de temps, et faire de cette journée une journée de
travail incessant comme les autres. Si quelques produits de
cour, comme des œufs, du beurre ou des volailles, sont à
vendre, la femme est là, qui évite d'employer un cheval et
porte à dos, à des distances parfois fort éloignées, les produits
de la basse-cour. Depuis la création d'une ligne de chemin de
fer conduisant à Troyes, on fait quelques voyages au chef-lieu,
à des époques déterminées, par exemple au moment des
« foires », ou pour des besoins personnels, achats plus ou moins
importants ou placements d'argent.
En somme, Texistence est médiocre; il n'y a pas, dans ce
village, de bourgeois, à proprement parler, et c'est une con-
séquence de l'épargne plus que du morcellement. Ce sont les
paysans eux-mêmes qui forment la classe supérieure. Nous
avons vu la sobriété de leur vie, l'économie générale de leur
existence, qui se passe des récréations hal^ituellement si re-
cherchées, et la façon singulière dont ils s'y adonnent, dans
des cas rares, se refusant toute détente morale, et recherchant
la difficulté dans les jeux comme dans le travail, pour y ap-
pliquer leur effort.
Après avoir étudié la famille ouvrière dans son organisation,
dans son mode et ses moyens d'existence, il nous faut examiner
les différentes phases de cette existence, après quoi, pour ter-
miner la description complète de la vie privée de ces paysans,
nous rechercherons en quoi ces familles sont instables et pour-
quoi elles le sont. Nous terminerons enfin par un rapide ex-posé
de la vie pubhque. telle quelle se manifeste dans ce petit
village champenois.
Les naissances, je l'ai déjà signalé, sont réduites au plus pe-
l'épargne dans un village cuampenois. 475
tit nombre. Il est rare de trouver plus de un ou deux enfants par
famille, et il est reg-rettahle d'avoir à constater les fréquentes
bouderies qui accueillent la venue d'un second ou d'un troi-
sième enfant. La famille, au lieu d'être à la joie si naturelle
d'une prochaine naissance, laisse volontiers éclaier publique-
ment son désappointement et sa désolation, tandis que des voi-
sins charitables en cette occurrence participent à ces récrimina-
tions en guise de condoléances. Rien de plus fréquent que ces
apostrophes, plus bêtes que méchantes, à l'adresse des aînés
qui vont avoir un petit frère : « Maintenant, mon pauvre gar-
çon, les pièces de cent sous ne vaudront plus que 2 fr. 50. » Il
est juste d'ajouter que ces plaintes cessent au seuil du berceau,
et qu'une même afiPection entoure les enfants indistinctement,
dès qu'ils sont nés. Cette constatation faite, il est inutile de
dire qu'il ne se produit jamais d'adoption dans le pays. Et cepen-
dant, on trouve dans beaucoup de ménages stériles un enfant
assisté. Les demandes d'enfants à l'hospice de Troyes sont nom-
breuses chaque année. N'est-ce point là une contradiction à
l'observation précédente? En aucune façon. Si l'enfant ainsi
recueilli est une source de frais pour la famille qui le reçoit,
il est aussi une source de produits, non seulement par les ser-
vices qu'il rend, mais par les indemnités que l'on touche pour
le garder. En fait, c'est un domestique sans gages, sans entre-
tien, puisqu'on en est remboursé, qui souvent du reste devient
un bon sujet que Fou prend en affection. Et voilà comment,
en réalité, la filiation naturelle se voit souvent supplantée en
quelque sorte par une filiation factice. Il arrive fréquemment
que, pour ne pas diviser l'héritage, l'un des enfants, quand ils
ne sont que deux, reste dans le célibat. Beau dévouement qui
n'a pas la reconnaissance auquel il aurait droit. C'est un oncle
à héritage, dont on surveille les faits et gestes attentivement,
tant on craint qu'il ne dissipe le patrimoine que les neveux ou
nièces, dès le plus bas âge, considèrent d'ores et déjà comme
un bien, dont l'usufruit seul n'est point encore revenu entre
leurs mains. Le mariase d'un vieux garçon ferait naître des
haines très vives, s'il se produisait. Mais les célibataires connais-
176 LA SCIENCE SOCIALE.
sent leur devoir; ils se résignent à rester vieux garçons, pour
les autres.
Quoi qu'il en soit, les partages deviennent nécessaires, s'il y
a plusieurs enfants; ou c'est la vente des biens, s'il n'y a point
de postérité lialnle à succéder. De là découle l'emploi très fré-
quent des hommes de loi de toutes catégories, notaire, avoué,
juge de paix, arpenteur. Des procès souvent interminables s'en-
gagent; on ne veut pas être lésé pour un centime et on dépense
de gaieté de cœur des sommes considérables pour se défendre
delà plus petite atteinte portée à sa propriété. Les actions en
bornage encombrent le prétoire du juge de paix, car c'est une
fraude journalière que de reculer une borne pour gagner in-
sensiblement quelques cordes de terrain. Si une succession,
faute d'héritiers directs, oblige à une vente publique, on voit
alors apparaître, comme dans tous les pays à famille instable,
le marchand juif, qui achète en bloc à un prix modéré, poui'
revendre ensuite au détail à un prix beaucoup plus élevé. On
guette volontiers Tarpent qui vous touche, mais on ne peut pas
et on ne veut pas s'embarrasser du reste. Le juif vient alors,
avec son activité merveilleuse, sa faconde, son adaptation exacte
au pays où il opère, ses offres engageantes, ses délais de paie-
ment, ses feintes largesses — et le paysan achète quelquefois
beaucoup plus qu'il n'en avait l'intention, et beaucoup plus
cher qu'il n'aurait voulu. L'intermédiaire spéculateur encaisse
le bénéfice, enlevant au pays l'argent qui aurait dû y demeu-
rer, et le prix des ferres ]jaisse ainsi insensiblement d'amiée
en année.
Un fait particulier au pays que j'étudie mérite d'être relaté en
cette partie de mon travail, c'est la fréquence des incendies. Us
se renouvellent presque chaque année pendant la saison hiver-
nale et sont presque toujours l'œuvre de la malveillance. Je
connais tel gros propriétaire du village qui vient successivement
de voir brûler deux ou trois de ses immeubles. C'est l'envie ou
la vengeance qui se traduisent sous cette forme, de préférence à
d'autres, parce qu'elle est plus difficilement punissable. La ven-
geance revêt aussi souvent la forme de lettre anonvme, conte-
l'épargne dans un village champenois. 177
nant des calomnies contre les personnes, ou des menaces contre
les propriétés ou les individus.
Notons encore en dernier lieu, sans en rechercher la cause,
que beaucoup de vieillards, hommes et femmes, sur le déclin
de leur vie, tombent dans un état mental voisin de la folie, dont
l'expression « reviennent en enfance », détermine assez bien les
caractères.
L'individu que nous venons d'étudier dans les différentes ma-
nifestations de son existence, et plus spécialement dans le cadre
où il se meut journellement, la famille, ne trouve point préci-
sément dans l'organisation familiale le remède que nécessiterait
son manque d'initiative privée. M. Demolins a, dans cette Revue
même (1), indiqué exactement les causes de cette dissolution fa-
miliale. Le patronage naturel, que l'on trouve généralement
dans la famille ou le milieu social auquel on appartient, souvent
même dans les réserves d'énergie privée et d'initiative dont
certains peuples sont dotés, fait ici complètement défaut. Il faut
alors avoir recours à un patronage en quelque sorte artificiel.
En certains pays, il se trouve dans la religion, qui, par sa haute
puissance morale et directrice, remédie tant bien que mal aux
défauts d'une organisation sociale déviée. Ce n'est point ici le
cas. La population, entièrement catholique, est d'une indiffé-
rence lamentable pour tout ce qui concerne le culte privé ou
public. Le curé est considéré comme un des fonctionnaires de
la commune, Tun des moindres, qui préside aux enterrements
et aux mariages ainsi que le maire dans sa mairie, mais dont on
ignore et veut ignorer, d'une façon absolue, la mission apostoli-
que et sociale. Aussi peut-on dire que le curé jouit dans sa pa-
roisse d'une tranquillité parfaite, si tant est qu'on puisse appeler
tranquillité pour un prêtre le fait d'entretenir des rapports polis
avec tous ses paroissiens, et de faire tous ses offices dans une
église aux trois quarts vide. L'esprit du paysan est trop terre-à-
terre, trop absorbé par la formation du pécule, pour concevoir
un devoir de religion. Mais, si ce positivisme matérialiste lui
(1) Science sociale, t. V^ p. 20 et 21.
178 LA SCIENCE SOCIALE.
enlève toute la sève que la foi communique à un peuple reli-
gieux, il s'écarte d'un autre écueil, celui des pratiques supers-
titieuses, dont il se moque. Cette absence d'esprit religieux
explique le peu de vocations ecclésiastiques qui se révèlent dans
le pays; ce qui produit, en s'étendant à la plupart des paroisses
du diocèse, une pénurie extrême de prêtres; de là des binages
nombreux pour radministration régulière des sacrements et la
célébration des offices.
On pourrait croire que l'agglomération des habitations favo-
rise le voisinage et crée ainsi une sorte de lien social, sur lequel
l'individu s'appuie faute de mieux. Il a existé autrefois, se ma-
nifestant dans des veillées communes, pendant lesquelles les
voisins se réunissaient pour casser des noix et lire le feuilleton
passionnant de quelque journal local. Le sentiment de l'épargne,
en s'exagérant, a ruiné ces anciennes coutumes, qui n'existent
pour ainsi dire plus, etannilité du même couples bienfaits de
la solidarité sociale, qui en seraient résultés.
Les appuis artificiels sur lesquels l'individu trouve une aide,
sont les hommes de la loi et l'association forcée qu'est la com -
mune .
Remarquons que l'instruction générale est assez développée,
surtout le « calcul » et le droit usuel, qui sont par excellence les
deux rouages les plus indispensables à l'épargne, l'un qui la me-
sure, l'autre qui la conserve. Aussi les positions les plus recher-
chées, les plus cotées, sont-elles celles qui touchent de près ou
de loin à l'une de ces deux branches du savoir. Souvent les en-
fants des riches cultivateurs vont à Troyes pour un an ou deux
dans une pension de second ordre, et, s'ils ne se remettent pas à
l'agriculture ensuite, ils deviendront ou notaires, ou juges de
paix, ou géomètres, ou huissiers, ou instituteurs, c'est-à-dire qu'ils
prendront l'une des positions les plus enviées dans le village par
l'importance des matières dont elles s'occupent. On a sans cesse
besoin du géomètre, du notaire, pour un arpentage ou une
vente ; et le fait est que ces situations, si souvent précaires dans
certains pays, deviennent très lucratives et fort importantes dans
ces contrées morcelées de la Champagne. Il n'est pas rare de
l'ÉI'ARGNE dans in village ClIAMPEiVOIS. 170
trouver par exemple des études de notaire fort achalandées dans
de tout petits pays, qui ne sont même pas cantons. L'homme de
loi devient donc pour toutes ces raisons le tuteur du paysan :
il est en effet le réel ministre de son pécule, il lui en transmet la
propriété, lui en assure la possession et la lui conserve, veille à
ce qu'il en soit fait transmission intégrale à Théritier ou aux hé-
ritiers. Le paysan a donc foi entière en lui, s'humilie volontiers
devant la science juridique que cet homme possède, et il s'assi-
mile fort bien les éléments pratiques, qui lui seront au besoin
une arme pour défendre « son bien ».
A cette tutelle des gens de loi, s'en adjoint une autre, plus ar-
tificielle encore, dans les différents membres de l'association
communale. Être maire ou conseiller municipal est l'honneur le
plus ardemment convoité, parce qu'il donne une part d'autorité
dans l'administration de la commune. « Monsieur le Préfet » est
le juge d'appel de tous les différends administratifs. C'est encore
une sorte d'homme de loi, dont la protection est précieuse et qui
peut utilement patronner. Tous les rouages de la commune sont
également développés : par exemple, le garde champêtre est bien
là réellement et plus que partout ailleurs l'agent de la police
municipale. lien résulte qu'on a un respect indiscuté et presque
servile pour tout ce qui est Fautorité ou s'en rapproche. Ce
cadre fortement constitué de la commune offre à l'individu
essentiellement instable une aide toute préparée et merveilleu-
sement adaptée à ses besoins sociaux.
Individualiste d'instinct, mais sans initiative personnelle, sans
Fadndrable force créatrice et civilisatrice du particulariste, le
paysan de cette contrée champenoise ne possède pas non plus
les qualités de l'individu à formation communautaire. Produit
hybride, il rentre bien dans la classification sociale de l'être ins-
table, vivant seul, sans progrès et sans appui, cherchant non
pas à produire plus, mais à dépenser moins, rêvant non de for-
tune, mais d'épargne.
Henri Brun.
LE MOUVEMENT SOCIAL
I. — A PROPOS DU FEU
Nous recevons la lettre suivante :
Monsieur,
A la fin de votre méditation sur le feu, dans le dernier numéro de la
Science sociale, vous invitez vos lecteurs à reprendre le même su-
jet pour le traiter à de nouveaux points de vue. Permettrez-vous à
un de vos abonnés d'apporter à cette étude sa modeste contribu-
tion ?
J'ajouterai deux chapitres à ceux que vous avez développés, tous
deux afin de montrer la valeur éducatrice du feu.
I. — LA SCIENCE DU FEU ET L EDUCATIOX DE L ESPRIT.
La vieille sagesse d'autrefois, qui avait eu le temps de se clarifier
peu à peu et de se cristalliser en proverbes, disait à ce propos qu'une
fille n'était pas bonne à marier avant de savoir faire marcher un feu.
Ce n'est pas au hasard que nos pères avaientchoisi ce critérium. Il
y avait dans le ressort de la ménagère d'autres opérations aussi im-
portantes en elles-mêmes, de plus difficiles, et d'autres où se ju-
geaient mieux le caractère ou l'activité de la future épouse. Mais il
n'y en avait pas où put se faire aussi clairement la preuve que l'en-
fant était devenu capable de réfléchir, et de plier son esprit au sens
réel de la vie.
C'est qu'un feu ne marche pas toujours tout seul. C'est qu'il faut
savoir le prendre, et qu'il ne suffit pas d'entasser des bûches sur du
menu bois et d'y bourrer du papier enflammé, pour que le tout s'al-
lume et flambe.
Tantôt, suivant le temps qu'il fait et la façon dont on l'a disposé,
LE MOUVEMENT SOCIAL. 181
le bois refuse de brûler ; tantôt il fume, tantôt il s'emballe et jette
« feu et flamme » quand on voudrait le modérer. S'il y a trop d'air
entre les bûches, elles ont froid et s'éteignent; s'il n'y en a pas assez,
rien ne prend.
Savoir « faire marcher » un feu, c'est un art : c'est savoir gou-
verner un phénomène. Un l'eu est une expérience de chimie, la plus
vieille que l'on connaisse. Il en est de moins délicates. Pour ap-
prendre comment elle se développe et comment on peut influer sur
elle, il faut ou l'observer soi-même, ce qui est plein de mérite, ou
profiter des leçons données par les autres, ce qui n'en manque pas
non plus.
Toutes les actions qui nous enveloppent, qui nous entraînent,
contre quoi nous réagissons, qu'il faut savoir gouverner pour savoir
vivre, sont des phénomènes par plus d'un point semblables à celui-là.
Rapports de famille, mouvements sociaux, relations diplomatiques,
commerce, industrie, culture, ont des traits communs. Certes, sa-
voir influer sur un phénomène simple n'apprend pas à diriger tous les
autres. Cela donne au moins une notion, la plus indispensable : c'est
que, pour en obtenir quelque chose, il faut savoir les prendre ; c'est
qu'il y a une façon d'opérer, qu'aucun eff'ort, si violent et si prolongé
soit-il, ne nous fera réussir, si nous ne nous sommes mis dans les
conditions requises, et qu'en nous y mettant le succès presque tou-
jours sera facile. Cela donne la notion du « caractère » d'un phéno-
mène; j'entends par là cette individuahté propre qui fait qu'à cer-
taines actions exercées sur lui il répondra par certaines réactions,
certains résultats, certaines façons de se modifier. Tout phénomène
a son protocole ; il faut s'y plier, sinon il fera toujours obstacle entre
la volonté de l'opérateur et le but que celui-ci se propose.
A cet égard le problème est le même, de faire marcher son feu ou
son mari.
II. — LE FEU IMAGE DES PHÉNOMÈNES SOCIAUX.
L'homme, isolé, n'est pas grand'chose. Ce n'est que par le groupe-
ment qu'il devient une puissance, et que son esprit se développe;
les inventions et les progrès ne naissent que dans l'état de société,
quand il se forme un u foyer » de civilisation. Si l'expression de Lu-
crèce est une image exacte de la vie matérielle, et que les hommes se
transmettent l'existence comme une « torche enflammée » qui passe
de main en main, combien ne Test-elle pas davantage de la
vie morale et intellectuelle? Le <c foyer » de la famille n'est-il pas
celui où s'allument les sentiments? N'est-ce pas à celui de l'école que
\S1 LA SCIENCE SOCIALE.
nous prenons les idées et les connaissances, qui se propagent comme
une flamme, gardée par chacun pour la transmettre à d'autres?
Un peuple est comme un brasier de sentiments et didées. Les em-
ballements d'une foule couvent, éclatent et se propagent comme un
incendie. Suivant les époques d'une race et les circonstances qui en
rapprochent les éléments, ses arts, son activité extérieure, sa littéra-
ture et sa pensée restent languissants, obscurs et fumeux comme un
feu qui tarde à s'allumer, ou jaillissent en une flamme claire où se
concentre l'àme nationale. C'est alors la période glorieuse avant la-
quelle les éléments sont comme un bois trop vert, après laquelle ils
sont consumés, desséchés et refroidis comme la braise qui s'éteint.
Que sont les ongrès et les œuvres que notre temps a multipliés,
sinon des foyers artificiellement constitués pour y surchaufTer un
sentiment ou une idée? Quand nous rapprochons nos tisons, tout
l'effort du feu semble se réunir au centre et la petite fumée qui s'y
élève, accrue et fortifiée, donne naissance à la flamme. Il en est
ainsi de l'inspiration, de Théroïsme et du génie; l'àme d'un seul de-
vient le reflet et l'écho de toutes les âmes voisines tendues vers le
même but. Les grandes voix sont celles qui traduisent l'instinct uni-
versel de leur temps et de leur milieu.
11 arrive parfois, quand la cheminée est chaude, garnie de brai-
ses, et que les bûches fument activement, que pourtant elles ne s'al-
lument pas, et que ni la chaleur ni la lumière ne veulent apparaître.
On sent que le feu va prendre, qu'il est prêt, qu'il se fait un grand
travail obscur et déjà bruyant dans les profondeurs du bois, et qu'il
ne manque qu'une occasion choisie, pour amener la déflagration. Un
bout de papier, une allumette, uq rien suffisent : une ^ initiative ».
Et l'on a vu la même chose dans bien des grandes crises sociales,
philosophiques, religieuses. Qu'un esprit libre alors parle, sache
trouver le mot qui u met le feu au poudres », et toute la masse se prend
dans une explosion d'enthousiasme unanime.
On pourrait pousser dans le détail ces comparaisons et d'autres
encore, qui montreraient combien la vie morale, intellectuelle et re-
ligieuse des groupements humains a d'analogies profondes avec la
combustion du bois dans nos foyers, et que nous sommes, comme
a dit Lamartine, une
claire iHinceUe
Dame, distincte au sein de l'àme universelle.
Veuillez agréer. Monsieur, l'assurance de mes sentiments très dis-.
Michel MÉRYS.
tingués.
LE MOUVEMENT SOCIAL. 183
II. — LA VERRERIE OUVRIERE D'ALBI
Les lecteurs de la Science Sociale se rappellent certainement la
remarquable Etiquete sur la grève de Carmaux que M. Léon de
Seilhac a publiée dans cette Revue au cours de Tannée 1890. Ils se
rappellent peut-être aussi que M. Henri Rochefort, alors que la
grève de Carmaux battait son plein, lança l'idée d'une Verrerie aux
verriers qui viendrait faire concurrence à la verrerie de M. Ressé-
guier, l'ex-patron des grévistes.
C'est toute l'histoire de la fondation de cette Verrerie et l'exposé
de son fonctionnement et des résultats obtenus que M. de Seilhac
nous présente aujourd'hui dans sa nouvelle étude sur la Verrerie
ouvrière d'Albi (l).
Grâce à lui, nous sommes initiés aux luttes violentes qui se pro-
duisaient au début de l'entreprise ouvrière quand il fallut décider
si l'usine serait édifiée à Carmaux ou à Albi. Puis vint une question
plus grave encore : Sous quelle forme devait se constituer la ver-
rerie? Serait-ce une VeiTerie aux verriers^ appartenant aux seuls
travailleurs de l'usine, ou serait-ce une Verrerie ouvrière apparte-
nant au prolétariat tout entier? On sait que ce fut cette dernière
solution qui l'emporta.
Après avoir minutieusement raconté les difficultés qu'il y eut à
vaincre pour réunir les sommes nécessaires à la construction et à la
mise en marche de l'usine d'Albi, M. de Seilhac fait un récit aussi
vivant que pittoresque des fameuses fêtes d'inauguration de la
verrerie.
Cette inauguration eut lieu le 25 octobre 1896, et le travail com-
mença immédiatement. Mais en même temps commença une lutte
intestine qui aboutit, le 8 décembre à l'expulsion de quatre liber-
taires coupables d'avoir violé le règlement de la Verrerie. M. de
Seilhac nous donne le texte de ce règlement (qu'il avait d'ailleurs
publié dans le Mouvement social), bien plus sévère que n'était celui
de l'usine Rességuier, et où les mots « mise à pied » et « renvoi »
se lisent à chaque ligne.
Puis nous avons le récit très détaillé, avec chiffres à l'appui, de
la dure période qu'eut à traverser la Verrerie de 1896 à 1899. Avec
cette année 1899 s'ouvrit la liste des années heureuses. En 1900,
(1) Un volume, chez Arthur Rousseau, Paris, 1901.
184 LA SCIENCE SOCIALE.
nous dit l'auteur, « le succès, qui ne s'était dessiné que lentement,
était indéniable ».
Ce succès a eu par répercussion une importance considérable.
(( Après la destinée malheureuse des sociétés coopératives de 1848,
nous dit M. de Seilhac, la masse ouvrière s'était écartée de la coopé-
ration dont elle n'avait vu que les dangers, sans s'apercevoir que la
coopération n'est dangereuse que si elle n'est pas établie sur la
discipline de l'atelier et sur la force du capital. Le succès d'Albi a
modifié les opinions des ouvriers et ils sont devenus des apôtres de
la coopération dont ils avaient tant médi. Révolutionnaires jusqu'ici,
la plupart de ceux qui tendent à s'émanciper semblent devoir dé-
laisser les moyens violents dont ils ont reconnu l'inanité pour la
voie coopérative où ils voient la possibilité du succès. »
Nous souhaitons vivement, avec l'auteur, que cette prédiction se
réalise.
J. Bailhache.
m. — UNE CONFERENCE SUR L'ALCOOLISME
L'Assemblée générale annuelle de V Union française anti-alcoolique
s'est tenue à Lille les 16 et 17 novembre 1901. A cette occasion, notre
ami M. le docteur Oudaille a fait à Roubaix, dans la salle de la Soli-
darité j une conférence que la revue l'Alcool, organe des sociétés fé-
dérées contre l'usage des boissons spiritueuses, a, dans son numéro
de décembre 1901, résumée en ces termes :
« C'est en se plaçant au point de vue social que l'or ateur envisage
ce soir la question de l'alcoolisme.
« L'orateur montre sur une carte la consommation alcoolique ré-
partie selon les différentes nations. La tache la plus noire appartient
à notre pays. Il montre le curieux contraste qui existe entre les peu-
ples du Nord et ceux du Midi, en ce qui regarde les résultats de la
lutte antialcoolique. Il y a là tout un enseignement.
« On peut se demander pourquoi le paysan norvégien occupe ici le
premier rang parmi les lutteurs sérieux; pourquoi, chez lui, l'énergie,
l'initiative sont plus développées que chez les peuples dont la civili-
sation est plus avancée.
« Ici intervient la science sociale qui nous donne la clé du problème.
Pour le bien démontrer, l'orateur fait une longue et captivante di-
gression sur l'objet de la science sociale et sur ses méthodes.
LK MOUVKMENT SOCIAL. 185
« La science sociale a classifié les sociétés humaines et les a ré-
duites à deux types : les pasleiirs elles pêcheurs. L'orateur fait This-
torique des populations pastorales, du patriarcat, dont il existe en-
core des spécimens. Leur vie est douce et hospitalière et cela tient à
leurs conditions d'existence immuable, à l'art pastoral. Ces peuples
sont nomades et tendent à se déplacer constamment.
« Peu à peu, les pasteurs viennent s'échouer vers l'Occident, en
Sandinavie, et deviennent des pécheurs. Leur genre de vie se modifie
en raison des nouvelles conditions d'existence que leur impose leur
nouveau séjour. L'orateur décrit ce genre de vie, le changement des
mœurs, la destruction du patriarcat, la constitution de familles sépa-
rées. Ici apparaît le rôle de la femme. La petite culture fait aussi son
apparition. La famille particulariste se développe, avec sa souverai-
neté, son indépendance; l'être humain acquiert une autorité et une
initiative qui vont grandissantes.
« Toutes les sociétés ont été ramenées à ces deux types : formation
communautaire, formation particulariste, la première régnant dans
le Midi Oriental, dans l'Amérique du Sud, la seconde dominant au
Nord, à l'Occident, dans l'Amérique du Nord. La race anglo-saxonne
en est le type.
« Examinant alors les caractères de la lutte antialcoolique dans ces
différents groupements, l'orateur prend comme type la Norvège, y
montre qu'en raison de la constitution du type particulariste, les
mesures législatives étaient parfaitement inutiles. Le Norvégien fait
ses affaires lui-même et son affranchissement est son œuvre propre.
Les résultats de son intervention libre et énergique ne devaient pas
se faire attendre; la consommation décroît rapidement en Finlande.
Au Canada, résultats excellents aussi, mais moins accentués parce
que la famille particulariste est encore trop mélangée à d'autres grou-
pements. Ce sont les particularistes qui ont voté la prohibition de
l'alcool. Partout où les Français prédominent, cette prohibition a été
repoussée.
u Mêmes exemples tirés de la Suède et des États-Unis. Rôle capital
de la femme, à cause de son éducation spéciale qui la pousse à ne
compter que sur elle-même.
u Inversement, dans les pays à formation communautaire, la lutte
est tardive et infructueuse. Type : la Russie.
« C'est là que l'on voit recourir au système décevant des lois coer-
citives, monopoles ou autres.
u Prenant ensuite la France, l'orateur montre que l'histoire de la
lutte à proprement parler ne date que d'hier. Toute cette lutte effec-
tive est l'œuvre de Y Union française anlialcooVupie, et cela se conçoit
T. XKXIII. 13
186 LA SCIENCE SOCULE.
très bien. VUnion a réveillé en quelque sorte la formation partieula-
riste, exalté l'initiative individuelle; elle fait peser la responsabilité
de la lutte et du succès sur l'unité. C'est une conception pleine d'in-
térêt qui est en train de révolutionner le monde des esprits on
secouant leur torpeur.
u L'esprit parliculariste, en accordant à la femme un rôle considé-
rable dans la lutte, a singulièrement fait avancer nos affaires. L'avenir
est clair à la lumière de l'histoire du passé. On peut dire que, grâce
aux efforts particularistes de Y Union française, nous ne sommes plus
voués à l'immobilité, et cela non seulement dans le domaine antial-
coolique, mais dans tous les autres domaines moraux. »
Cette conférence a obtenu un vif succès.
M. le docteur Legrain, qui présidait la réunion, a remercié le con-
férencier et souligné les enseignements qui découlent de sa confé-
rence, u Nous devons être particularistes, a-t-il dit, c'est-à-dire
nous-mêmes dans notre champ d'action. Nous devons constamment
observer, regarder autour de nous, et nous retourner ensuite en face
de notre conscience. Libres, nous devons l'être et nous ne le sommes
pas encore. Nous ne le serons que quand nous nous serons pleine-
ment allVanchis de l'empire de ce grand tueur d'énergie^ d'initiative
et de liberté qu'est l'alcool. »
IV. — LE NOUVEAU LIVRE DE M. PAUL BUREAU
Le livre de M. Paul Bureau sur le Contrat du travail et le rôle
des syndicats professionnels vient de paraître chez Alcan (1).
Dans cet ouvrage, l'auteur s'est proposé de montrer que le régime
de la grande industrie ne peut plus s'accommoder des contrats isolés
de travail conclus entre l'employeur et chaque ouvrier individuel-
lement. L'isolement du salarié en face du grand entrepreneur en-
gendre nécessairement la haine et la grève, en même temps qu'elle
réduit à une misère affreuse les ouvriers en concurrence les uns
avec les autres; comme, en temps normal, le nombre des bras qui
s'offrent sur le marché du travail dépasse la demande, les salaires
s'abaissent au taux le plus bas que peut accepter l'employé.
On a cru souvent que le seul remède à ces maux ne pouvait être
trouvé que dans la suppression du régime capitaliste. M. Bureîiu
(1) Le Contrat du travail, le rôle des syudicals professionnels, par P.vci. Brr.EAV, profes-
seur ù la FacuUé libre de droit de Paris, 1 vol. in-8'^ de la Bibliothèque générale des
Sciences sociales, carloiiné à I*ans;laise. G fr. Paris. Féli\ .\loan. t^diteur;.
LE MOUVEMENT SOCIAL. 187
fait voir que les faits contemporains ne justifient pas cette conclu-
sion et que le syndicat professionnel permet à la fois de rétablir
un régime normal de relations avec l'employeur et de procurer au
travailleur manuel le moyen de vivre conformément aux exigences
des progrès modernes.
Les fragments de cet ouvrage que nous avons publiés dans la
Science sociale nous dispensent d'en faire l'éloge à nos lecteurs,
qui, depuis de longues années, apprécient les remarquables études
de M. Paul Bureau.
V. - COUP D'ŒIL SUR LES REVUES
L'interprétation de la Mythologie grecque.
Nous lisons dans le Cosmos (18 janvier 10()'2), sous la signature do M. Laverune,
qui rôsunie un mémoire de Max Millier :
La Théofjorne d'Hésiode est moins une religion qu'une cosmogonie.
C'est une philosophie de la nature, que les physiciens d'Elée
n'eussent pas désavouée. L'origine des dieux s'y confond avec le
commencement du monde. Toutes choses naissent des trois principes
primordiaux de l'univers : le chaos, la terre et l'amour; le chaos ou
l'espace illimité qui renferme en son sein tous les êtres; la terre ou
la matière inerte; l'amour ou la force de cohésion, bien différent du
volage fils d'Aphrodite. Du chaos procèdent l'Érèbe et la Nuit, dignes
rejetons d'un tel père. Devenue féconde à son tour, la Terre enfante
la mer (Pontos) et le Ciel (Ouranos) avec lequel elle s'unit pour pro-
duire, outre une foule de divinités aux traits peu saillants, Saturne
(Kronos) destiné à l'empire du monde, les douze Titans, les trois
cyclopes, Brontès, Stéropès, Argès, dont le nom indique assez la na-
ture météorologique. Nous sommes encore sur le terrain de la méta-
phore. Avec Saturne détrônant son père pour régner à sa place, nous
franchissons le seuil de la mythologie. La signification physique
s'obscurcit de plus en plus et la cosmogonie se mêle aux légendes
d'une façon inextricable. Que la Nuit enfante la Mort, le Sommeil, les
Songes folâtres, les Parques, la Vengeance (Némésis\ la Fraude, la
Débauche, la Vieillesse, la Discorde, laquelle produit de son côté le
Travail, la Douleur, les Combats, le Serment, nous n'en sommes pas
surpris : le cerveau des poètes a toujours tiré du néant force divini-
tés pareilles. Mais la naissance de Jupiter nous déroute, et, dans sa
188 LA SCIENCE SOCIALE.
liilto contre' ïyphée, nous en sommes réduits à soupçonner u la riisti-
tution poétique, faite pour une imagination puissante, d'une des
grandes révolutions qui ont jadis remué le sol de la Grèce ». Est-ce
de la science revêtue des ornements de la poésie ou de Thistoire
changée en fable? Nous ne le savons point et ce ne sont pas les an-
ciens qui nous l'apprendront.
L'histoire des mythes de Jupiter et des légendes qui s'y rattachent
est traitée à ce point de vue par Max Mïiller et résumée dans le mé-
moire auquel nous avons puisé tous ces renseignements (1).
Terminons ce résumé par les lignes mêmes qui sont la conclusion
de ce mémoire.
« Traitée avec le respect et le sérieux qu'elle exige, l'histoire reli-
gieuse des peuples nous enseigne une forte et salutaire leçon. Elle
met en relief une preuve frappante de l'existence de Dieu. Partout et
toujours l'homme a cru à une puissance invisible dont il dépend dans
son être et dans sa vie morale. »
VI. - A TRAVERS LES FAITS RECENTS
En France.
En France. — L'administration se chauffe. — Ceux qui se font socialistes pour devenir
pro[)riétaires. — La diminution du nombre des domestiques. — Le relèvement des
maîtres répétiteurs. — La propagande pour le repos du dimanche.
Dans les colonies. — La question italienne en Tunisie. — Lecliemin de fer de Djibouti.
A l'étranger. — Pourquoi les cyclistes anglais veulent qu'on les taxe. — « États-Unis »
est-il un singulier ou un pluriel?
La saison d'hiver a fourni l'occasion de faire une constatation déjà
ancienne, mais toujours instructive à rappeler.
On s'est beaucoup chauffé, paraît-il, dans les ministères, dans les
administrations publiques, et dans les palais où un personnel est
entretenu aux frais de l'Etat.
Aussi des montagnes de bûches ont-elles disparu, avec une rapidité
qu'on peut qualifier d'effrayante, si l'on ne peut la qualifier d'extra-
ordinaire.
Dans le seul palais du Luxembourg, les pompiers, vers le milieu
(I) lia Science sociale n'a pas attendu juscju'à ce lempsci |)0ur niellre en lumière le
côté historique des mythologies. C'est ainsi (|u'elle reçoit chaque jour des confirmations
nouvelles. — Voir la Science sociale, livraison d'avril 1807, t. XXIII, p. 30-2; Henri deT<un--
ville, L'observation sociale appliquée à la Mythologie grecque; Jupiter, Hercule et Ilellen.
LE MOUVEMENT SOCIAL. 189
de janvier, avaient déjà été appelés vinfi;t et une fois pour éteindre
des feux de cheminées.
Est-il téméraire de conjecturer que le fait se serait produit moins
souvent, si les frais de chaulïage avaient incombé à ceux qui se chauf-
faient ainsi?
Mais, quand c'est la collectivité qui paye, il semble que le gas-
pillage soit de rigueur. Nous avons entendu parler de certains bu-
reaux administratifs où, lorsque la fin de l'hiver approche, on force
systématiquement les feux, par principe^ plutôt que de ne pas ache-
ver des provisions de combustible calculées plus que largement.
On aimerait mieux se rôtir que de laisser du bois pour l'année sui-
vante.
Ce qui se passe pour les bûches se passerait pour bien d'autres
choses, si on les collectivisait, et nous assisterions, en même temps
qu'à un affaiblissement de l'esprit de travail, à une gigantesque des-
truction de richesses accumulées. Un bureau ministériel, à certains
points de vue, est l'image en raccourci de ce que serait l'organisation
socialiste.
Les socialistes, comme tous les autres partis, se préparent aux
prochaines luttes électorales.
De celles-ci, nous n'avons pas à parler. Notons seulement, à pro-
pos de celte fermentation politique, l'état d'âme intéressant des
ouvriers agricoles du Cher.
Dans ce département, beaucoup de travailleurs des champs se sont
laissés enrégimenter sous la bannière socialiste, c'est-à-dire dans le
camp de ceux qui veulent détruire la propriété individuelle.
Or, savez-vous quel est le rêve de ces travailleurs, et le motif qui
les porte à se classer dans ce parti?
— C'est qu'ils veulent devenir propriétaires.
Ces journaliers, en effet, ne possèdent rien; mais ils ont, comme
tout paysan, la convoitise ardente de la terre, et c'est pour la possé-
der qu'ils se font les auxiliaires de ceux qui disent à tout homme :
« Tu ne posséderas pas. »
Vantinomie est curieuse, et, du reste, elle s'explique très bien.
Peu importent les mots, pourvu qu'on promette aux eonvoitises de
les satisfaire. Les mêmes éléments sociaux suivraient un César, si
César leur promettait les champs du voisin.
Malgré tant de plaintes, il est bien certain que l'aisance populaire
190 LA SCIENCE SOCIALE.
augmente en France, ou tout au moins a augmenté dans les masses
depuis une trentaine d'années.
C'est ce qui ressort des statistiques dressées par l'Office du Travail
et comparant la répartition des professions en ISOB à ce qu'elle était
en 1800.
Au recensement de 1800, on a classé 892.759 hommes et 1.311. i"l
femmes comme domestiques.
Au recensement de 1890, on ne trouve plus que 100. 173 domestiques
hommes et 703,148 domestiques femmes.
Il y a très probablement des erreurs d'appréciation dans la statis-
tique, car la différence est réellement formidable. Mais, en faisant
une large part aux causes d'erreur, il reste ce fait, bien connu d'ail-
leurs par l'expérience personnelle d'une foule de gens, que le recru-
tement des domestiques devient de plus en plus difficile en France.
Et pourquoi se place-t-on moins volontiers comme domestique?
Parce qu'on trouve que les autres travaux manuels sont plus rému-
nérateurs ou comportent un plus agréable genre de vie.
L'augmentation des gages des domestiques, autre fait bien connu,
n'a pas suffi à enrayer ce mouvement, qui , s'il n'est pas réjouissant
pour les familles riches, témoigne de l'ascension des familles
pauvres.
Comme nous l'avons déjà dit en d'autres occasions, c'est peut-être
de l'étranger, des pays encore imparfaitement touchés par la civili-
sation occidentale, qu'il faudra, dans un avenir plus ou moins éloigné.
faire venir ses domestiques.
Le phénomène qui se passe en France, à ce point de vue, ne repré-
sente qu'une étape de cette évolution. Aux Etats-Unis, nul ne l'ignore,
celle-ci est beaucoup plus avancée. Le type du domestique tend à y
devenir introuvable. Dans les pays du sud de l'Europe, au contraire,
les serviteurs ne manquent pas. Aux colonies, en Orient, ou en trouve
trop.
Une profession dont les titulaires se plaignent d'être un peu Irai-
tés en domestiques, c'est celle de maître répétiteur. Il ne manque
pourtant pas de candidats à cette fonction, en raison de fimpré-
voyancc des politiciens qui multiplient les bourses dans les Facultés,
ce qui encourage trop de jeunes gens à s'engager dans la carrière
universitaire. On compte en ce moment dans les seuls lycées de
France — nous ne comptons pas les collèges — six cents licenciés,
(dont beaucoup possèdent deux licences) qui se consument dans le
rùle peu agréable de gardiens d'études et de dortoirs.
LE MOUVEMENT SOCIAL. 191
Autrefois, les licenciés avaient un débouché dans le professorat.
Mais il y a eu surproduction. Les agrégés et les normaliens suffisent
aujourd'hui à remplir les places vacantes. Encore les agrégés com-
mencent-ils à murmurer et à se plaindre qu'on ne les case pas assez
vite. L'avenir des maîtres répétiteurs était donc assez sombre.
Or, le projet de M. Ribot sur la réforme de l'enseignement permet
de changer, d'une façon très appréciable, la situation de cette partie
du personnel universitaire.
L'article 6 est ainsi conçu :
u Les fonctions actuelles des répétiteurs seront confiées, on ce qui
concerne renseignement et l'éducation, à des professeurs ou à des
professeurs stagiaires.
« Ceux-ci seront chargés effectivement d'une partie de l'enseigne-
ment.
« Leur traitement sera inscrit au budget de l'enseignement et sou-
mis à la retenue pour la retraite.
« L'article 7 ajoute : Les fonctions de surveillance du pensionnat
seront confiées par le proviseur, sous le contrôle du recteur, soit à
des professeurs stagiaires ou à des maîtres élémentaires, de leur con-
sentement, soit à d'autres personnes (instituteurs détachés, anciens
sous-officiers, etc.) et donneront lieu à une indemnité qui pourra
être cumulée avec les traitements portés au budget de l'enseigne-
ment. »
Les maîtres répétiteurs ont manifesté une grande joie, et ont pro-
fité de l'occasion pour réclamer de nouveau l'autorisation de coucher
hors des établissements oîi on les emploie, réclamation qui, soit dit
en passant, avait déjà fait mauvais effet il y a quelques années, en
raison des motifs peu recommandables qui l'avait dictée à ses au-
teurs.
On ne peut trop dire à l'avance quel serait les résultats de cette ré-
forme. xMais, comme on le voit, elle se traduira immédiatement par
une augmentation de personnel et une aggravation de dépenses. Tout
porte à croire, en outre, qu elle multipliera les candidatures à cette
fonction de maître répétiteur, déjà si nombreuses aujourd'hui.
On a voulu, dit-on, u élargir et ennoblir les fonctions du répétito-
rat ». Il faudrait surtout que les répétiteurs travaillassent à « s'enno-
blir » eux-mêmes et fissent des efforts pour devenir réellement des
« éducateurs ». Mais cela est une affaire personnelle, et ne se décrète
pas.
L'n sort digne détre amélioré, c'est celui des personnes qui se trou-
192 LA SCIENCE SOCIALE.
vent, par suite de fâcheuses traditions ou de défectueuses organisa-
tions, obligées de travailler le dimanche.
Un congrès international qui a eu lieu en 1900, sous la présidence
de M. le sénateur Bérenger, s'est occupé de la question et a nommé
une commission de permanence qui continue à poursuivre le but
auquel les congressistes avaient consacré leurs efforts.
Ce comité vient d'envoyer aux maires d'un grand nombre de com-
munes de France une circulaire pour obtenir le déplacement des
foires et marchés tenus le dimanche. Dans plusieurs localités, il pa-
raît certain que ces foires et marchés se tiennent à ce jour sans
aucune utilité présente, et seulement en vertu d'un vieil usage auquel
on se conforme sans savoir pourquoi.
Il en résulte que bien des gens ne peuvent se reposer, ni observer
facilement leurs devoirs religieux. En outre, les industries de trans-
port subissent le contre-coup de ces agglomérations commerciales,
et les ouvriers qu elles emploient se trouvent précisément surmenés
les jours où ils auraient le plus besoin de repos.
Il y a donc lieu d'applaudir à l'initiative prise par la commission
de permanence qui, si elle veut continuer sa bienfaisante propagande,
ne manquera pas, d'ailleurs, d'autres occasions de l'exercer.
Dans les colonies.
La question des Italiens en Tunisie a suscité de nouveau, dans ces
derniers temps, d'intéressantes polémiques.
Selon les uns, l'émigration des Italiens dans la Régence constitue
un péril pour l'inOuence française, et il serait nécessaire de prendre
des mesures pour mettre une barrière à cet afflux d'éléments étran-
gers, dont l'importance numérique dépasse de beaucoup celle de nos
colons.
Pour les autres, cette émigration, loin d'être un péril, est un bien-
fait.
Les arguments de ces derniers sont particulièrement frappants.
Les Italiens qui viennent s'établir en Tunisie sont presque tous des
Siciliens. La Sicile, comme climat, ressemble beaucoup à l'Afrique.
Ceux qui habitent celle-là n'ont donc aucune peine à s'habituer aux
conditions de vie matérielle que leur fait celle-ci. Par suite, ils peu-
vent se charger d'un foule de travaux qui seraient trop pénibles pour
des Français, même venus du Midi de la France.
Les Italiens constituent donc une main-d'œuvre précieuse pour
l'émigrant français. D'autre part, ces mêmes Italiens sont presque
tous de pauvres diables chassés de leur pays par la misère et séduits,
LE MOUVEMENT SOCIAL. 193
d'un côté, par la faible distance qui sépare la Sicile de la Tunisie, de
l'autre par la perspective de gagner plus facilement leur vie dans un
pays en train de se développer chaque jour. C'est, en d'autres termes,
une émigration essentiellement pauvre, c'est-à-dire peu propre à
conquérir l'influence. Les Siciliens ne viennent pas en patrons; ils
viennent pour se faire patronner, au lieu que les Français, moins
nombreux il est vrai, mais plus riches et plus aptes à la direction des.
grandes entreprises, constituent réellement la « classe dirigeante »
dans tous les sens de ce mot.
En Tunisie, en un mot, les colons français fournissent les cadres,
et les Italiens les recrues de l'armée colonisatrice. Les indigènes
viennent au troisième plan, comme manœuvres plus difficiles à
dresser au travail de la culture européenne. Parfois l'Italien joue fort
heureusement le rôle de sous-officier, d'intermédiaire intelligent et
peu exigeant entre le patron français et les groupes d'ouvriers arabes.
L'Italien est sobre, endurant, se contentant d'un genre de vie qui
n'est guère supérieur à celui de l'Arabe, mais il a sur celui-ci l'avan-
tage de connaître la culture de la vigne et d'avoir certaines aptitudes
au travail agricole que l'indigène ne possède pas ou acquiert malai-
sément. Quelques Italiens particulièrement bien doués s'élèvent à la
jjetile propriété, ce qui n'est pas un mal, les colons français consti-
tuant surtout de grands domaines; mais cette élévation est un fait
exceptionnel, assez lent, de sorte que l'élément français a tout le
loisir nécessaire, semble-t-il, pour exercer sur les nouveaux venus
son influence assimilatrice.
Il serait sans doute plus satisfaisant pour notre amour-propre
de voir l'émigration en Tunisie se composer exclusivement de Fran-
çais; mais, étant donné notre formation, et l'état presque station-
naire de notre population, c'est déjà bien beau que de fournir à ce
pays un groupe de capitalistes intelligents qui savent tirer parti de
ses ressources.
Telle est du moins, autant que nous pouvons en juger, l'opinion
des véritables « coloniaux », de ceux qui parlent de la question avec
compétence. Elle parait plus juste que la première, et plus solide-
ment appuyée sur les faits.
Le Français, en matière de colonisation, ne peut sans injustice être
taxé d'impuissance. Ce qu'on peut regretter, c est sa puissance insuffi-
sante. Nous faisons quelque chose, certainement, mais ce quelque
chose montre le mieux qu'il y aurait à faire, et que nous ne faisons
pas.
T. xxxni. 14
194 LA SCIENCE SOCIALE.
L'affaire du chemin de fer de Djibouti vient de mettre ce fait en
évidence.
Une société française s'est formée pour construire un chemin de
fer de Djibouti au Harrar. Les capitaux souscrits par les actionnaires
n'ayant pas été suffisants, des obligations ont été émises, et sous-
crites, en grande partie, par des obligataires anglais. Gela n'a pas
suffi, et, à partir d'un certain point, la société française a dû concéder
la continuation de la ligne à un groupe de capitalistes anglais, qui
se sont mis à l'œuvre. Le chemin de fer, à cette heure, est très
avancé.
Cette situation inquiète aujourd'hui les coloniaux, en raison de
l'importance stratégique de cette voie ferrée, devenue pratiquement
à moitié anglaise. Et Ton ne voit d'autre remède que de tendre les
mains vers l'État pour lui demander de désintéresser, par un verse-
ment de quelques millions , les capitalistes anglais qui se sont
mis dans l'affaire. L'intérêt national commande-t-ilou ne commande-
t-il pas une telle mesure? Nous n'avons pas aie discuter ici ; mais ce
qui est bien certain, c'est qu on n'aurait pas eu besoin d'y songer
s'il s'était trouvé, dès la première heure, assez de capitalistes français
pour assumer à eux seuls tous les frais et risques de l'entreprise.
A Tétranger.
Il est fréquent de voir des contribuables se plaindre de leurs
impôts. Il est rare en revanche de voir des gens qui demandent à
être taxés, et protestent bruyamment parce qu'ils ne le sont pas.
Tel est pourtant l'exemple que viennent de donner, dit-on, les
cyclistes anglais. Les bicyclettes , de l'autre côté du détroit, ne sont
encore assujettis à aucune taxe. Ceux qui s'en servent, ne trouvant
pas la chose équitable, ont dit à l'État : « ïaxez-nous ».
Pourquoi? Car enfin il faut que l'on ait un intérêt quelconque à
formuler une telle demande.
La raison, c'est que les cyclistes ne sont pas satisfaits de l'entretien
des routes dans le Royaume-Uni. Ces routes, sur plusieurs points,
leur semblent exiger des réparations urgentes; mais de quel droit
réclamer à l'État une dépense faite à leur intention, s'ils ne payent
pas.
Ils veulent donc payer l'amélioration qu'ils réclament. Cela leur
parait juste et digne. Donnant, donnant. Quand les cyclistes seront
assujettis à un impôt spécial, ils seront beaucoup plus forts pour
dire au gouvernement : u Maintenant que vous nous prenez de
LE MOUVEMENT SOCIAL. 195
Yargenl parce que nous roulons j employez-le à améliorer vos routes,
pour que nous puissions mieux rouler.
Et ce sera de la stricte justice.
Chez nous, le contribuable préfère recevoir des services sans les
payer; et le gouvernement, de son côté, préfère être payé sans ren-
dre des services, ou avec la faculté de ne pas rendre en services l'équi-
valent de ce qu'il perçoit.
Si le fait que nous venons de citer a une saveur bien anglaise, en
voici un autre qui est bien yankee.
Ce n'est qu'une toute petite décision de la Cour Suprême améri-
caine, au sujet du « nombre » qu'il faut appliquer au substantif
(( États-Unis ».
Jusqu'à présent, ce mot était considéré comme un pluriel; mais il y
avait une tendance à sortir de la règle. On écrivait volontiers : United
States is... Les Etats-Unis est etc.
La Cour Suprême, annonce-t-on, a résolu d'employer désormais le
singulier dans tous ses actes officiels.
En français, la chose est choquante à cause de notre article les^ qui
précède le mot États-Unis.
En anglais, on supprime l'article, qui du reste est invariable. On
conçoit donc que la modification se fasse plus facilement accepter.
Et ce phénomène grammatical n'est, si l'on y songe, que l'abou-
tissement logique d'un grand phénomène social. Les « États-Unis »
par suite du lien fédéral qui les rassemble, sont devenus tellement
ce unis » qu'ils ne sont plus des « États ».
C'est, en définitive, un grand État, dont les provinces jouissent
d'une très grande autonomie.
En fait, le principe de l'indépendance nationale de chaque État avait
succombé depuis la guerre de Sécession, terminée par le triomphe de
ceux qui précisément n'admettaient pas la « sécession » et la quali-
fiaient de u rébellion ». Depuis lors, le lien fédéral s'est renforcé de
plusieurs manières. Le pluriel était devenu un singulier dans les
choses quarante ans avant de le devenir dans les mots.
G. d'ÂZAMBUJA.
LA SCIENCE SOCIALE.
VII. — BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
B. Pocquet. — Le duc d'Aiguillon et La Ciialotais, tome III {La
rphabililatW7i)y Paris, Perrin.
Voici le dernier volume d'un ouvrage dont les deux premiers ont
fait ici même l'objet d'un compte rendu développé. Il conduit les
événements jusqu'à 1785, époque de la mort de M. de La Chalotais.
Les scènes émouvantes n'y manquent pas, l'intérêt dramatique ne
le cède en rien à celui des volumes précédents, et l'observateur social
y trouve de nombreuses observations à glaner, tant sur le caractère
breton que sur l'esprit de la magistrature d'alors.
Nous venons de recevoir la Psychologie Fconomiqite, de M. Tarde
(2 volumes in-8®, chez Alcan). Nous ne pouvons parler aujourd'hui
de cet ouvrage, qui mérite d'être étudié, à fond, soit à cause de ce
qu'il contient d'excellent, soit en raison des graves erreurs qu'il ren-
ferme. Nous l'analyserons dans notre prochain numéro.
Le Dhecteur Gérant : Edmond Demolixs.
T\POGK\PHIE FIRHIN-DIDOT ET C". — PARIS.
QUESTIONS DU JOUR
LE SUFFRAGE UNIVERSEL
AU PARLEMENT BELGE
-OCV3030-
Bruxelles, 2 mars 1902.
Les débats qui, depuis le 6 février, occupent le Parlement
belge, me paraissent de nature à jeter quelque lumière sur le
grand problème social de l'irrésistible progrès du Suffrage uni-
versel égalitaire.
Chacun sait qu'en 1893 nous avons décuplé notre corps élec-
toral en remplaçant le système censitaire par le suffrage uni-
versel avec vote plural. Dans la pensée de tous, le nouveau
régime devait réaliser l'union féconde et durable de la démocratie
avec les éléments supérieurs du pays. Et en effet, s'il accordait
le droit de vote à tous les citoyens majeurs de vingt-cinq ans,
il attribuait une seconde voix d'abord aux chefs de famille âgés
de trente-cinq ans et payant au moins 5 francs de contribu-
tion personnelle (1), ensuite aux propriétaires d'un immeuble
d'une valeur de 2.000 francs ou d'un carnet de rente de 100 francs.
Il donnait enfin deux votes supplémentaires à ceux que leurs
(1) Un loyer d'environ 4 fr. 50 par semaine suffit pour être dans le cas de
payer cet impôt.
T. XXXIII. 15
198 LA SCIENCE SOCIALE.
études ; classiques ou professionuelles) ou rexercice de certaiues
professions devaient avoir particulièrement instruits. Transac-
tion loyale, large, généreuse, comme peut-être jamais l'his-
toire des partis politiques n'en avait fourni l'exemple, l'œuvre
de Beernaert concédait aux progressistes le suflrage universel
(|u'ils réclamaient pour la classe populaire, aux conservateurs
lintluence prépondérante qu'ils voulaient ol)tenir pour les pères
de famille et les petits propriétaires, aux doctrinaires enfin,
doQt la force traditionnelle reposait sur les carrières libérales
et les professions intellectuelles, un véritable privilège en favo-
risant le u capacitariat », cher à Frère-Orban et à ses amis.
Cette dernière disposition était, à vrai dire, le seul côté de la
réforme qui fût peu en harmonie avec le caractère démocra-
tique et progressif de rensemble, mais elle ne concernait en
somme que quelques milliers d'individus et, au surplus, l'homme
d'État éminent qui avait réussi à mener à bien cette œuvre
délicate et périlleuse de la Revision (1) avait cru devoir concéder
à chaque parti ce qui faisait le fond essentiel de ses revendi-
cation^. Et si dans le partage l'un d'eux avait eu à se plaindre,
c'était bien plutôt celui auquel le chef du cabinet appartenait,
car M. Beernaert n'hésita pas à user de la haute autorité dont
il jouissait, pour arracher à la droite des concessions succes-
sives, et c'est par dix fois qu'au cours de la session révisionniste
il lui posa la question de conGance. Certes, si un régime sem-
blait solidement établi et assuré d'une longue durée, c'était
bien celui qui, couru dans des vues aussi larges, accordait à
chacune des forces politiques en présence la part de représen-
tation revendiquée par elle, et se fondait sur un accord aussi
général et aussi patriotique des partis.
Cependant dix années ne se sont pas encore écoulées depuis
cette grande œuvre, que déjcà la voilà battue en brèche et sé-
rieusement menacée. Les socialistes, suivis de quelques libé-
raux, l'attaquent de toutes parts, et si, pour le moment, ils ne
(1) Le lecteur voudra bien se rappeler que la Constitution belge ne peut être re-
visée que par une procédure compliquée et avec le concours d'une majorité des deux
tiers des voix. Voyez, à ce sujet, L. Arnaud. La Revision belge ;1890-1S93).
LE SUFFRAGE UNIVERSEL AU l'ARLEMENT BELGE. 199
demandent le suffrage universel pur et simple que pour les
élections communales et provinciales, c'est avec l'intention ar-
rêtée et avouée de le réclamer ensuite pour les élections législa-
tives et d'engager le pays dans une nouvelle revision. C'est de
celle-ci, en réalité, que le combat qui se livre à présent va dé-
cider : les orateurs qui se sont fait entendre au cours de ces
trois dernières semaines ne s'y sont d'ailleurs pas trompés et
ne l'ont point caché. Mais, bien que les révisionnistes ne forment
encore qu'une petite minorité, il suffit de voir les efforts dé-
ployés par leurs adversaires, il sutfit d'entendre les appels énuis
de M. Woeste, notamment, « à la sagesse du l^ays » et à « la fer-
meté du gouvernement « pour être convaincu cjue l'on se trouve
en présence d'un courant auquel on ne pourra résister et qui
finira par renverser tous les obstacles. Il le sentait très bien, et
personne n'a pu le contredire, ce député progressiste qui, s'a-
dressant aux conservateurs, disait : (< La droite elle-même est
tellement convaincue qu'elle devra finir par subir et réaliser le
suffrage universel (pur et simple) comme elle a dii subir et réa-
liser elle-même la revision de 1893, que déjà elle se prépare
à offrir aux socialistes ce marché : Soit ; nous subirons le suf-
frage universel des hommes, puisque nous ne pouvons faire
autrement, mais en même temps nous établirons par compensa-
tion le suffrage universel des femmes. » (^Discours de M. Lorand,
séance du 12 février.)
Et ce qui, dans cette poussée en faveur du suffrage universel,
peut paraître plus extraordinaire, c'est qu'à tout prendre,
même avec le vote plural, nous sommes, au point de vue de la
représentation vraie dès classes et des partis, dans une situation
d'égalité effective plus grande qu'aucun des pays à suffrage
universel, les États-Unis et la Suisse exceptés. Que Ton com-
pare Y application du vote plural en Belgique avec celle qui
est faite du suffrage en France et en Allemagne, et l'on restera
frappé de la sincérité et de la justice dont elle s'inspire, tandis
que, par le jeu des divisions administratives, on fausse chez nos
voisins l'expression des volontés nationales et l'on crée arbitrai-
rement entre classes d'électeurs des différences considérables.
iOO LA SCIE^•CE SOCIALE.
En Belgique, iO.OOO habitants ont droit à un représentant :
et les circonscriptions électorales sont assez étendues pour
que le déchet de voix soit réduit au minimum et que, par
l'application de la représentation proportionnelle, les mino-
rités puissent avoir leurs élus. En France, c'est la ciiTonscrip-
tion qui forme Tunité électorale et, si le nombre d'habitants y
dépasse la centaine de mille, elle a droit à un député en plus
par 100.000 habitants supplémentaires. La différence? La voici :
Le collège de Barcelo miette, avec 15.il7 habitants, élit un
député, de même que la 3^ circonscription de Lille avec
130.633 habitants. L'électeur de Barcelonnette a donc un pou-
voir électoral 9 fois plus grand que celui de la 3*" circonscription
de Lille. Et ce n'est pas là un cas exceptionnel. Le collège de
Castellane a 18.059 habitants, celui de Sisteron 20.102, celui
du Puget-Théniers 22.0i0, tandis que celui de Nantes (3'' cir-
conscription) en a 122.165 et celui de Sceaux (1" cii'conscrip-
tion) 122.936. Il y a même un député pour 932 électeurs I Le
résultat final? C'est que les campagnes prennent une avance
factice de li8 sièges sur 5T0I Et en Allemagne, plus encore
qu'en France, les grands centres se voient privés de toute re-
présentation proportionnelle à leur importance. Les districts
de Schaumbourg-Lippe, Lauenbourg et Waldeck comptent res-
pectivement il. 22'+, — 50.831. — et 57.766 habitants, tandis
que le ï' district de Berlin en a 409. 93i: Bochum i29.903;
Tetlow 505.395 et le 6' district de Berlin 586.926. Un électeur
de Schaumbourg acquiert ainsi une puissance électorale li fois
plus grand que celle de l'habitant de Berlin. Je pourrais citer
d'autres cas de cette sorte, je pourrais passer à l'Autriche où
nous verrions pis encore. Mais ces exemples ne suffisent-ils
pas à montrer que l'adoption de suffrage universel ne suffit
pas à établir l'égalité entre électeurs et qu'en fait son applica-
tion, tant en France qu'en Allemagne, crée des inégalités à côté
desquelles les différences de droit établies par le vote plural
ne sont plus rien.
Eh bien, quelque arbitraire et quelque choquante que soit
V inégalité de fait créée en France et en Allemagne par le ce-
LE SUP^FHAGE UNIVERSEL AL' PARLEMENT BELGE. lOi
sarisme administratif, elle paraît en somme acceptée, tandis
que la légère inégalité de droit résultant du vote plural est de
plus en plus vivement attaquée chez nous. Et si, témoin du cou-
rant de l'opinion et du jeu de la politique parlementaire, j'ai
cru pouvoir affirmer la disparition prochaine du vote plural,
qu'on veuille bien ne pas croire que cette opinion soit une con-
jecture purement personnelle. Elle était émise déjà le jour
même où. la Constituante adoptait le régime actuel, et M. Woeste,
avec sa clairvoyance habituelle, saisissait immédiatement le
vice du système et en prédisait la chute : « Je le sais, disait-il
pour expliquer son abstention, le vote plural introduit cer-
tciines garanties : je ne veux pas en méconnaître l'importance.
Mais /a question est de savoir si ces garanties pourront sub-
sister. Dire à l'ouvrier : Nous vous donnons le droit de suffrage,
mais vous ne compterez que pour un tiers, alors que lé bour-
geois comptera pour une unité entière, c'est, selon moi, ébran-
ler dans ses l)ases l'édifice même que l'on veut ériger. On va
voir dans chaque lutte électorale ceux qui ne jouiront que d'un
vote, ceux qui seront dans une situation d'infériorité, on va les
voir chercher à imposer aux candidats une nouvelle re vision de la
Constitution pour faire disparaître une barrière qu'on a appelée,
ajuste titre, ime barrière de carton. » (Séance du 18 avril 1893.)
C'est fait! Nous marchons vers le suffrage universel pur et
simple et, après la France, les États-Lnis, l'Allemagne, la
Suisse, la Grèce, l'Autriche et le Portugal, la Belgique devra
aussi l'adopter en dépit des résistances qu'on lui oppose. Le
mouvement est général : la Norvège, la Hollande et la tradi-
tionnelle Angleterre elle-même s'acheminent à leur tour dans
€ette voie, peu à peu mais sûrement.
Mais quelle est donc, demandera-t-on , la force mystérieuse
qui, malgré toutes les mesures conservatrices, malgré les ma-
jorités, malgré même l'accord le plus large et le plus sincère
des partis, intronise partout en Europe le suffrage universel pur
et simple?
:20:2 la science sociale.
Voilà Lien le problème.
La solution? on la chercherait en vain dans les discours de
nos députés, ou dans ceux qu'ont fait avant eux les partisans et
les adversaires de ce système. Si Ton parcourt la littérature
nombreuse à laquelle il a donné naissance, on ne le verra guère
discuter qu'au point de vue du droit ou de la capacité de
l'électeur.
« C'est un droit! disent les socialistes, un droit qui appar-
tient à tous les citoyens également, puisque tous font au même
titre partie de la société. Et, en Belgique, ils peuvent, à l'appui
de leur théorie, invoquer un des principes de notre Constitution :
(( Tous les pouvoirs émanent de la nation (art. 25). » — Non, ce
n'est pas un droit général , absolu , répondent leurs adver-
saires. La Constitution que vous invoquez ne l'a pas reconnu à
tous indistinctement, mais seulement à ceux qui supportent les
charges publiques, et qu'en retour il est juste d'admettre à
concourir à la confection des lois. Et cela est absolument lo-
gique. — Ce Vest pas logique, reprennent les sociaHstes. car
« tous les citoyens sont égaux devant la loi » ; c'est un principe
incontestable, et la Constitution le proclame (art. 6). Ils doivent
donc avoir tous, et tous dans la même mesure, le droit de par-
ticiper à la gestion des affaires publiques. Soumis tous d'ail-
leurs aux lois du pays, il en subissent tous le joug. Si à raison
des charges c{ue l'on supporte, il y avait lieu de faire une dis-
tinction entre citoyens , c'est bien plutôt au profit des pauvres
([ue des riches cju'il faudrait l'établir, car les premiers suppor-
tent bien plus que les autres les charges militaires , les impôts
indirects, etc. , etc. — Vous vous trompez, leur réplique-t-on ,
lorsque vous considérez le droit de suffrage comme une sorte de
droit naturel, car si tout individu, par le fait même qu'il est
soumis aux lois de son pays et qu'il supporte ses charges , ac-
quiert, ainsi que vous le prétendez, un droit inviolable à coo-
pérer à la direction de l'État, il faut reconnaître ce même droit
aux femmes et aux enfants qui, faisant aussi partie de la société,
paient l'impôt, obéissent aux lois, etc. Il faut le leur recon-
naître au même titre que les autres droits naturels de propriété.
LE SUFFRAGE UNIVERSEL AU PARLEMENT BELGE. 203
(l'association : tout au plus pourrait-on leur donner un tuteur
pour l'exercer I »
Nous pourrions continuer indéfiniment dans cette voie. Mais,
plus on s'y engage, plus s'éloigne toute chance d'arriver à une
solution. Rebroussons donc chemin.
(( C'est la capacité qui règle le droit de suffrage, disent les
conservateurs : tout le monde n'est pas également apte à la
direction des affaires publiques et, plus l'on descend dans l'é-
chelle sociale, plus les aptitudes nécessaires se font rares: L'in-
térêt bien entendu du peuple lui-même commande que la direc-
tion de l'État ne soit pas soumise à la volonté mal éclairée du
nombre , mais soit remise aux gens d'élite. — La capacité qu'il
faut ici, répond-on , ce n'est pas celle de diriger l'État (le soin
en est laissé aux députés nommés pour légiférer et aux spécia-
listes qu'ils délèguent pour administrer les choses publiques) ,
mais c'est la capacité d'exprimer ce que Ion veut que fasse
l'État, dont la mission est précisément de pourvoir aux besoins
de la nation. Or, les petits, les travailleurs qui forment l'im-
mense majorité du pays et dont la condition est si malheureuse,
sont aussi ceux à qui l'assistance de l'État est le plus nécessaire :
et ils sont plus aptes que personne à dire pour eux-mêmes ce
qu'ils veulent. — Faites connaître vos besoins, répond pater-
nellement un orateur de la droite; dans la mesure du possible,
nous y ferons droit. Vous souffrez : montrez-nous vos plaies,
nous ne demandons pas mieux que de les panser. Mais depuis
quand le malade s'est-il traité lui-même avec succès? Si la crise
c[u'il traverse est dangereuse, n'est-ce pas une raison de plus
pour réclamer le secours de médecins plus éclairés et plus
experts? — Nous denicUidons précisément, aurait-on pu lui ré-
pliquer, à choisir des médecins plus experts que ceux qui n'ont
même pas soupçonné le mal, des médecins qui depuis long-
temps aient vu nos plaies profondes, qui aient ressenti nos
souffrances , qui aient eu pitié de nous et en qui nous ayons
confiance ! »
Et, comme il n'y aurait pas plus de raison de cesser le jeu de
balançoire que l'on fait subir à l'idée de capacité, qu'il n'y en
204 . LA SCIENCE SOCIALE.
avait tout à l'heure de le cesser avec l'idée de droit, il nous faut
ou renoncer à trouver une solution, ou la chercher ailleurs.
Irons-nous la demander à ces graves penseurs qui , à la suite
de Stuart Mill et de Laveleye, prétendent qu'il faut « peser et
non compter les suffrages (1) »? Outre que nous rentrerions im-
médiatement dans l'insoluble question de la capacité , nous
tomberions sous le coup de la plaisanterie de ce progressiste qui
demandait à ses adversaires : (( Où vend-on des balances pour
peser les votes?»
Faut-il de préférence s'arrêter à la conception de ces droi-
tiers qui considèrent Félectorat comme une fonction publique
pour laquelle, comme pour toute fonction, sont recjuises cer-
taines aptitudes. Mais ce serait rentrer par une porte dans la
discussion sur la capacité ; et, au surplus, ne pourrait-on pas
nous répondre que Taptitude requise pour l'exercice de cette
fonction n'est guère vérifiée et égale chez les électeurs pri-
vilégiés ?
Sommes-nous donc acculés aune situation sans issue? Non,
nous tenons au moins une double constatation. SI l'on presse
l'idée de droit ou l'idée de capacité pour y saisir les causes
qui font la force du suffrage universel, on y peut bien trouver
matière à des développements oratoires, mais on ne parvient
pas à en tirer une loi qui puisse expliquer en fait l'irrésistible,
l'invincible avènement du suffrage universel. Ou plutôt, si nous
examinons en philosophes ces notions de droit et de capacité
et ce qu'exige la direction d'un État, nous sommes portés, avec
les esprits les plus éminents, à en déduire des théories qui re-
poussent le suffrage universel ; mais ces théories ont le grand
tort d'êtres repoussées par les faits qui ne cessent d'aller contre
elles, et cela (sans parler de la France et de la Belgique) dans
des pays très dissemblables, et qui sont établis d'une manière
très fixe , depuis la petite et pauvre Suisse , jusqu'à l'immense
et richissime Amérique.
(1) Un des disciples de Sluart Mill, appliquant les principes du maître, allait
jusqu'à accorder 21 suffrages à un citoyen qui serait à la fois savant, grand proprié-
taire, noble, haut fonctionnaire, etc.
LE SUFFRAGE l NIVERSEL AU PARLEMENT BELGE. :203
Ici, j'emprunterai pour un instant la plume de M. Henri de
Tourville : « Le mouvement effectif du suffrage universel se fonde,
non sur le droit ni sur la capacité, mais sur la nécessité poli-
tique et sociale. Il y a dans la société une classe qui, au temps
actuel, n'a pas bénéficié autant que les autres des avantages
procurés peu à peu par les gouvernements ou avec le concours
des gouvernements. Gomme, après une longue épreuve, qui se
vérifie à nouveau toutes les fois que les « conservateurs » sont
au pouvoir ou formulent leur programme, tout le monde a le
sentiment instinctif que, si les classes bourgeoises conservent le
pouvoir, elles ne résoudront pas la question de la classe ou-
vrière dont elles n'ont pas l'impression vive et vraie, les esprits
sont de plus en plus portés, sans bien savoir pourquoi , à penser
qu'il n'y a de solution efficace qu'à laisser venir au pouvoir la
classe qui a le plus de doléances à faire valoir. Et ceci est la loi
de toute l'histoire dans l'attribution du pouvoir aux uns ou
aux autres. Le pouvoir n'est pas communément donné à celui
qui, absolument parlant, y a le plus de droit ou est le plus
capable, mais à celui qui fut le plus décisivemenl utile dans
la question à résoudre pour le moment.
« Que cela est vrai ! Grégoire de Tours Fa exprimé par un
mot digne de Tacite, quand il a dit froidement de tel Mérovin-
gien qu'il fut substitué à tel autre, parce qu'il était plus
utile. Les classes sociales résolvent mal les questions les unes
pour les autres : c'est ce qui fait que toute classe dont
la condition devient une question aiguë pour l'ordre public,
est introduite au pouvoir, sauf des cas particuliers où par là
l'on n'aboutirait à rien, ou à rien que de radicalement désas-
treux, comme au cas de la révolte des esclaves à Rome ou du
parti anarchiste au temps actuel. Les longues doléances de la
plèbe romaine l'ont finalement introduite au pouvoir. La
Grande Charte d'Angleterre y a introduit la noblesse malme-
née par les rois et le peuple saxon opprimé par la féodalité.
Les chartes communales y ont introduit les habitants de villes
comprimés par les seigneurs. Les États Généraux de 89 y ont
introduit, en doublant sa représentation, le Tiers État « qui
1200 LA SCIENCE SOCIALE.
aurait dû être tout et qui n'était rien ». Suivez toute Tliistoire ;
encore une fois, voilà la loi. Ce n'est pas la loi du droit théo-
ri(|ue ni de la capacité gouvernementale absolue. Mais c'est la
loi à laquelle obéit le régime parlementaire : on laisse le pou-
voir à ceux qui soutiennent les revendications qu'on n a pas su
résoudre; (( l'opposition » passe au « gouvernement ». Telle
est la raison effective du suffrage universel, aujourd'hui. »
Que « le pouvoir soit donné, non à celui qui y a le plus droit
ou qui est le plus capable, mais à celui qui est le plus utile
dans la question à résoudre pour le moment », n'est-ce pas ce
qu'à son tour vient prouver l'histoire de notre petit pays?
Après que. au commencement de ce siècle, le roi Guillaume
eut bâillonné notre presse, fermé nos collèges, chassé des em-
plois nos compatriotes instruits à l'étranger, rendu les fonc-
tions publiques, même dans nos provinces, inaccessibles aux
Belges, à qui donc passa le pouvoir lorsque la révolution de
1830 nous eut séparés de la Hollande? En dépit des principes
démocratiques inscrits en tête de notre Constitution, il échut
tout entier à cette bourgeoisie que l'arbitraire royal avait
frappée dans ses intérêts vitaux. Et lorsque, ses griefs redressés,
oublieuse de la leçon qu'elle avait donnée elle-même à la royauté,
elle eut, pendant des années et à son seul profit, usé du gouver-
nement comme d'un bien propre, n'entendit-elle pas proclamer
sa déchéance au lendemain des troubles de 1886, qui lui révé-
lèrent la condition misérable dans laquelle elle avait laissé la
classe ouvrière? Ceux dont elle n'avait pas su sauvegarder les
intérêts essentiels réclamèrent à leur tour le pouvoir. Et c'est
bien en vain que ses détenteurs, devenus subitement compa-
tissants, prirent une série de mesures pour protéger l'ouvrier,
lui garantir le payement intégral de son salaire, lui faciliter
l'acquisition d'un foyer salubre, lui assurer une vieillesse à
l'abri de la misèro , apaiser ses conflits avec les patrons et imposer
à ceux-ci la discussion des conditions du travail. Le peuple veut
plus : il veut avant tout et surtout ce pouvoir, dont la bour-
geoisie, suivant l'exemple de l'aristocratie et du roi, a usé à
son tour pour son prolit exclusif ou principal. C'est pour y
LE SI FI- RAGE l'MVERSEL AT PARLEMENT BELGE. i07
arriver qu'il réclame le suffrage universel. Et il roljtiendra,
parce que chacun sent que tant qu'il ne lui aura pas été
accordé, le pays ne jouira pas de la tranquillité et de la paLx.
Contrairement à ce que beaucoup de conservateurs s'obstinent
à penser, ce n'est pas là un mouvement factice, résultat soit
d'un engouement passager pour des idées séduisantes, soit des
excitations détestables de meneurs ambitieux, dont certes je ne
nierai pas l'intervention intéressée. Et ce qui le prouve, c'est
que nos ouvriers socialistes adoptent ou repoussent les pro-
grammes élaborés par les politiciens qui essayent de prendre
leur tête, non d'après le plus ou moins de conformité de
cette direction avec les principes qui leur ont été enseignés,
mais suivant qu'ils estiment les mesures préconisées utiles ou
nuisibles à leur but principal et immédiat : l'obtention du pou-
voir. Je n'en veux d'autre preuve que l'accueil fait à la pro-
position de MM. Vandervelde et consorts , qui occupe en ce
moment la Chambre. En intellectuels logiques, les auteurs
avaient naturellement vu dans le sulfrase des femmes une
conséquence des principes de droit naturel (?) que la doctrine
socialiste invoque à l'appui du suffrage universel des honmies.
Déjà, ils l'avaient inscrit dans les programmes du parti. Mais,
dès que les ouvriers se furent aperçus que l'admission des
femmes à l'électorat pouvait bien avoir pour résultat de leur
enlever toute chance sérieuse de passer au gouvernement,
malgré les chefs et les principes, ils repoussèrent en masse
cette innovation. Rien de plus significatif à cet égard que la
décision prise par la Fédération boraine (le 11 août 1901):
(( Considérant, dit-elle, que la chose urgente par excellence
est la conquête du sulïrage universel pur et sinqile pour les
hommes et sans représentation proportionnelle, qui donnera au
parti socialiste la majorité à la Chambre, majorité sans laquelle
aucune réforme sociale sérieuse et efficace ne peut être ob-
tenue ; — considérant que le droit de vote accordé immédia-
tement aux femmes aurait pour conséquence rajournement
indéfini à des générations futures de la conquête de la majo-
rité démocratique à la Chambre et assurerait indéfiniment le
:208 LA SCIENCE SOCIALE.
règne de la bourgeoisie capitaliste: — pour ces motifs, la Fé-
dération l>oraine déclare rayer de son programme, j^our le
moment, le droit de suffrage pour les femmes. »
C'est tellement bien la nécessité de « laisser venir au pouvoir
la classe qui a le plus de doléances à faire valoir » qui décide
de l'attribution du pouvoir et qui à l'heure actuelle provoque
un mouvement général vers le suffrage universel, que. suivant le
plus ou moins d'aptitudes des populations ouvrières à se tirer
d'affaire par elles-mêmes, ce mouvement est ou retardé ou singu-
lièrement accéléré. Ainsi, tandis que la France, bouleversée par
des révolutions successives et amoindrie par l'individualisme,
voyait sa classe populaire monter en tout premier lieu — et
combien vivement! — à l'assaut du pouvoir, l'Angleterre, grâce
à l'admirable formation de ses enfants, à leur forte organisation,
à la puissance de ses Trade-Unions, parvenait à résoudre par les
moyens de la vie privée les grands problèmes issus de l'indus-
trialisme, et échappait à cette accession brusque au gouverne-
ment des couches démocratiques qui ne voyaient pas dans la
détention du pouvoir public une question vitale. Seuls parmi les
pays particularistes, les États-Unis surgis d'hier, ou plutôt sur-
gissant encore tous les jours des efforts collectifs de ses colons,
ne pouvaient guère faire reposer leur gouvernement que sur
Tacquiescement de ces immigrés dont le concours était si néces-
saire à sa vie et à son développement. Cela explique l'avance
prise par l'Amérique du Nord sur les autres pays, mais toujours
en vertu de cette même loi^ que le pouvoir appartient à ceux
qui sont actuellement le plus utiles.
C'est ce que n'ont pas su comprendre les Boers, le jour où ils
se sont trouvés en face des Titlanders. Ils ont cru pouvoir con-
tinuer à gouverner après l'arrivée de ces étrangers, sans en tenir
autrement compte que pour la perception des impôts. « Nous
sommes les maîtres du pays, disaient-ils; les étrangers qui s'y
fixent n'ont qu'à s'incliner devant les lois que nous avons éta-
blies. » Beaucoup de gens trouvent encore que c'est fort bien
raisonner: seulement les faits agissent de leur côté et ils produi-
sent leure effets sans prendre garde aux raisonnements juridiques
LE SUFFRAGE UNIVERSEL AU PARLEMENT HELGE. 209
qu'on a pu étal)lir à leur suj et ! Bien assis sur les principes de droit,
les détenteurs du pouvoir en usèrent sans plus songera faire bé-
néficier les immigrés des avantages que seul l'État peut accorder
à l'industrie parles travaux publics qui lui sont si nécessaires. Les
lois, faites sans ces nouveaux venus, dont le travail enrichissait le
pays et le Trésor, avaient fini par être faites à leur détriment. Les
choses s'aggravant, d'instinct et par le simple jeu des lois si
magistralement posées par M. Henri de Tourville, les Uitlanders
réclamèrent le droit de suffrage, c'est-à-dire le di'oit de prendre
part au gouvernement dont l'action les gênait et de mettre sa
puissance au service de leurs intérêts. Mais les Boers, au lieu de
céder à la nécessité sociale, répétèrent à Fégard de ces immi-
grés, et avec une exactitude frappante, toutes les fautes qu'ont
partout commises les pouvoirs conservateurs vis-à-vis des partis
avancés, mais avec la ténacité irréductible du paysan. On sait ce
qu'il leur en a coûté.
Cet oubli presque fatal de ceux qui ne sont pas représentés
dans les corps législatifs explique encore les réclamations, je
ne dis pas des femmes, mais des féministes. Car il faut soi-
gneusement les distinguer. Quand nos députés socialistes pro-
posèrent d'accorder aux femmes le droit de suffrage, un jeune
représentant doctrinaire leur répondit : « Il y a un fait qu'il faut
faire ressortir et qui est celui-ci, c'est que les femmes ne récla-
ment pas de droits politiques, je dirai même qu'elle n'en veu-
lent pas. Les femmes s'écartent volontairement de la politique,
elles n'aiment même point à parler politique. Il est certaines
femmes aimant la politique et qui voudraient en faire; mais,
Messieurs, ce sont des femmes féministes et, remarquez-le,
dans le féminisme il y a beaucoup plus d'hommes que de
femmes. » (Discours de M. Hynians ; séance du 20 février.) Ce
sont les femmes féministes en effet qui réclament le droit
de suffrage, et non les autres. Mais pourquoi? M. Vander-
velde en avait pressenti la raison lorsqu'il disait : « Quand
l'accord règne dans le ménage, la loi n'a pas à intervenir, la
bonne entente réglant tout entre les conjoints; mais le jour
où le mari abuse de son pouvoir, le jour où la loi intervient, la
:210 LA SCIENCE SOCIALE.
femme s'aperçoit que cette loi est bien dure pour son sexe
parce qiCelle a été faite par l'autre sexe. » Et ce que l'orateur
(lisait à propos de la femme mariée ol)ligée de recourir à la
justice pour se protéger contre son mari, avec combien de
raison aurait-il pu le dire, pour toutes ces jeunes filles de la
bourgeoisie qui, à défaut de fortune, sont obligées d'exercer un
métier, si le mariage ne vient assurer leur sort ! Avec ces
femmes mariées qui ont éprouvé l'injustice des lois à l'égard de
leur sexe, ces jeunes filles, qui ont l)esoin d'avoir accès aux
emplois, et qui pour la plupart se les voient fermés par des rè-
glements que les hommes ont faits, réclament leur part de pou-
voir pour faire disparaître les abus dont elles souffrent. Et cela
explique leurs revendications, comme leur situation exception-
nelle explique leur petit nombre. Mais n'est-ce pas après tout
une nouvelle et dernière confirmation des observations que
nous avons faites plusieurs fois au cours de ce rapide exposé?
Concluons :
Quand le pouvoir a appartenu à certaines classes et qu'un
certain bien pu])lic en est résulté, si une classe sans pouvoir n'a
pas assez bénéficié du progrès accompli, elle se plaint; et, si
une satisfaction suffisante n'est pas donnée à ses plaintes au
J)out d'un certain temps, elle réclame, non plus des améliora-
tions qu'elle a vainement demandées, mais des garanties qui
lui assurent qu'elle les obtiendra : cette garantie, c'est la par-
ticipation plus ou moins large au pouvoir. Telle est l'histoire de
tous les avènements de groupes sociaux au pouvoir. Cet avène-
ment, ils l'oJ^tiennent, parce que le conflit est fondé sur un
réel malaise puljlic, qu'il en fciut sortir, et qu'on n'a pas réussi
à en sortir autrement. Telle est Teffective raison d'être du
mouvement qui pousse au pouvoir la classe populaire par le
suffrage universel.
Charles Vax Haekex.
HISTOIRE
DE LA FORMATION PAKTICl LARISTE
XIX
LE MOUVEMENT COMMUNAL EN FRANCE 1)
[Suite)
Il s'aeit de savoir comment les villes, devenues féodales dans
le Nord de la France ainsi que nous Tavons vu, passèrent, en
î^rand nombre du moins, au régime de la Commune.
Ce mouvement, nous Favons déjà indiqué, fut essentielle-
ment dû au développement de la culture, qui était la consé-
quence directe de l'organisation franque du domaine , et qui
amène toujours à sa suite le développement de la fabrication
urbaine.
La prospérité agricole, en effet, pousse au bien-être, à la
recherche d'objets usuels perfectionnés ou nouveaux. La fabri-
cation alors prend assez d'importance pour que des gens aient
intérêt à s'y adonner exclusivement. Ils renoncent à tout travail
du sol et, n'étant plus retenus aux champs, ils trouvent leur
centre naturel à la ville , lieu favorable à l'exploitation d'une
clientèle par l'affluence de tout le voisinage que les réunions
du culte et les marchés y attirent périodiquement.
Ce fut à la fin du onzième siècle et au commencement du
douzième cpie ce phénomène se produisit dans la région féodale
du Nord. Au neuvième siècle , la féodalité avait pleinement
(n Voir l'article précédeat, février 1902 : Science sociale, t. XXXIII, p. 121.
212 LA SCIENCE SOCIALE.
triomphé du pouvoir royal ; au dixième, elle avait relâché ses
liens intérieurs, chacun cherchant à se rendre plus indépendant,
depuis le vassal jusqu'au serf; au onzième, cette liberté crois-
sante devait donner son résultat naturel, un élan d'activité pro-
ductive, un développement nouveau du travail.
Tout atteste alors cette prospérité.
Les chartes et les chroniques signalent à cette époque une
nouvelle période de défrichement. D'immenses massifs fores-
tiers subsistaient encore sur les plateaux, hauts et bas : on les
entame, on y pénètre, on les traverse, il s'y fait de vastes éclair-
cies; c'est une seconde prise de possession du sol, sur les points
où la nature était restée intacte ou avait reconquis le terrain.
Les historiens ont créé à ce sujet une légende : ils ont vu là un
réveil de l'activité heureuse, un retour aux espérances et aux
entreprises après les terreurs de Tan mille. Ils ont oublié que
ce n'est pas de la torpeur que naît la vie : le mouvement, l'élan
qu'ils constatent, eût-il été un instant retenu et comprimé par
des fléaux passagers et de vaines appréhensions (qu'on a d'ail-
leurs beaucoup exagérées), il a été nécessairement engendré par
d'autres causes que sa compression même; il est manifestement
né des forces vitales et fécondes dont nous avons vu la pro-
gression régulière à travers les siècles précédents : il en est la
conséquence logique.
A côté de cette prospérité agricole, qui est le point de départ,
la prospérité industrielle, qui est le point d'arrivée, s'atteste
directement par l'extraordinaire effervescence de constructions
qui se produisit alors.
C'est alors que se bâtirent ces châteaux monumentaux, en
pierre, à murailles indestructibles , à tours majestueuses et
multiples, à donjons gigantesques, à hautes salles voûtées, à
vastes cours intérieures , vrais palais d'une race puissante et
riche. Là fut donné le premier exemple d'un genre de construc-
tion que les siècles d'après n'ont qu'imité et perfectionné. Ce
onzième siècle est animé d'un esprit hardi d'invention, qui est
le père des arts, et ses inventions expriment l'énergie et la gran-
deur avec une primitive simplicité. C'est au château de bois,
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 213
monté sur sa butte, entouré de ])Atiments de bois et enceint de
sa palissade, que succédait immédiatement l'édifice superbe de
la forteresse, habitation princière, dont je viens de rappeler
l'image en quelques traits.
En même temps apparurent les grandes églises romanes,
chefs-d'œuvre qui contrastent singulièrement par leur ampleur
et leur majesté avec les églises petites et basses qui les avaient
précédés, et qui se voient encore accolées à eux dans certains
endroits où l'entreprise nouvelle est restée inachevée. Tout le
monde a entendu faire le récit de cette ferveur de constructions
religieuses, auxquelles toutes les classes de la société prenaient
part, auxquelles chacun voulait contribuer, non seulement de ses
dons, mais de sa personne et de son savoir-faire. Nous sommes
stupéfaits aujourd'hui de compter ce qui, à partir de cette date,
s'est élevé de monuments remarquables jusque dans les moin-
dres localités. Ce qui en reste atteste la puissance du travail, les
frais de la dépense , le sentiment original et vigoureux de
l'art. Un art nouveau s'est fait, qui a défrayé le génie de tous
les siècles suivants du moyen âge, et l'on sait les merveilles
qu'il a produites.
« Quand le bâtiment va, dit-on, tout va, dans Tindustrie. »
11 est clair que ces châteaux épiques et ces superljes basiliques
romanes n'étaient pas bâtis à si grands frais et avec cette
connaissance de l'art pour demeurer vides de tout meuble,
dépouillés de tout ornement et uniquement peuplés de gens
misérablement costumés. Il est évident que l'ardeur de tout
perfectionner allait de pair dans tous les métiers avec cet élan
architectural.
Deux traits en donneront quelque idée.
A l'époque précédente, « le mobilier du château se compose
de bancs de bois, de cofïres où l'on sert les vêtements, de tré-
teaux et de planches qui servent de tables. Les tapis, souvent
même les lits, sont des tas de feuilles ou des bottes de paille
étendus sur les dalles de pierre. Les seuls objets de luxe, ceux
que le fief ne peut fournir, sont quelques coupes précieuses,
quelques vases d'or et d'argent transmis de génération en gé-
T. XXXIII. IG
214 LA SCIENCE SOCIALE.
nération jusqu'au moment où il faut les vendre pour payer la
rançon du chevalier ou les fondre pour frapper monnaie ; des
fourrures apportées des pays du Nord; des oiseaux de proie
dressés pour la chasse, et surtout de beaux chevaux de bataille,
des armes de forte trempe qui sont à la fois l'honneur et la
sûreté du baron. Une bonne épée a sa généalogie et son his-
toire : elle vaut son pesant d'argent, et le prix d'un bouclier re-
présente celui de 2i0 journées de moissonneurs. » (Pigeonneau.
Histoire du Commerce de la France, t. l, p. 95.) Ce n'était plus
là, on le sent assez, le mobilier assorti aux magnifiques habi-
tations féodales qui rivalisaient avec les églises romanes. Du
reste, les archéologues ont reconstitué les meubles de bois, les
ouvrages de fer, les tentures, l'orfèvrerie, le costume, dont les
formes, la façon, rornementation s'harmonisaient si bien avec
Tart monumental de cette époque. Quand un style nouveau et
plein d'effet surgit en architecture, le luxe se développe sous
la même inspiration dans tout le reste. Si l'on veut, par un
spécimen, prendre quelque idée du faste de ce temps-là, il n'y
a qu'à lire dans les chroniqueurs ou chez les éruditsla descrip-
tion de l'église abbatiale que Suger fît bâtir à Saint-Denis;
on comprendra qu'un édifice où déjà tant de richesses s'éta-
laient au dehors, n'était pas précisément fait pour demeurer
dégarni de splendeurs au dedans.
Après qu'on a constaté un pareil développement industriel,
le mouvement des Conmiunes, qui se produisit exactement à
cette époque, apparaît dans la logique absolue des faits. C'est
du reste ce que nous allons voir.
Le mouvement communal avait pour but de soustraire la
population des villes féodales, population essentiellement in-
dustrielle, à l'arbitraire seigneurial que j'ai précédemment fait
connaître et expliqué. Il n'y a rien dont l'industrie s'arrange
moins que de l'arbitraire, parce que c'est un « imprévu » qui
échappe aux calculs déjà si compliqués sur lesquels elle est
obligée de vivre. Son génie de spéculations, de combinaisons.
DISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 215
vient échouer là contre. Ceci est de tous les temps. On a pu
voir, en ce temps-ci même, sous le régime des bills Mac-Kinley,
l'Amérique arrêter court l'importation industrielle des Euro-
péens, tout simplement en soumettant leurs produits, non pas
à des taxes énormes, mais à des taxes flottantes et capri-
cieuses.
Mais pour écarter l'arbitraire, ce n'est pas tout que d'avoir
le besoin vital de s'en défaire, il faut encore en avoir les moyens.
Ces moyens, les industriels des principales villes féodales les
avaient précisément à la fm du onzième siècle par les progrès
mêmes de la fabrication : ils étaient devenus plus riches, plus
nombreux, plus rompus aux affaires. Quand on est riche, qu'on
est en nombre et qu'on est capable, on peut entreprendre quel-
que chose avec des chances de succès.
Mais aucun industriel n'était de taille à rien entreprendre
en particulier et à lui seul au point de vue du bien public. Il
faut se rappeler que l'industrie était tout entière alors en pe-
tits ateliers. 11 y avait à cela deux raisons: La première est que
ces artisans sortaient des familles agricoles organisées par les
Francs en ménages séparés, et que chacun d'eux, en émigrant
à la ville gardait cette tradition et s'installait à part, sans cher-
cher d'associé dans son travail, ce que son métier ne requé-
rait pas et ce qui n'eût été pour lui qu'une gêne. La seconde
raison est que le travail se faisait à la main avec un outillage
très simple , et que la demande dépassait l'offre , comme il
arrive au début d'une prospérité qui excite l'industrie : le rôle
du grand patron, qui est de pourvoir à de grandes installations
du travail ou de rechercher les commandes d'une plus large
clientèle, n'existait pas au commencement de cette renaissance
industrielle.
Aussi, la première nécessité de ces petits artisans, pour réussir
à faire quelque chose contre l'arbitraire qui les dominait, était
de s'entendre entre eux et d'agir avec ensemble.
La chose n'était pas très difficile. Leur intérêt était le même :
aucun n'avait d'intérêt à l'arbitraire seigneurial ; et le voisi-
nage étroit de l'agglomération urbaine leur permettait admira-
1>10 LA SCIENCE SOCIALE.
blement de communiquer entre eux pour le conseil et pour
Faction.
Il ne s'agissait que de donner une forme positive à cette en-
tente naturelle. Il fallait trouver un mode d'association qui fût
conqDris de tout le monde : l'accord spontané n'opère qu'à cette
condition.
Ce mode d'association, les artisans des villes féodales ne l'in-
ventèrent pas : il est scabreux d'inventer, quand il s'agit de
faire marcher ensend^le toute une population de petites gens.
Ils n'empruntèrent pas non plus de condjinaisons aux anciens
• municipes : nous avons vu que toute trace du régime munici-
pal romain avait disparu des villes féodales, dans le Nord. Il
est vrai qu'à cette époque même, et déjà un peu avant, les
villes du Midi se remuaient aussi pour leur indépendance ; mais
les deux mouvements, dans le Nord et dans le Midi, n'étaient
que concomitants; ils n'étaient pas nés l'un de l'autre. Ils nais-
saient ensemble de la même cause, le progrès industriel.
Si le Midi se trouvait avoir précédé le Nord, c'était à raison
de deux circonstances.
Et d'abord, le Midi était, par proximité, et grâce à la Médi-
terranée, beaucoup plus en relation avec l'Orient où s'étaient
retirés devant les Barbares les arts et le luxe antiques. C'est ce
qui fit que la prospérité, née de l'évolution féodale, se traduisit
dans les villes méridionales par la renaissance du commerce plus
encore que par celle de la fabrication, et les résultats du com-
merce sont beaucoup plus prompts que ceux des créations
industrielles.
En second lieu, le Midi avait été moins retourné que le Nord
par le régime féodal, et nous avons vu que ses villes en étaient
restées à une déformation du type romain : les habitants éli-
saient les fonctionnaires municipaux et le comte envoyait son re-
présentant lever l'impôt qui lui revenait. Les urbains avaient
donc conservé une organisation toute faite pour leur permettre
d'agir avec ensemble auprès du comte : les fonctionnaires mu-
nicipaux, élus de la population, étaient à même de s'adres-
ser à lui, par son représentant ou directement, pour obtenir
HISTOIRE DE LA .FORMATION PARTICULARI5TE. 217
une assiette régulière de riiiipùt ou pour arriver à une entente
sur les prétentions diverses de radministration comtale. Le comte
d'ailleurs entrait assez facilement dans cette voie, parce qu'il
n'avait jamais été, comme dans le Nord, seigneur de la ville au
même titre que de son domaine.
Ainsi, dans le Midi, la forme de l'association urbaine préexis-
tait au mouvement d'indépendance des villes : cest de cette
forme qu'elles se servirent pour obtenir des franchises.
Mais les villes du Nord ne la leur empruntèrent pas : elles
l'avaient perdue et n'en reprirent rien. Elles se servirent d'une
forme d'association que l'invasion, non pas des Francs, mais des
Vieux-Germains, avait apportée en Gaule. C'était la Ghilde.
La ghilde, à l'inverse de la féodalité qui était une coalition
de domaines, reposait essentiellement sur les liens de personne
à personne. Et elle ne se hornait pas à associer les personnes
en vue d'un objet particulier, elle s'étendait à tout besoin
d'aide.
« Cette promesse de secours et d'appui, dit Augustin Thierry,
comprenait tous les périls, tous les grands accidents de la vie ;
il y avait assurance nmtuelle contre les voies de fait et les in-
jui*es, contre l'incendie et le naufrage, et aussi contre les pour-
suites légales encourues pour des crimes et des délits même
avérés. Chacune de ces associations (dans la Germanie païenne)
était mise sous le patronage d'un dieu ou d'un héros dont le
nom servait à la désigner. Chacune avait des chefs pris dans
son sein, un trésor commun alimenté par des contributions
annuelles, et des statuts obligatoires pour tous ses membres.
Elle formait ainsi une société à part au jnilieu de la nation
ou de la tribu. La société de la ghilde ne se bornait pas, comme
celle du canton germanique, à un territoire déterminé : elle
était sans limite d'aucun genre, elle se propageait au loin et
réunissait toute espèce de personnes, depuis le prince et le
noble jusqu'au laboureur ou à l'artisan libre. » [Récits des
Temps mérovingiens; Considérations sur Ihistoire de France,
ch. VI, p. 167, in-8°.)
Ou conçoit facilement que les Francs, survenant en Gaule au
:218 LA SCIENCE SOCIALE.
milieu des Yieux-Germaiiis premiers envahisseurs, aient très
peu goûté ce genre d'association à forme toute communautaire
et en opposition avec le régime exclusivement territorial sur
lequel ils fondaient le bon ordre de leur société. Aussi la ghilde
en vint-elle à être publiquement honnie et officiellement pro-
hibée. Le fait est notoire. Je me bornerai à citer trois capitu-
laires : le premier est de Charlemagne, le second de Louis
le Débonnaire et le troisième de Carloman.
Année 779. — « Quant aux serments de ceux qui se conjurent
pour former une ghilde, que personne n'ait la hardiesse de
le prêter; et, quelque arrangement qu'ils prennent d'ailleurs
entre eux au sujet de leurs secours mutuels, ou pour les cas
d'inceaidie et de naufrage, que personne à ce propos ne s'avise
de s'assermenter. » [Capitula Caroll Mag?ii^ apud Scriptores
rer. gallic. et francic, t. V, p. 6i7.*
Année 817. — '< Quant aux conjurations de serfs qui se font
dans les Flandres... et en d'autres lieux maritimes, nous vou-
lons que par nos Missi soit enjoint aux seigneurs de ces serfs
de les empêcher de faire désormais de telles conjurations. Et
que lesdits seigneurs sachent que celui d'entre eux dont les
serfs se seront avisés de faire des conjurations de ce genre,
après que notre ordre leur aura été signifié, devra personnel-
lement payer amende de soixante sous. » [Capitula Litdovici
PU. Baluze, t. I, col. 775.)
Année 88 V. — « Nous voulons que les prêtres et les offi-
ciers du comte ordonnent aux villageois de ne pas se réunir
en associations, vulgairement nommées ghildes, contre ceux qui
leur enlèvent quelque chose ; mais qu'ils portent leur cause
devant le prêtre, envoyé de l'évêque (révêque-seigneur) et
devant l'officier du comte établi à cet effet dans la localité, afin
que tout soit corrigé selon la prudence et la raison. » [Capi-
tula Carlomanni régis, Baluze, t. II, col. -290.)
Mais si l'usage des ghildes avait été pleinement réprimé dans
le Nord où la féodalité avait eu son entier développement, il
avait continué de fleurir dans l'extrême Nord, notamment dans
les parties gothiques de la Scandinavie, où on le trouve en hon-
HISTOIRE DE LA P'ORMATION PARTICCLARISTE. 219
neur au douzième siècle, et il avait en même temps subsisté
dans le Midi, où les Visigoths l'avaient répandu et où le régime
féodal était demeuré faible. C'est dans le Midi qu'on imagina
d'employer les formes de la ghilde pour créer la vaste et popu-
laire association de la Trêve de Dieu : on promettait par ser-
ment à l'évêque, ou à son archidiacre chargé des afï'aires tem-
porelles, de venir en armes les uns au secours des autres pour
repousser toute agression des violateurs de la Trêve et pour
obtenir dédommagement à ceux qui auraient été lésés. L'asso-
ciation se trouvait ainsi restreinte quant à l'objet, mais elle
était illimitée quant au territoire, car elle s'étendit à travers
toute la France grâce à son utilité générale, et elle était illi-
mitée quant aux personnes, car elle comprenait ensemble vi-
lains, clercs et nobles; on la faisait même jurer à des enfants
de quinze ans. C'est par cette application très particulière que
la ghilde reprit un demi-crédit dans le Nord, quand la Trêve
de Dieu s'y introduisit, principalement par les soins des Capé-
tiens qui visaient au rôle de patrons de TÉglise et de policiers
du royaume. Mais ce ne fut qu'un demi-crédit, car, dans un
milieu déshabitué du régime patriarcal, ces ghildes, qui à la
fois saisissaient la personne de si près et s'étendaient à qui vou-
lait, ne pouvaient manquer de se disloquer vite et de dégé-
nérer. C'est ce qui arriva à l'association de la Trêve de Dieu
elle-même : bientôt les seigneurs sages et l'autorité ecclésias-
tique furent d'accord pour la supprimer et pour s'opposer d'une
manière générale aux ghildes qui, de fait, tournaient mal la
plupart du temps.
Telle était la condition de cette vieille institution, quand les
artisans et les petites gens des villes féodales trouvèrent bon
de s'en servir pour se coaliser contre l'arbitraire du seigneur.
Mais ils y apportèrent, sous l'influence du régime territorial au
milieu duquel ils vivaient, une modification qui en devait faire
la force et en assurer le succès, sans que vraisemblablement
ils s'en soient rendu compte : ils limitèrent leur association à leur
localité, à la ville. Ils appelèrent cette union tout simplement
Communio^ Coimnunitas, ou, d'un latin J)arbare, Communia :
''220 LA SCIENCE SOCIALE.
en langue vulgaire, Commune. Il lui donnèrent aussi d'autres
noms, à la fois naturels et imités des gliildes, tels que ceux de
Fraternité et d'Amitié.
La convention communale d'Aire en Artois montre bien dans
sa rédaction la tradition qui la rattache à la ghilde, en même
temps qu'elle se limite expressément à la ville : d'après le
préambule d'une charte de 1188^ elle remontait au commen-
cement du douzième siècle :
(( Tous ceux, y est-il dit, qui appartiennent à l'Amitié de la
ville ont promis et confirmé, par la foi et le serment, qu'ils s'ai-
deraient l'un l'autre comme des frères en ce qui est utile et
honnête. Que si l'un commet contre l'autre quelque délit en
paroles ou en actions, celui qui aura été lésé ne prendra pas
vengeance par lui-même ou par les siens... mais il portera
plainte, et le coupable amendera le délit selon l'arbitrage de
douze juges élus. Et si celui qui a fait le tort, ou celui qui l'a
subi, averti par trois fois, ne veut pas se soumettre à cet arbi-
trage, il sera écarté de l'Amitié comme méchant et parjure.
« Si quelqu'un de l'Amitié a perdu ses biens par rapine ou
autrement, et qu'il ait des traces de la chose perdue, il fera sa
plainte à celui qui aura été mis à la tête de l'Amitié [ad prœ-
fectum Amicitiœ)^ lequel, après avoir convoqué les Amis de la
ville, marchera avec eux à la recherche jusqu'à un jour de
chemin, aller et retour, — (ceci, pour le marquer en passant,
comme dans la Trêve de Dieu) — et celui qui refusera ou né-
gligera de marcher payera cinq sous d'amende à l'Amitié.
« S'il arrive du tumulte dans la ville, quiconque, étant de
l'Amitié et ayant ouï le tumulte, n'y sera pas venu et n'aura pas
porté secours de plein cœur selon le besoin, payera cinq sous
d'amende à la Communauté.
« Si quelqu'un a eu sa maison brûlée, ou si, toml>é en cap-
tivité, il paye pour sa rançon la plus grande partie de son
avoir, chacun des Amis donnera un écu en secours à l'Ami
appauvri. » [Recueil des ordonnances des rois de France, t. XII^
p. 562.)
La Commune, on le voit, ne différait de la ghilde que parce
UISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 221
([u'elle se bornait au territoire d'une ville. Ce qui, naturelle-
ment et sans calcul profond, la limitait ainsi, c'est qu'elle visait
un intérêt localisé. Il s'ag-issait de traiter sur un bon pied avec
le seigneur du lieu, pour les rapports qu'on avait avec lui en
en cet endroit : l'intérêt réel et les vues de ces petites gens
n'allaient pas au delà. D'ailleurs, le voisinage étroit que crée
entre les habitants l'agglomération urbaine rendait seul pos-
sible une entente, une action commune bien concertée, surtout
pour des gens qui n'avaient pas 1 habitude de grandes entre-
prises. Étendre leur association au dehors n'était que l'em-
barrasser.
Il fallait saisir pour se conjurer une circonstance favorable
qui écartait accidentellement de la ville le pouvoir régnant :
c'était un moment où le seigneur laïque ou ecclésiastique, ou
son représentant, était absent. Le serment mutuel aussitôt
prêté, on élisait des chefs formant conseil et, parmi eux, un
meneur. Ces élus prêtaient un second serment, celui de rem-
plir loyalement leur charge. On établissait une contril)ution
pour les frais de l'action. Tout ceci, comme dans la ghilde.
La Commune, ou communauté, ainsi constituée, on s'armait
de tout ce que pouvait fournir pour le combat l'outillage de
l'artisan, des haches, des instruments tranchants de toute sorte,
des barres et des masses de fer, auxquels se joignaient de
vieilles armes ou de simples ])c\tons, sans compter tout ce qu'on
employait comme projectiles. Grâce à la supériorité du nombre,
on s'emparait de ce qu'il y avait d'hommes du seigneur de-
meurés à la garde de la ville. Puis on fermait les portes de la
ville.
Ce qui faisait soudainement de cette foule soulevée une force
militaire, capable de tenir le seigneur en échec, c'est qu'en effet
la ville était ordinairement enceinte de murailles : autrement,
toute persistance dans la lutte eût été impossible. Le seigneur,
averti de la conjuration, se hâtait de revenir, accompagné de
sa bande de guerre, qu'il renforçait au l)esoin de celle de
quelque allié. Quand il arrivait devant les portes closes de la ville,
on se mettait à parlementer. Par l'organe de leurs chefs, les
il±2 La science SOCIALE.
gens de la Commune se déclaraient prêts à ouvrir les portes et
à se montrer les plus fidèles sujets du seigneur, à la condition
qu'il fit droit à leurs griefs par écrit et avec serment : par une
Charte jurée. Ils réclamaient en général d'être affranchis des
servitudes de mainmorte et de formariage, c'est-à-dire de
l'obligation de payer un droit et d'avoir le consentement du
seigneur pour transmettre leurs ])iens et pour se marier à leur
guise. Quant aux taxes prélevées de toutes façons et à tout
propos sur les produits de leur industrie, ils demandaient qu'elles
fussent remplacées par une taxe unique et annuelle, fixée une
fois pour toutes, sauf des cas très spéciaux et bien spécifiés,
comme ceux où le seigneur aurait à payer sa rançon, à armer son
fils chevalier, etc. Enfin, ils requéraient que les amendes pro-
noncées par la justice seigneuriale fussent réglées par un tarif
net. Ces conditions, on le voit, coupaient court aux bénéfices
illimités que le seigneur tirait des habitants et elles mettaient
la ville, au point de vue du droit, dans la même situation que
le domaine affranchi et censitaire, débarrassé du servage et
exonéré de toute taxation, par une redevance invariable. Le sei-
gneur était ainsi réduit, sur toute la ligne, tant du côté des
domaines que du côté de la ville, à l'état de rentier et de
rentier à rente fixe.
Après les débats en paroles, on en venait généralement à
qlielques faits de guerre. Le seigneur essayait de forcer Ten-
ceinte de la ville. Ordinairement, il échouait : nous verrons
pourquoi, un peu plus tard, en parlant de la décadence féo-
dale; il était mal pourvu militairement pour prendre d'assaut
une ville. L'insuccès le décidait et il se résignait à accorder aux
habitants leurs demandes. Alors les portes s'ouvraient et il-
était reçu avec les marques de la plus vive joie et du plus grand
honneur. Mais, rentré dans la place et pressé bientôt par le
besoin d'argent, il oubliait aisément la limite de ses droits di-
minués ; il estimait d'ailleurs volontiers que ses promesses ju-
rées lui avaient été indûment arrachées par la révolte : et les
choses revenaient à leur ancien état.
L'indignation était grande parmi ceux qui s'étaient fiés à son
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. i23
serment et elle couvait secrètement, jusqu'à ce que survint
quelque occasion favorable comme la première pour se conju-
rer de nouveau et « faire Commune » une seconde fois. Aussitôt
on repassait par toute la série des faits que nous venons devoir,
jusqu'à l'obtention nouvelle des premières franchises. Seule-
ment, cette fois, les habitants entendaient avoir des garanties
effectives pour le maintien de leurs droits conquis. Ils préten-
daient : 1" demeurer unis en Commune d'une manière perma-
nente, c'est-à-dire liés entre eux par le serment, au lieu de dis-
soudre leur conjuration; 2*" se régir eux-mêmes en élisant
parmi eux des « /^«zVs », ou échevins, chargés de l'ordre et des
intérêts publics, et un magistrat supérieur, appelé «. mayeur
(major) » ou maire ; 3** constituer une milice indépendante pour
la défense de leurs libertés et la garde de leur ville. Le seigneur
ne devait donc plus avoir de représentant, ni haut, ni bas, dans
la ville; mais les pairs et le mayeur étaient tenus de lui
prêter serment de foi et hommage au nom de la Commune, ce
qui n'était autre chose que l'engagement de ne rien entrepren-
dre contre ses autres droits et d'aider à la défense du fief. La
taxe urbaine convenue devait lui être payée par les soins de la
Commune elle-même.
C'était, sauf le serment de fidélité et la taxe fixe, la déposses-
sion complète du seigneur.
Telle était l'institution triomphante de la Commune.
Les causes qui l'avaient produite et que nous avons suivies dans
tout leur développement, se retrouvaient dans toutes les villes,
de sorte que les Communes se multiplièrent au douzième
siècle dans le Nord féodal avec une naturelle rapidité et par
un élan spontané en chaque endroit.
Par des causes analogues et plus hâtives, que nous avons éga-
lement reconnues, les villes du Midi reprenaient, avec un peu
d'avance, leur indépendance sous des formes empruntées au
municipe de l'époque barbare.
Nous n'avons pu décrire que les faits dominants, mais cette
émancipation urbaine eut d'autres façons encore: elles ne sont
cependant que des variantes.
224 LA SCIENCE SOCIALE.
Et d'abord il faut dire que les Communes furent quelquefois
accueillies avec justice et bienveillance par les seigneurs, qui
y reconnaissaient un affrancbissement nécessaire comme celui
des serfs ruraux : ainsi à Noyon, dont la Commune fut orga-
nisée par révéque-seigneur ; ainsi en Flandre, où les comtes
agréèrent la naissance des grandes Communes qui devinrent
si fameuses.
En d'autres endroits, les seigneurs allèrent au-devant du
mouvement communal en faisant de leurs villes féodales des
Villes de Bourgeoisie, affrancbies des servitudes de mainmorte
et de formariage, de l'arbitraire des taxes, comme les Com-
munes, mais régies par des écbevins et des maires que les sei-
gneurs choisissaient eux-mêmes parmi les habitants et avec
leur concours. C'était une manière de garder une partie de Faction
directrice.
Quoi qu'il en soit de ces nuances, toute la population nou-
velle cpi'avait fait surgir dans les villes le développement de
la fabrication, échappait d'un bout à Fautre de la France au
régime du domaine et au régime seigneurial qu'avaient créés
les Francs. La force fondée sur le domaine était remplacée là
par la force fondée sur les liens personnels, sur la commu-
nauté. Le vieil ordre de choses qui avait précédé les Francs
réapparaissait : le municipe romain et la gliilde des Vieux-
Germains, deux institutions du monde patriarcal. Elles trou-
vaient un personnel adapté dans cette population industrielle
qui ne vit pas du domaine, qui n'assure pas son indépendance
sur la possession du sol — d'où peuvent se tirer directement
les choses nécessaires à la vie, — mais qui lie son existence à
des transactions de personne à personne, à des moyens de
réussir auprès d' autrui.
Ces associations urbaines ne présentent pas les caractères des
associations issues de la famille particulariste, qui sont limitées
à quelque objet spécial et ne sont que tenq^oraires ; ce sont au
contraire des associations fondamentales, faites pour s'étendre
à tout selon le besoin, et elles sont perpétuelles : elles appar-
tiennent au type patriarcal. On le voit immédiatement à l'allure
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICL'LARISTE. ^:25
qu'elles prennent. Leurs mem])res recourent à elles comme à
leur ressource désignée en toute nécessité ; c'est ce que justifie
d'ailleurs la teneur même du serment communal : promesse
mutuelle de s'aider en toute circonstance difficile. Dès que
quelque chose ne va pas pour les gens de la cité, ils s'adressent
au pouvoir de la ville et demandent que la communauté ur-
baine s'emploie à rétablir leurs affaires, pourvoie à leurs inté-
rêts. Il n'y a pas à cet égard de fait plus éclatant que la sanc-
tion des règlements de corporations ouvrières par le pouvoir
communal ou municipal, auquel elle est demandée par ces ar-
tisans, qui regardent leur Commune ou leur Municipalité
comme l'Arabe sa tribu : c'est pour eux une association res-
ponsable de l'existence et des intérêts de tous ses membres.
Dans ce régime social, l'initiative consiste, non plus à se
tirer d'affaire par soi-même, mais à s'adresser à une contrainte
qui fasse agir les autres dans le sens qu'on souhaite. C'est
ainsi que les artisans de ces villes affranchies ont exercé sur
elles une vigilante pression pour les plier aux intérêts de leurs
métiers. Ils ont prétendu faire et ils ont fait leur fortune, non
pas en vaincant les difficultés de la concurrence par des apti-
tudes supérieures, mais en contraignant les habitants, par une
étroite réglementation industrielle et commerciale, à être
leur clientèle réservée et presque uniformément partagée entre
leurs échoppes.
Ainsi, par ces institutions urbaines, renouvelées du vieux
monde, disparaissait sur bien des points de la France l'initiative
personnelle et privée qu'y avaient introduite les Francs. La
communauté, son idée, sa pratique effective et de tous les jours
se substituaient un peu partout à l'usage de la responsabilité
personnelle.
Néanmoins ce retour du passé n'aurait pu avoir un effet gé-
néral, ni bien durable peut-être, sans d'autres causes qui sont
venues agir dans le même sens d'une façon plus puissante en-
core. En effet, les Conmiunes, livrées à elles-mêmes, n'auraient
pas eu très longue force. Leur principe même le voulait : elles
:226 LA SCIENCE SOCIALE.
ne tardèrent pas à tomber dans les divisions qui sont le propre
de ces associations responsables de toutes choses. Leur exis-
tence n'a cessé d'être orageuse pendant tout le début, elle a
été accompagnée de mouvements désordonnés. C'est ce qui a
rendu si dramatique l'histoire de leur fondation.
Mais elles ont trouvé à côté d'elles une institution qui est ve-
nue à leur aide et qui, en les dominant grâce à leurs difficultés
et à leurs divisions, les a maintenues, mais s'est bien gardée
de les ramener dans la voie de l'initiative individuelle et de
l'indépendance personnelle : cette institution, c'est la royauté.
Nous verrons bientôt comment la royauté de France, tradition
mérovingienne, et communautaire elle aussi, avait retrouvé des
éléments d'action.
Mais nous verrons d'abord par quel genre de transformations
dans les moyens et le mode de leur existence, les proprié-
taires de domaines, successeurs réguliers des Francs, se trou-
vèrent à cette même époque incapables de soutenir l'œuvre de
leurs devanciers, et comment, sous l'action de ces causes com-
binées, sombra cette société féodale qui s'était élevée si puis-
samment.
(La suile au prochain numéro.)
Henri de Tourville.
LA FABRIQUE LYONNAISE
LE TYPE FUTUR
II. — l'avenir de la région lyonnaise (1).
L'avenir de la Croix-Rousse n'est qu'un des côtés, et pas le
plus sombre ni le plus embrouillé, de l'avenir de la fabrique
lyonnaise. Que sert de sauver la partie, si le tout est destiné à
sombrer? Or, quoi que puissent démontrer les statistiques, docu-
ments élastiques qu'il est toujours facile de soumettre au trai-
tement de Procuste (2) , il est certain, malbeureusement, que
rindustrie que nous étudions est aujourd'hui à un tournant de
son histoire, et à un tournant peu commode à franchir.
(1) Voir la livraison de janvier 1902.
(2) Production lyonnaise globale : en 189'i, 451 millions; en 1900, 441.350.000 fr.
Au moment où nous écrivons ces lignes (janvier 1902), le bilan de 1901 est encore
inconnu. Voici cependant quelques indications intéressantes : l'exportation de nos
soieries pendant les onze premiers mois a atteint, en 1899 : 255.740.000 fr.; en 1900,
238.495.000 fr. ; en 1901, elle se relève à 261.994.000 fr. Ce sont les tissus de soie
pure unie qui augmentent: de 68.414.000 en 1900, ils passent à 79.521.000 fr. en 1901.
Par contre, les mélangés sont en baisse : en 1899, 88.617.000 fr. ; en 1900, 82.440.000 fr. ;
en 1901, 77.083.000 fr. Nous verrons lintérêt de ces chiftres particuliers. — L'im-
portation des soieries étrangères augmente. Elle passe de 57.334.000 fr. en 1899,
56.594.000 fr. en 1900, à 65.711.000 fr. en 1901. La Suisse a Introduit chez nous
17 millions d'unis de soie pure en 1901 contre 15 millions en 1900. Cependant, la
consommation intérieure de la soierie en France a été, croyons-nous, faible l'an der-
nier, et 1901 restera, pour beaucoup de fabricants, marqué d'un caillou noir. Mais
le resserrement du marché français, comme celui du marché anglais, tient à des
causes générales extérieures à la soierie et à Lyon dont nous n'avons pas à non^
occuper dans celte étude.
-^8 LA SCIENCE SOCIALE.
Une première difficulté a été surmontée. La fabrique a, dans
la mesure du possible, modernisé son outillage et sa constitu-
tion, transformé une organisation surannée qui n'était plus en
rapport avec les besoins actuels du monde. Elle est accommodée
aux nécessités, et mise à la mode du jour. Mais d'autres diffi-
cultés subsistent, sur lesquelles nous allons jeter un coup d'oeil,
en examinant brièvement les motifs de crainte et les sujets
d'espoir légitime.
La raison initiale du malaise dont a pAti, dont souffre encore
la soierie de Lyon, c'est bien la cause même qui faillit amener
la mort lente de la Croix-Rousse : la transformation sociale pro-
voquée par le triomphe des idées révolutionnaires. La démo-
cratisation du tissu soyeux retourna contre l'ancienne a manu-
facture royale )> ce qui jusqu'alors avait fait sa puissance et sa
gloire. En face de la fabrique lyonnaise, des rivales se dévelop-
paient, moins chargées de passé, moins riches de tradition, et,
par cela même, mieux adaptées aux conditions nouvelles de
l'humanité. Le péril économique se doublait d'ailleurs bientôt
d'un péril social. Comme nous le faisions remarquer dans nos
premiers articles, actuellement, et depuis un siècle, tandis que
la valeur des produits diminue , le taux des salaires tend à
s'accroître. Il s'accroît plus rapidement qu'ailleurs en France,
tête du mouvement politique moderne. Le fabricant lyonnais se
trouve donc aujourd'hui, par un paradoxe malheureux, obligé
de lutter contre le patron étranger avec un personnel à la fois —
en tant que lyonnais — moins adapté aux nécessités modernes et
— en tant quefrançais — plus imbu de certaines idées modernes,
celles justement qui vont contre les intérêts du patron (1). Heu-
reusement, les inconvénients n'existent guère sans avantages
corrélatifs, et Lyon possède encore de bonnes armes pour se
défendre.
Les fabriques rivales de Lyon sont devenues nombreuses.
(1) Un journal que l'on n'accusera pas de tendances réactionnaires, le Lyon repu-
hllcain^ écrivait ceci en 1884 : « La crise économique qui menace la France se char-
gera de guérir les ouvriers de cette doctrine de l'augmentation indéfinie des
salaires, qui, poussée au degré actuel, est la ruine de lalelier. »
LA FABRIQUE LYONNAISE. 229
Nous n'examinerons ici que celles faisant une concurrence géné-
rale à l'industrie lyonnaise. La concurrence des fal)riques
françaises est relativement peu importante. Sans doute, Caudry et
Roubaix sont des producteurs sérieux de mélangées, Calais et
Saint-Pierre-de-Galais, de tulle, etc.. Mais les seules émules de
Lyon dont nous ayons à tenir compte dans une étude aussi
sommaire que la nôtre sont celles que nous appellerons les con-
currentes universelles, les rivales que Lyon redoute pour la
totalité de sa production, et non seulement sur le marché de
leur propre pays, mais sur Fensemble des marchés internatio-
naux.
Ces concurrentes universelles sont au nombre de trois (1) :
1^ la fabrique rhénane dont le centre est dans les petites villes
de Crefeld et Elberfeld ; 2*^ la fabrique suisse, avec Zuricli comme
siège principal ; 3° la fabrique nord italienne dont le foyer se
trouve à Côme.
Les concurrentes universelles de Lyon ont, cela va sans dire, des
caractères particuliers, mais aussi certains traits communs inté-
ressants à mettre en relief. Les trois fabriques, à l'inverse de la
manufacture lyonnaise, eurent leur origine, soit à la campagne
(Zurich et Côme ) , soit dans de petits centres (fabrique rhénane)
parmi des populations pauvres, peu exigeantes, prédisposées à
l'eilort ardu. Il s'ensuit que les tisseurs y ont été dressés héré-
ditairement à la confection des étoiles les moins soignées, de
celles qui réclament le moins de dextérité et d'apprentissage,
que, pour une bonne partie d'entre eux, le tissage a constitué
longtemps un travail d'appoint, qu'ils savent se retourner et, à
défaut des soieries à produire, faire autre chose. Il s'ensuit
encore que les ouvriers groupés autour de Côme, de Crefeld et
de Zurich, se sont contentés longtemps et peuvent se contenter
encore d'un salaire maigre, beaucoup moins élevé que celui de
leurs camarades lyonnais, et qu'ils ont peu de besoins factices.
A Côme, où les métiers battent jour et nuit avec des équipes
(l) La fabrique russe a tué l'importation française en Russie: la fabrique améri-
caine lutte sérieusement pour la possession du marché de l'Amérique, mais ce ne sont
pas encore là, Dieu merci, des concunenles universelles de Lyon.
T. IXXIII. 17
:230 LA SCIENCE SOCIALE.
successives, le salaire moyen est de 0 fr. 80 à 1 franc pour les
femmes.
La Suisse a depuis longtemps la spécialité de la production à
l)on marché. En 1830, alors que Lyon conservait, sans contesta-
tion possible, la royauté de la soierie, les Suisses tissaient à si
bas prix que, malgré un droit de 8 0/0 imposé à leurs étoffes
soyeuses, celles-ci envahissaient déjà le marché de Paris (1).
M. de Teste, à qui j'emprunte ce renseignement, expose que
les tisseurs suisses fabriquaient les étoffes à temps perdu et à la
campagne et que la rémunération de ce travail n'était pour eux
qu'un salaire d'ap])oint. Ainsi l'organisation seconde de la
fabrique lyonnaise a été, chez ses rivales, l'organisation pre-
mière. 11 faut noter d'ailleurs qu'actuellement, de ^a^is de-s
ouvriers comme de celui des patrons (2), le taux des salaires à
Grefeld et à Zurich tend à rejoindre celui de Lyon. Les ouvriers
des concurrentes universelles sont cependant toujours beaucoup,
plus souples que les Lyonnais, et d'un maniement plus com-
mode. On a remarqué que la fabrique de Grefeld, notamment,
pouvait employer des tils plus fins que celle de Lyon, qu'elle
produisait ainsi plus aisément des étoffes apparentes et pouvait
serrer de plus près la mode.
Aux avantages généraux que présente sur Lyon l'ensemble
des trois fabriques rivales, s'ajoutent, pour chacune d'elles, des
avantages particuliers.
L'Allemagne a le sens du bon marché, le génie de la came-
lote. L'industrie allemande, écrivait M. Legentil en 184i, se
propose de produire beaucoup et à bon compte : elle vise plus
à l'économie qu'au fini, à la qualité et à l'élégance du tissu.
Un autre avantage de l'Allemagne, c'est l'organisation de la fa-
mille rhénane. Chez les grands fabricants de Grefeld, les cadets
parcourent l'étranger, y fondent des succursales de ces « filiales »
qui portent au loin le renom de la maison mère, alors que le
(1) Léon de Teste. Du commerce des soies et soieries en France.
(2) Conf. pour Crefeld : Permezel, La Fabrique lyonnaise de soieries, son présent,
son passé, son avenir ; pourZurich : une Enquête ouvrière publiée dans le Bulletin
des soies et soieries, etc.
LA FABRIQUi: LYOxNWAISE. 'l'Si
plus souvent, pour placer ses tissus, Lyon doit recourir aux in-
connus, c'est-à-dire aux indilî'érents.
Enfin rAllomagne est, comme on sait, remarqual)le par son
esprit de discipline. A l'Exposition universelle de 1900, chacun
des fabricants de soierie allemande avait exposé une seule
couleur d'étoffes, l'unies bleues, l'autre les blanches, le voisin
les noires, etc. Allez donc demander pareille entente et sem-
blable abnégation aux sor/eux de Lyon !
La Suisse a le privilège de la production uniforme. La grande
usine est aujourd'hui à Zurich le type à peu près unique de
l'organisation industrielle. Aussi la commission s'adresse-t-elle
de préférence aux Suisses quand elle veut avant tout que toutes
Jes pièces d'une commande soient rigoureusement pareilles.
Les Suisses actuels semblent doués d'aptitudes commerciales
particulières. Ces négociants rusés ayant besoin, pour acha-
lander leur marchandise, de prouver qu'elle se vend sur la
place de Paris, font les offres les plus séduisantes aux grands
magasins de la capitale, au Louvre, au Bon-Marché, et n'hési-
tent pas au besoin à leur céder des tissus à des prix dérisoires.
Les prix suisses pèsent naturellement sur les prix de vente, et,
par suite, sur le taux des façons de Lyon.
Mais la qualité la plus remarquable de la fabrique suisse, c'est
son humeur voyageuse. Les fabricants se déplacent pour un oui
ou pour un non. Ils font des sauts de barrière, alîn d'échapper
aux droits protecteurs. Les Suisses envahissent la France, ils
s'installent aux portes de Lyon, à Montluel et à Boussieux. Us
pénètrent en Piémont et s'établissent tranquillement auprès de
Côme. Il parait cependant que, pour sauver les apparences, pour
éviter de froisser le patriotisme ombrageux des Italiens, les
fabricrants suisses installés dans la péninsule arborent un
nom de guerre italien.
Les Suisses ont étudié depuis longtemps et résolu avantageu-
sement la plupart des problèmessi complexes de la vie ouvrière.
11 résulterait d'un rapport de délégués lyonnais qui nous est
passé sous les yeux, que le logement à Zurich est légèrement plus
cher qu'à la Croix-Rousse. En revanche, les usiniers suisses arri-
^23^ LA SCIENCE SOCIALE.
vent à fournir à leur persoimel des repas à 0 fr. '*0, composés
d'un potage Waggi. d'un plat maigre, d'un plat de viande et d'un
A'eiTe de vin lilanc.
Côme est le centre d'une population laborieuse, énergique,
prodigieusement sobre, vivant àe polenta et d'eau claire. On a
surnommé les Piémontais les Chinois de rOccident. La main-
d'œuvre, dans la région de Côme, est aussi parfaite qu'écono-
mique et abondante. Habitués héréditairement à l'élevage des
cocons, les Piémontaises passent facilement à la fderie, au
moulinage et au tissage.
La houille revient cher en Piémont , à cause des rampes for-
midables qui aboutissent au port de Gênes. Mais cette cherté est
largement compensée par l'abondance de la houille blanche, de
la force hydraulique dont, depuis longtemps, l'ingéniosité pié-
montaise a su tirer parti.
Il faut ajouter que toutes les autorités du Piémont, petites
ou grandes, font l'impossible pour contribuer au développement
de l'industrie nationale; les municipalités cèdent gratuitement
un terrain ou une chute d'eau et consentent même parfois une
avance en argent au fabricant qui vient s'installer chez elles,
que ce fabricant soit italien ou étranger. Qui sait, hélas I si, un
jour prochain, certains fabricants lyonnais ne se laisseront pas
tenter par les offres alléchantes des municipalités de l'Italie du
Nord?
En regard des avantages multiples que présente pour l'ins-
tallation des usines la région de Corne, il convient cependant de
mettre en balance la lourdeur des impositions italiennes. On
peut évaluer l'inqiôt foncier et immobilier de tout le Nord de
l'Italie, — nous tenons ce renseignement d'un Italien compétent
— à deux tiers de plus que dans les contrées françaises les plus
sérieusement grevées.
Les supériorités de Lyon sur ses concurrentes universelles sont
d'ailleurs demeurées nombreuses et importantes. Nous connais-
sons les principales que nous nous bornerons à rappeler d'un mot :
1^ Les traditions assurant à Lyon la suprématie du goiit et la
perfection de la main-d'œuvre;
LA FABRIQUE LYONNAISE. 'IIVS
2° L'existence d'une élite ouvrière constituée;
3° Le dualisme de l'organisation du travail. Supposons le
salut de la Croix-Rousse assuré, c'est une grande supériorité
pour une fabrique que de pouvoir faire marcher de front la
production de luxe et la production courante, à^ avoir une face
tournée vers le passé, une autre vers l'avenir ;
4° La réunion dans un même lieu de tous les auxiliaires d'une
fabrique soyeuse, l)anque, marché des soies, condition publique
des soies, etc. ;
5° La supériorité de la teinture et ses apprêts ;
6° L'étendue de la fabrique et la spécialisation de chaque
maison. Elberfeld et Crefeld ont la spécialité des velours et pe-
luches de basse qualité, des tissus mélangés de coton, Côme des
satins légers de soie pure, etc. Lyon a presque la spécialité de
tout. Chaque fal)ricant se distingue dans un ou deux articles.
Aussi la commission peut-elle trouver réunie à Lyon la perfection
dans presque tous les genres à la fois, et éviter ainsi des dépla-
cements onéreux ;
7^^ Le caractère lyonnais, actif et rêveur. L'actif devint facile-
ment un travailleur émérite. Le rêve mène à l'utopie, mais il
faut songer à la part de la « folle du logis » dans les décou-
vertes les plus scientifiques ;
8° L'abondance de la force hydraulique. Si, en ce qui con-
cerne la houille, Lyon n'est guère dans une situation plus favo-
rable que Côme, si le tarif de 0,062 par tonne et par kilomètre,
en usage pour le charbon sur la ligne de Lyon à St-Étienne, est
supérieur à la généralité des tarifs français, si la houille coûte
en Allemagne 6 à 7 francs la tonne prise au carreau de la
mine, et 11 ou 12 francs à Lyon, Lyon possède la force motrice
de l'avenir. D'après un écrivain compétent (1), Lyon à lui seul
est en mesure de s'assurer un contingent de 150.000 chevaux de
force hydraulique, chaque cheval étant grevé en frais généraux
du tiers ou de la moitié de la somme dont est chargé le cheval-
vapeur.
(1; Cf. le rocueil souvent cité, Géographie de la rcyion lijonnril'^e.
2rUi LA SCIENCE SOCIALE.
A supposer que le monde civilisé formât un vaste Zollverein,
la fabrique lyounaise pourrait encore se défendre avantageu-
sement contre ses concurrentes, et, sinon supplanter partout
ces rivales, au moins se tailler une belle place dans la consom-
mation de l'univers. Malheureusement, on sait qu'il n'en est
rien, bien au contraire. Au régime des traités de 1860, dits du
libre échange, a succédé le régime inverse, celui de la protection
sérieuse. Presque tous les pays, pour favoriser les industries na-
tionales, s'entourent de barrières plus ou moins hautes. En
Russie, on peut dire que la prohibition de la soierie étrangère
est absolue. Aux Etats-Unis , les droits sont si élevés , si instables,
la douane si tracassière que l'important marché de l'Amérique
du Nord s'est à demi fermé à notre production de tissus soyeux.
Il n'y a que TAngleterre, pays gros consommateur et petit pro-
ducteur, qui ait conservé l'entrée en franchise de la soierie;
en Suisse, pays de petite consommation et de grosse pro-
duction, elle acquitte seulement un droit de statistique de
0 fr. 16. Partout ailleurs, ce droit est variable, mais tou-
jours élevé et peut être évalué en moyenne à 7 fr. 50 le
kilogramme .
La France avait naturellement peu de propension à suivre
l'étranger sur le terrain de la protection de la soierie, les plus
belles campagnes de l'industrie lyonnaise ayant coïncidé avec
la pratique du libre-échange. Néanmoins, la fabrique française
ne pouvait être victime dune situation qu'elle n'avait pas créée ;
le gouvernement dut user de faibles représailles et organisa
une série de droits — ou de primes — pour protéger les indus-
tries nationales de la soie, du cocon à l'étoffe. Ici, nous sommes
obligés , nous en demandons pardon au lecteur, d'entrer dans
des détails arides, et de donner beaucoup de chiffres pour
éclairer la discussion qui va suivre.
A l'heure actuelle :
r Le cocon et la grège entrent librement en France. La séri-
ciculture et la filerie nationale, qu'on ne pourrait laisser périr,
sont protégés par des primes, à peu près suffisantes.
IF La moulinée écrue paye , pour pénétrer chez nous, un droit
LA FABRfQlE LYONNAISE. IX)
de 3 fr. par kilogramme. Donc protection de 3 francs le kilo-
gramme pour le travail iïoiwraison.
Iir La moulinée teinte acquitte le même droit de 3 francs. Il
semblerait a priori qu'il n'y ait aucune protection prévue
pour la teinturerie nationale. En réalité, il n'en est pas ainsi, car
un kilogramme de soie teinte est loin de représenter, à cause
de la charge, de Yengallage, un kilogramme de soie écrite .
IV** Le tissu de soie est protégé en apparence , depuis le
28 février 1899, par un droit maximum de 15 francs. Ce droit est
purement théorique; il ne joue jamais, sauf avec le Portugal,
pays de production insignifiante , avec lequel nous n'avons pas
de traité de commerce.
Y" Les foulards, crêpes, passementeries de soie pure, origi-
naires de l'Extrême-Orient, sont frappés d'un droit de 9 francs,
garantie contre le fdniieiix péril jatme.
Vï° Les soieries italiennes acquittent un droit de 6 francs le
kilogramme.
Vir Les soieries pures des autres pays avec lesquels nous
avons des traités de commerce ne supportent que les droits
suivants :
4 francs par kilogr. pour le tissu écru^ 2 francs pour le tissu
noir, 2 fr. iO pour le tissu de couleur. La soierie noire est plus
faiblement protégée que la soierie de couleur, parce qu'il entre
beaucoup moins de soie dans la première que dans la seconde.
VIII° Les tissus de soie mélangée de coton, la soie dominant
en poids, sont assimilés aux tissus de soie pure. Quand le coton
domine en poids, ils acquittent un droit de 4 fr. 90 au tarif
général, et 3 fr. 72 au tarif minimum, fonctionnant vis-à-vis des
pays avec lesquels nous avons un traité de comilierce.
IX*" Rappelons enfin que les tissus mélangés ])énéficient
d'une ristourne sérieuse à la sortie, pour compenser en partie les
droits élevés qui grèvent à Feutrée en France les filés de coton,
et que les pongés, corahs et tussahs d'Extrême-Orient, véritable
matière première pour l'industrie lyonnaise, pénètrent en fran-
chise en France.
Une chose saute aux yeux, quand on examine impartialement
23G LA SCIENCE SOCIALE.
le tarif ci-dessus. La moulinée teinte est frappée de 3 fr. par
kilogramme, le tissu de 2 fr. et 2 fr. VO seulement. 11 s'ensuit
que la matière première est plus lourdement grevée que le pro-
duit, qu'un acheteur qui s'est procuré de la soie en Suisse, je
suppose, a tout intérêt à la faire teindre avant son entrée en
France. C'est une véritable prime au travail étranger. Comment
pareille anomalie a-t-elle pu s'introduire dans notre législa-
tion douanière?
Kn 1892, lorsqu'il fut procédé à la re vision de nos tarifs, la
moulinée teinte fut frappée d'un droit de 3 fr. et le tissu de soie
de 6 fr. au tarif général, 4 fr. au tarif minimum, protection re-
lativement faible, par rapport à celle des pays voisins. Ces droits
fonctionnaient sans susciter de grosses critiques quand fut signée,
en 1895,1a fameuse convention franco-suisse. La soierie fut-elle
réellement, comme on l'a prétendu, la rançon de nos vins et de
nos bestiaux? Toujours est-il que d'aucuns s'employèrent à faire
abaisser le taux d'entrée des soieries étrangères de 4 fr. à 0 fr. 50.
Devant la levée de boucliers occasionnée parce projet, le gou-
vernement se ravisa, et se rabattit sur les chiffres de 2 fr. et
'2 fr. 40, qui furent adoptés parle [Parlement.
La fabrique lyonnaise est aujourd'hui divisée en deux camps
tranchés. La presque unanimité de la chambre de commerce et
l'association la plus vieille et de beaucoup la plus nombreuse
des fabricants de soieries (l'Association de la fabrique lyonnaise) .
réclament énergiquement au moins le maintien du stafti quo
sinon l'abaissement de tous les droits d'entrée sur la matière
soyeuse et la soierie. Au contraire, l'Association de la soierie
lyonnaise, fortement appuyée par un comité interdépartemental,
dont le siège est à Valence, voudrait voir élever les droits sur
la soierie étrangère à 7 fr. 50 le kilogramme, chiffre correspon-
dant à peu près à la moyenne de ce que notre tissu soyeux paye
pour entrer à l'étranger (1).
La question est revenue, il y a un pou plus d'un an, devant
la Chambre. Après de long débats, où chaque parti a trouvé
(1) Voici quelques chiffres : Allemagne, 7 fr. 50 lekilogr.; Autriche, SetlOfr. ; Bel-
gique, 7fr. ; États-Unis, 17 Ir. 10 et 25 fr. 69; Italie, 9 et 12 fr.; Russie, 73 fr. 20.
LA FABRIQUE LYONNAISE. 237
des défenseurs chaleureux, et où le rapporteur, M. Noël, a sou-
tenu une opinion moyenne (1), rasseml)lée s'est ralliée à cet
ordre du jour anodin :
« La Chambre invite le gouvernement à prendre les mesures
nécessaires, lors du renouvellement prochain des conventions
commerciales avec les États de TEurope centrale, pour assurer
au tissu de soie pure des garanties douanières équivalentes à celles
qui seraient stipulées dans d'autres conventions. » Cela s'appelle,
en langage banal, un enterrement de première classe.
Nous ne sommes pas de la fabrique et ne pouvons qu'enre-
gistrer impartialement les raisons que font valoir les deux partis.
Ils comptent tous les deux, dans leur sein, des hommes d'une
valeur indiscutable.
V'oici d'abord les arguments des protectionnistes :
P Notre régime est celui-ci. Pour pénétrer dans les pays gros
producteurs, nous nous heurtons à des barrières douanières
presque infranchissables ; pour les pays qui consomment sans
produire, nous nous présentons en concurrence avec des rivaux
avantagés, qui payent leur main-d'œuvre moins cher que nous
et supportent des impôts plus faibles (2). Nous n'avons même
pas le monopole de notre marché intérieur, puisque l'absence
de droits suffisants ouvre la France à nos concurrents.
IP Les prôneurs les plus ardents du libre échange sont des
fabricants de tissus mélangés. Or, depuis longtemps, les mélan-
gées sont protégées par un droit relativement fort, porté, en
1891 , à 3 fr. 72 le kilogranmie. De plus, les fabricants de mi-soie
ont bénéficié de l'admission temporaire ; ils bénéficient aujour-
d'hui de remboursement à la sortie. Ils sont donc libre-échan-
gistes pour les autres, mais protectionnistes pour eux-mêmes.
IIP D'une enquête sérieuse faite sur les salaires ouvriers à la
canqoagne et à la ville, il résulte que, par exemple, à Dolomieu,
dans l'Isère, en prenant pour base d'appréciation le travail de
(1) () fr. par kilogramme de soierie étrangère entrant en France.
(2) Un mot en passant sur nos impositions. Il arrive que des métiers ruraux, ap-
])artenant à des particuliers dépendant de contremaîtres qui relèvent eux-mêmes de
fabricants, entrent trois fois dans les évaluations pour les patentes.
:2,'Î8 LA SCIENCE SOCIALE.
trente-trois ouvriers, la moyenne des salaires est descendue de 189()
à 1899 (après le vote de la convention franco-suisse), au chifïre
dérisoire de Ofr.65 par jour. A Lyon même, aux Brotteaux. la
corporation chrétienne des tisseurs a constaté 29, iS % de di-
minution sur les salaires journaliers moyens de 1895 à 1898,
par rapport à la période antérieure 1892-1895.
IV^ S'il est certain que la production iilobale de la fabrique
lyonnaise a augmenté jusqu'à 1899 inclusivement, la chose
n'est pas vraie pour la soierie pure. La production des tissus
de soie pure a été. par exemple, de 15'i-.000 fr. en 1898 et
li.9.600fr. en 1899 (1).
Y° Entin il est un argument que les protectionnistes ne don-
nent pas, mais qu'ils peuvent, ce qui est plus grave, mettre en
pratique. Supposons une fabrique lyonnaise gardant ses bureaux
à Lyon, mais installant ses usines, près de Côme, sur un terrain
et avec une chute d'eau fournie gratuitement parla municipalité.
Les tissus italiens payent pour entrer en France 6 fr. par kilog. ,
c'est vrai, mais il est si simple — en fraudant quelque peu sur
les certificats d'origine (2) — de faire passer ces tissus par la
Suisse. Ils acquittent alors Ofr. 16 à l'entrée en Suisse, 2 fr. 4-0,
à l'arrivée en France, soit 2 fr. 56 par kilog., chiffre facile à
rattraper ainsi que le transport avec la diminution de la main-
d'œuvre. La soierie en question restera soierie française, mais
profitera-t-elle à la main-d'œuvre nationale? D'ailleurs, pourquoi
les fabricants émigrés n'enverraient-ils pas de Côme à leur
clientèle internationale tout ce qui n'est pas tissu d'échan-
tillon?
Les libre-échansistes font d'abord valoir la nature de nos
conventions et l'impossibilité d'en changer un article, sans tout
bouleverser, argument de peu de poids, le vrai principe d'une
démocratie en matière douanière étant, comme l'a déclaré M. Mé-
line,la maîtrise de ses tarifs. D'ailleurs la Suisse se refuserait-
(1) Les chiffres que nous avons donnés plus haut scmhlent infirmer un peu la
valeur de ces arguments.
(2) Il faut notej' cependant que le ministre, à l'instigation de la chambre de com-
merce de Lyon, a pris, ces années dernières, des mesures rendant celte fraude beau-
coup plus difficile.
LA FABRIQUE LYONNAISE. ^2'M)
elle à entrer avec nous en pourparlers amicaux? Mais les argu-
ments suivants sont plus sérieux :
r La vieille école libre-échangiste lyonnaise invo({ue le passé
de la fabrique et les brillantes campagnes de l'empire. Elle rap-
pelle que l'industrie française du lainage, après avoir bénéfi-
cié d'une protection outrancière de 1820 à 1859, se trouva en
1860 tellement anémiée qu'elle réclama d'elle-même la fin de
ce qu'on a appelle : une école de démoralisation industrielle.
IP Le tissu suisse paie actuellement 6 fr. par kilog. pour
entrer en Italie, 7fr. 50 en Allemagne, 5 et 10 fr. en Autriche,
et la soierie étrangère ne paie presque rien pour pénétrer en
Suisse. Cet état de chose n'a pas empêché la production et l'ex-
portation de la petite répul)lique d'aller toujours en croissant.
IP La Suisse n'a fait pénétrer en France^ de 1897 à 1900, que
287.000 kilog. de soierie pure, chiffre peu important. D'ailleurs,
nos tarifs douaniers ont paru suffisants aux Suisses pour qu'ils
fissent des sauts de barrières et installassent des succursales chez
nous.
IIP Quant à- l'argument ad hominem, les libre-échangistes
le rétorquent en déclarant que, loin de réclamer une protec-
tion pour leur tissu mélangé, ils disent au gouvernement : En-
levez tout droit sur la matière première et ses dérivés, et, spon-
tanément, nous renonçons au droit sur le produit et aux fameuses
primes à la sortie.
IV" La production globale de l'industrie lyonnaise a été de
399 millions en 1890, de V15 en 1898, de 451 en 1899. Les pro
tectionnistes accusent les libre-échangistes de fausser les nom-
bres en les bloquant, de présenter pêle-mêle les chiffres de
production de la soierie pure et de la soierie mélangée, cette
dernière en progression constante, grâce à la double protec-
tion dont elle jouit. Les libre-échangistes retournent l'argu-
ment, et à leur tour accusent leurs adversaires de grouper les
chiffres pour les faire servir au succès de leur thèse, de ne pas
distinguer assez entre la soierie unie et la soierie pure façonnée^
et de prendre pour l'effet de notre réghne douanier ce qui
est uniquement la suite de la démocratisation du tissu soyeux.
iiO LA SCIENCE SOCIALE.
\° La diminution des salaires ouvriers provient-elle de la con-
currence de l'étranger ou de l'augmentation de la concurrence
entre Français? Pour les petits ateliers de la Croix-Rousse, les
chiffres cités ne prouvent qu'une chose, c'est la nécessité où Ton
se trouvait de sauver artificiellement ces témoins du passé. Les
chiffres de Doloniieu semblent plus proJ3ants, mais ils sont vrai-
semblablement la conséquence d'un faisceau de causes, entre
lesquelles il s'agirait de démêler les causes maîtresses.
Nous ne pouvons, étant donnée notre incompétence, nous
ériger en juge d'un débat, qui à Lyon passionne tous les pro-
fessiomiels. Il nous semble toutefois qu'un droit modéré de
6 francs sur le tissu étranger ne saurait constituer pour la
soierie française une protection anémiante. Il mettrait simple-
ment le tissu lyonnais à peu près sur le même pied que celui
des industries rivales, protégées, la fabrique de Zurich ex-
ceptée, par un droit moyen de 7 fr. 50. La concurrence a été jadis
un bonheur pour Lyon; mais, autres temps, autres nécessités. La
science sociale a reconnu depuis longtemps que le libre-échan-
gisme quand même est une erreur économique aussi grave que
le protectionnisme quand même.
Seulement, il importe que fabricants et canuts lyonnais ne
se laissent pas leurrer par un fallacieux espoir, qu'ils ne consi-
dèrent pas le relèvement des droits protecteurs comme une
panacée infaillible à tous leurs maux. Il est. pour la santé éco-
nomique de la fabrique de Lyon, des questions plus graves qu'un
détail de tarif. Par exemple, il importe que le gouvernement
ne favorise pas à outrance les ouvriers aux dépens de leurs pa-
trons et que les tisseurs se métîent comme du feu des pêcheurs
en eau trouble, des professionnels de la « politique alimentaire » :
qu'ils abandonnent à tout jamais leur chimère du taux inva-
riable des façons.
Que les fabricants lyonnais, d'autre part, s'appliquent sé-
rieusement à diminuer leur infériorité la plus réelle, qu'ils s'at-
taquent à leur point faible, à leur insuffisance commerciale. De
louables efforts ont été tentés à cet égard, mais il reste encore
beaucoup à faire.
LA FAimiQl K LYONNAISE. 241
. Même au point de vue industriel, les Lyonnais auraient à
apprendre de ces Suisses entreprenants qui viennent les nar-
guer à leur porte. Assez et trop longtemps les Allemands et
les étrangers de toute nationalité ont épié à Lyon les secrets de
la teinture et du tissage. Aux Lyonnais maintenant de prendre
leur revanche. L'avenir n'appartient pas à l'industrie qui se
complaît dans la contemplation de sa perfection supposée et
n'examine rien de ce que font ses rivales, mais à celle qui cher-
che avant tout le progrès, et reprend son bien partout où elle
le trouve. Le patriotisme qui méprise par principe les supé-
riorités des voisins n'est, en somme, que du chauvinisme de
mauvais aloi.
Si tout se passe pour le mieux, si la transformation de la Croix-
Rousse s'accomplit comme on peut l'espérer, si la politique
ne vient pas annihiler à brève échéance les efforts des profes-
sionnels, le schéma de la fabrique lyonnaise de demain nous
semble assez facile à dessiner à grands traits.
La Croix-Rousse restera l'atelier d'échantillonnage et le foyer
de production pour la soierie de haut luxe. Elle fabriquera, en
outre, assez d'étoffes ordinaires pour permettre aux derniers
canuts de vivre et de se recruter par l'adjonction de tisseurs
de choix.
Le petit atelier rural, se développant encore et faisant de plus
en plus tache d'huile autour de Lyon, fournira aux populations
de la campagne un excellent travail et salaire d'appoint. Cepen-
dant il y a gros à parier que les tisseurs du Lyonnais ne re ver-
ront pas de sitôt les l)rillantes campagnes d'il y a vingt-cinq ans.
Les grandes usines grandiront toujours et se perfectionne-
ront. Quelques-unes resteront dans les centres. Mais la plupart
se localiseront au bord des cours d'eau, et sur le flanc des chaînes
de montagne qui enserrent Lyon de toutes parts. Lyon gar-
dera le marché des soies, les bureaux de vente des tissus, etc., et
demeurera, grâce au voisinage des Alpes, cette réserve inépui-
sable de houille blanche, grâce au sens pratique de ses habi-
tants, à leur énergie, à leur esprit progressiste, la métropole
industrielle du Sud-Est de la France.
2\2 LA SCIENCE SOCIALE.
Par les belles journées d'été, robservateur qui, du haut de la
colline de Fourvière, admire le panorama grandiose se déroulant
devant ses regards, découvre à l'Est, à demi perdu dans la brume
lointaine, le massif imposant des grandes Alpes. Le Lyonnais peut
aimer ces pics d'argent d'une affection reconnaissante. A ne con-
sidérer que les éléments humains de sa grandeur, il leur doit la
meilleure partie de lui-même. Il leur doit le Rhône, cette anti-
que voie de pénétration pour le commerce et l'intelligence ;
partant la richesse et l'initiative. De nos jours, les découvertes
de la science ont diminué l'importance des routes fluviales, mais
le fleuve et ses nombreux affluents sont demeurés force, et cette
force est en train de métamorphoser Lyon, de lui conserver
sa vieille primauté pour l'industrie reine, à laquelle, depuis
des siècles, la ville doit sa fortune et sa gloire.
Henri de Boissieu.
LE VALAISAN ET SON ROLE SOCL\L
VIII
LA VIE PUBLIQUE. — LE CLAN ET LA COMMUNE (1)
Il va de soi que, chez un peuple contraint de demander sa
subsistance à un sol cjui se divise en zones si différentes, les
rapports de voisinage acc[uièrent une influence sociale considé-
rable. Tels que de multiples attaches, mobiles et entrelacées,
ils se substituent à demi au lien de la famille, ils Fenchevè-
trent de manière à former un réseau impossil^le à démêler
qui se noue et se dénoue de mille façons. Ces nœuds princi-
paux sont les corporations, les consortages^ les coteries et les
clans. Dans notre étude consacrée aux biens de bourgeoisie,
nous avons pu suivre le fonctionnement des premiers de ces
groupements. Bornons-nous ici à l'étude de la formation et de
l'organisation des clans qui forment la base des institutions de
la Vie publique.
Déjà nous avons eu l'occasion de relever quelques traits
d'analogie entre le Valais, la plus renfermée des régions conti-
nentales, et la Corse, la plus isolée, la plus autochtone peut-être
des régions insulaires. Mais, par cela même que les similitudes
sont nombreuses et frappantes dans le détail, elles n'aident que
mieux à dégager les différences de l'ensemble.
Dans le Valais, comme en Corse, nous trouvons un brusque
étagement du sol, une variabilité égale de ressources échelon-
nées sur une succession de zones, une même singularité de con-
(1) Voir la livraison d'août 1901.
:24i LA SCIENCE SOCIALE.
trastes (1). Un rapprochement analogue peut être fait dansl'his-
toirepolitique. MêmesluttespourrafTranchissement, mêmes intri-
guesde la part de certains chefs pour soumettre le pays qui à
l'influence de la papauté, qui à celle des Français, mêmes héros
patriotes pour assurer l'autonomie. Le Valais a ses Sambuccio
dans les conspirateurs de la Mazze^ sorte de Jacquerie dirigée
contre la grande féodalité, son Sampiétro dans Thomas Riedi,
un berger qui repoussa l'invasion de Berne conquérante, ses
Paoli et ses Abbatucci dans le cardinal Schinner et dans Georges
Supersax, qui veulent livrer leur patrie, Tun au pape et l'autre
aux rois de France, et finissent par s'en faire bannir tous deux. lia
ses nobles assassins, ses meneurs laïques et religieux, ses cons-
pirateurs-martyrs, ses artisans de décadence, ses parasites éter-
nels ^1 ;.
Par contre, dès que nous passons du détail à l'ensemble, ces
deux contrées si semblables dans l'analyse cessent de suivre la
voie parallèle, ou tout au moins ne conservent plus guère de
rapport général que celui de la concavité à la convexité. C'est
la disposition d'éléments identicpies dans un ordre opposé que
vient encore modifier la différence des altitudes extrêmes.
Si la route d'Ajaccio à Bastia relie les deux principaux cen-
tres maritimes de l'île méditerranéenne par un col élevé de 1.100
mètres, la route de la vallée du Rhùne centralise les rapports
des hautes vallées latérales à une altitude moyenne de i à 500
mètres. Là il faut monter pour se rencontrer, ici il faut descendi'e,
mais les obstacles aux grandes communications sont de même
sorte.
(1) Les montagnes delà Corse, qui se dressent à plus de 2.500 mètres de hauteur, sont
revêtues de neiges pendant la moitié de Tannée; leurs pentes, qui descendent rapide-
ment vers la mer, permettent d'embrasser d'un coup dœil les roches, les pâturages,
les forêts et les cultures. La plupart des vallées ont une grande abondance d'eau; de
toutes parts on y voit briller des cascades. De vieilles tours génoises bâties sur des pro-
montoires défendaient autrefois contre des Sarrasins l'entrée de chaque baie; la
plupart n'ont plus d'autre utilité que celle d'embellir le paysage. (E. Reclus.)
(2) L'histoire (des Corses) témoigne de leur patriotisme, de leur vaillance, de leur
mépris de la mort, de leur respect de la foi jurée, mais elle raconte aussi leurs folles
ambitions, leurs rivalités jalouses, leur furie de vengeance. — (E. Reclus. VEurope
méridionale.)
LE VALAISAX ET SON RÔLE SOCIAL. 245
(( En Corse, nous dit M. Dcmolins, la montagne, les vallées et
la plaine sont étroitement contiguës. La montagne surplombe
partout les parties basses du territoire; elle les domine. Et cette
domination s'exerce non seulement géograpliiquement, mais
socialement; il n'y a pas moyen de la fuir. »
Tel est le j^hénomène qui va achever d'expliquer ce type
social.
En Corse, les sommets les plus considérables occupent le
centre deTile (1) ; dans le Valais, les sommités les plus considé-
rables ôo/'û^e/i^ le pays au nord et au sud du Rhône. La montagne
ne cesse pas de dominer la plaine; mais, cette plaine étant in-
tériewe^ c'est plutôt la montagne qui travaille et c'est plutôt la
plaine qui exploite et administre , puisque la plupart de ces vallées
ont leur chef-lieu administratif et leur centre d'échanges à leur
débouché. C'est ici que nous allons toucher au fait qui détermine
la divergence du tempérament du chef de clan corse et du
chef de clan valaisan. Du haut du maquis, le chef corse
embrasse du même coup d'oeil des horizons infinis comme la
mer; la fixité de son regard conserve partout la vision de ces es-
paces contemplés, et, dès qu'il aura pris quelque empire autour
de lui, nous le verrons préoccupé de s'élever davantage pour
régner sur une plus vaste étendue.
Le montagnard valaisan n'a pas de telles perspectives. Il ne
domine jamais qu'un tronçon de vallée tortueuse, une combe,
un ravin. Aussi bien sa domination, géographique et sociale,
demeure-t-elle localisée. Si les événements le grandissent,
l'humble chef de clan local ne s'avance qu'en hésitant, par
étapes, comme s'il tremblait à la perspective des réalisations.
Ce n'est pourtant pas modestie ; mais connaissant très peu les
gens du dehors — le dehors, c'est toute vallée autre que la
sienne, — ilest comme inquiété, embarrassé de son propre succès.
Pénétré du sentiment démocratique de ceux qu'il représente, et
craignant déjà de perdre ce qu'il vient d'obtenir, il se ménage
d'avance la retraite , et c'est pourquoi les honneurs obtenus
(1) Monte Cinto, 2.707 ; Monte Rotondo, 2.62 i m. dallitiide.
T. XXXIII. 18
246 LA SCIENCE SOCIALE.
ne lui font jamais abdiquer les humbles fonctions qu'il détient
dans sa petite commune. Presque tous les représentants du
canton aux chambres fédérales sont non seulement députés de
la chambre cantonale, mais encore conseillers communaux.
L'horizon de son berceau rétréci par ces montagnes qu'il laisse
escalader aux Anglais — lui-même ne les visite jamais — est
comme fixé dans son orbite. Il ne se sent en pleine sécurité
que sous l'étroit lambeau de ciel bleu qui couvre ce repli de
sa vallée. Paysan, il tiendra pour l'honneur suprême d'arriver
au conseil municipal; politicien, il se souviendra qu'ayant fait
son droit à Sion, il y doit retrouver quelques amis, et il con-
voitera un fauteuil à l'assemblée législative du canton. Les
autres distinctions sont le partage d'un très petit nombre de
chefs; mais, on l'a vu, les supériorités obtenues ne les sépa-
rent jamais du lieu natal, où leur clan originel ne saurait
d'ailleurs se passer de leur direction et où ils doivent tenir à
honneur de briller à la manière montagnarde, c'est-à-dire par
une aisance relative, méticuleusement soignée et conservée.
C'est ainsi que la domination qui, là, vient aboutir à un uni-
tarisme qui semblerait modelé sur le système d'un massif
pyramidal, s'émiette ici au gré d'une constitution orographique
intérieure et selon la formation des ravins et des gorges. Et
comme ce peuple a conservé son indéj^endance politique, il
s'est efforcé de donner à chaque région une part du pouvoir
tout en réduisant le gouvernement cantonal à ce modeste rôle
de tuteur qu'il exerce très inégalement sur cent soixante-cinq com-
munes réparties entre treize dixains ou districts. L'occupation
romaine et les invasions successives des Huns, des Lombards, des
Sarrasins y ont sans doute modifié bien des habitudes, mais
sans détruire pour cela l'institution du clan.
Le Valaisan s'emporte aisément pour la défense d'une cause
tout ens'avouant peu capable d'en apprécier le but, et rien ne
l'éloigné autant du sain raisonnement que la fièvre politique.
De sanglantes luttes se sont produites , récemment, entre poli-
ticiens rivaux, dans les vallées les plus fidèles aux traditions du
passé^ comme celles d'Hérens et d'Anniviers.
LE VALAISAX ET SON RÔLE SOCIAL. 247
Quelque adoucissement de mœurs qu'ait introduit dans ce
canton le protectorat fédéral exercé de par la constitution de
1848, les institutions valaisannes portent ainsi une empreinte
profonde de l'esprit de clan, lequel, quoi qu'on fasse, demeure
à leur base. Il n'est pas de pouvoir unitaire concevable pour
ces peuplades que la concavité de leur sol cloisonne par cel-
lules autour du clocher principal de leur vallée respective.
C'est le lieu par excellence de ce qu on appelle la politique
de clocher. Dans l'extrême Haut Valais, où les communes sont
petites et où la caste dirigeante n'a point encore eu besoin de
se scinder pour se disputer la domination; le libéralisme, en
tant que faction d'opposition, n'existe pas. Dans le Bas, com-
posé de communes généralement considérables, des partis de
mécontents se sont formés dès la conquête de la liberté civique
et, sous prétexte de libéralisme, sont venus réunir les oppo-
sants en phalanges actives par des liens de camaraderie, de
parenté ou de voisinage.
En dépit de ces compétitions, toute commune forme un pou-
voir agissant qui prétend marcher, régler ses intérêts sans
rintervention du gouvernement cantonal. La pression de celui-
ci dans l'élection des députés, — pratiquée ouvertement ou
tacitement dans la plupart des cantons voisins — est impossible
en Valais. En 1896, M. Louis Bourgknecht, syndic de la ville de
Fribourg, faisant allusion à Tentrée en scène des hommes du
gouvernement dans la campagne électorale pour le renouvelle-
ment du grand conseil de son canton, fit ressortir que « dans
un autre canton romand, non moins catholique que celui de
Fribourg, le Valais, la simple apparition dans un cercle rural
d'un conseiller d'État (membre du gouvernement) durant la
semaine des élections suffirait à retourner le corps électoral
contre ce pouvoir et à lui rendre le vote nettement hostile ».
C'est que tout petit milieu a sa petite coterie et son chef de
clan à mettre en évidence, et qu'à ses yeux l'intérêt particulier
de ce groupement secondaire est plus vivace que celui même
d'un grand parti central.
L'Etat, de son côté, voit plutôt dans cette disposition des
248 LA SCIENCE SOCIALE.
mœurs une garantie de sa propre sauvegarde, car en localisant
les manifestations de l'opposition, elle le garantit contre le
danger d'un revirement populaire général. En etfet, si les revi-
rements sont fréquents dans la politique communale, s'ils réus-
sissent même, quelquefois, à devenir régionaux, ils sont, par
contre, incapables de prendre une extension simultanée assez
considéraJjle pour mettre en danger Fexistence d'un gouverne-
ment. Aussi est-on le plus souvent conseiller d'État à vie.
Très souvent, les coteries de voisinage disposent d'institutions
propres, qui fonctionnent en dehors desrouages officiels. Nous ve-
nons de voir que, de même que la Corse étage extérieurement
les éléments du clan, le Valais les étage intérieurement. C'est le
village élevé qui commande, ici, aux stratèges de la politique
générale, parce que c'est au-dessus de 1.000 mètres que
germe et fleurit le sentiment pur de la coterie locale. Dans
les guerres civiles, le cri de branle-bas de la réaction conser-
vatrice est chaque fois parti de la haute région de Conches.
En 18ii, c'est l'Entremont supérieur, c'est le Val d'Illiez, c'est
surtout Salvanqui, faisant abandon de leurs propres revendica-
tionsciviques, prirent les armes pour lutter contre le libéralisme.
Jusque tout près de nous, cet esprit d'indépendance a continué
de se manifester, et c'est toujours parmi les groupes de popula-
tions reculées que l'on constate cette tendance. En 189G, à la suite
d'un compromis accepté et signé, les deux factions politiques du
Bas V^alais renoncèrent à la lutte pour deux sièges aux chambres
fédérales et se partagèrent d'avance le bénéfice de l'élection.
Les villages perdus, notamment Isérables et Sarraver, n'en
tinrent aucun compte. Protestant à leur manière contre une
telle convention, ils votèrent en bloc pour une candidature de
fantaisie.
Puisque nous venons de parler de Sarraver, agglomération
isolée d'une grande commune, et que ce sont les agglomérations
perdues qui recèlent en pleine société actuelle les vrais carac-
tères du monde sédentaire d'autrefois, arrêtons-nous-y pour ana-
lyser les bases de cette coterie locale qui forme l'une des prin-
cipales racines des groupements démocratiques auxquels la
LE VALAISAN ET SON RÔLE SOCIAL. 249
Suisse doit d'exister et la clé de voûte de sa structure politique
actuelle.
Au cœur des vallées de laDranse, sur un promontoire de ver-
dure qui surplombe d'une hauteur de 400 mètres le cours de
cette rivière torrentueuse, se serrent, pelotonnées à 1.225 mè-
tres au-dessus de la mer, les maisons de Sarrayer, toutes cons-
truites en bois et craquelées aux ardeurs du soleil. Là vit une
peuplade de cinq cents âmes, riche de son extrême sobriété et
de la simplicité de ses aspirations, réfractaire surtout à l'épidé-
mie du papier timbré. Les champs escarpés qui l'entourent, les
prés glissants qui la dominent, le superbe alpage de la Chaux,
capable de nourrir chaque été jusqu'à 260 vaches laitières, lui
suffisent. Toutefois ces avantages ne vont pas sans sacrifices. Les
femmes doivent travailler autant que les hommes et perdent à ce
labeur toute qualité d'élégance. L'excédant du seigle récolté, le
fromage gras de la montagne ne font qu'une halte dans leur cave
et leur grenier. Le produit de la vente tombe bientôt dans les
bas de laine; c'est là qu'il attend un placement local, de tout
repos, consenti à bon escient. L'homme à qui l'on prête est un
voisin aux intentions non suspectes et dont l'entreprise se main-
tient dans le cadre des besoins reconnus.
De temps en temps , quelque ménage sarrayéen déserte son
village. Ce sont toujours, en ce cas, des gens qui ont voulu mo-
difier leur manière de vivre et rechercher un superflu considéré
comme inadmissible par l'opinion de la tribu. Devenu vulnéra-
ble par cette excentricité, le transfuge est aussitôt honni dans ce
milieu intransigeant. L'étroite solidarité locale qui s'y pratique
fait du mode d'existence une loi. Bon gré mal gré, le novateur,
désolidarisé, doit quitter la place.
Toute commune valaisahne, même la plus petite, a son juge
de paix. Sarrayer, qui relève du juge de paix de Bagnes, n'a que
faire de cette autorité officielle. De tout temps, il a eu son ar-
bitre de clan, devant lequel sont portés les différends locaux ; car
chez soi, l'on peut avoir des désaccords, des rivalités, des rixes,
mais au dehors — et ce dehors comprend toutes les autres bour-
gades de la commune — on est solidaire : « Un pour tous, tous
250 LA SCIENCE SOCULE.
pour un ». Nulle part, la devise de la Confédération suisse
n'est plus strictement observée. Seulement, pour l'observer
ainsi, pour la respecter franchement, il faut anéantir dans l'œuf
la moindre distinction de caste, et c'est à quoi ces montagnards
ont soin de veiller.
On distingue maintenant la source où ceux-ci puisent leur
force, et Ton entrevoit la raison de leur influence sur la vie pu-
blique du pays.
Si, de ce domaine du clan et du voisinage, nous nous transpor-
tons maintenant dans celui de la Commune administrative , nous
allons y constater quel rôle prépondérant cette population de 500
âmes va exercer parmi les 3.800 que fournissent les autres bour-
gades du même faisceau, dont plus d'une pourtant surpasse
Sarrayer en population.
Ce village occupe et cultive une bande de coteaux très nette-
ment sectionnée. Au-dessous de son promontoire, c^est Tabîme.
Alentour s'étagent des champs escarpés que limitent parallèle-
ment, du sommet à la base, deux profondes érosions de torrents.
De la sorte, le territoire qu'il exploite est sien dans toute la force
du terme. A part les vignes cjue ses habitants possèdent dans la
plaine du Rhône, tout ce cju'ils récoltent : seigle, froment, pom-
mes de terre, foin, bois, pâture du bétail, est tiré de ce sol si
nettement délimité par la nature. Peu de communes ont une
frontière aussi fortement accusée que ce (juartier d'une com-
mune. Le conseil municipal bagnard compte quinze membres :
Sarrayer n'y possède qu'un représentant et, néanmoins, il en
demeure l'enfant gâté , précisément à cause de la cohésion mo-
rale , de l'incompressibilité de la peuplade qu'il représente (1).
Et comme ce conseiller unique est toujours un paysan retors
et madré, sans ambition supérieure, qu'il devient par consé-
quent impossible de corrompre ou d'entraîner, chacune des
grosses influences communales avide de voler plus haut dans le
ciel pohticjue l'apprivoise avec soin, rêvant de l'attirer dans son
orbite et d'y entramer avec lui le bloc des électeurs sarrayéens.
(1) Les paysans les plus cossus de Sarrayer fournissent moins de corvées à la Com-
mune que les pauvres des villages inférieurs.
LE VALAISAN ET SON RÔLE SOCIAL. 251
Il y avait autrefois, dans le chef-lieu de la commune, un vieux
notaire entaché de libéralisme. Malgré cela, comme il donnait
ses actes et ses avis au rainais, tout Sarrayer recourait à ses bons
offices, et ses tarifs faisaient de lui le tabellion attitré de la tribu.
Le brave curiale se croyait de ce chef très populaire et ne parve-
nait pas à comprendre pourquoi ses clients, qui lui accordaient
largement leur confiance, lui refusaient obstinément leur appui
pour arriver soit à la justice de paix, soit à la députation canto-
nale. 11 le comprenait d'autant moins qu'aux approches de l'élec-
tion, chacun de ces fidèles clients l'assurait de son dévouement
personnel. A la veille du vote , il supputait ses chances avec
confiance. Mais le lendemain, déception complète : un seul élec-
teur lavait inscrit sur la liste pour dégager la conscience de tous.
— Vous m'avez trompé î disait le curial à chaque électeur
qu'il rencontrait.
Et chacun de répondre :
— N'avez-vous pas eu une voix? et n'ai-je pas fait pour vous
tout ce qui pouvait dépendre de moi ?
Cependant, alors que certaines sections de commune comme
Sarrayer, une ou deux bourgeoisies privilégiées comme Conthey
et quelques régions écartées comme Couches, détiennent, soit en
vertu de franchises féodales, soit en vertu de la routine, soit en-
core grâce aux conditions de leur isolement, le privilège de pos-
séder plus que leur compte de biens communs et de forêts, il
existe des bourgades que le destin ne s'est pas apphqué à fa-
voriser au même titre. Aussi le dévouement sans bornes que le
pouvoir établi trouve dans les premières explique-t-il l'indiffé-
rence ou l'hostilité qu'il rencontre dans les autres.
Le bois, cet élément commun si nécessaire à ces monta-
gnards, influe aussi dans une large mesure sur les rapports so-
ciaux et politiques des populations. Sarrayer vient de nous
montrer comment une agglomération placée à la portée d'une
forêt qui suffit largement à ses besoins arrive à s'exempter de
tout conflit avec l'autorité, sous la réserve d'offrir sa fidélité
électorale en échange de telles garanties. Pour né pas toujours
être servies avec le même b<mheur, les autres populations des
252 LA SCIENCE SOCIALE.
flancs des vallées latérales échappent également à de tels con-
flits, parce que l'accès des forêts leur est en somme facile et
qu'au pis aller elles disposent de la nuit pour se livrer à la
contrebande.
Tout autre est le sort du j^aysan du fond plat des mêmes val-
lées. Non seulement une course à la forêt est pour eux toute une
entreprise, mais, s'ils s'ingénient à la réaliser, voilà que le bois,
en dévalant par les ravins, vient éveiller l'attention de tous sur
leur folle équipée !
Pour comble d'ennuis, ce village inférieur qui est naturelle-
ment le chef-lieu, c'est-à-dire le nid des agents de l'autorité, ré-
serve aux délinquants d'autres périls : la prise en contravention
et la publication du délit, le dimanche, sur la place publicjue.
C'est un fait avéré que le plus grand nombre de ces procès-ver-
baux de contravention forestière atteignent les fils des familles
pauvres des agglomérations inférieures. De là une première
cause de ressentiment contre Tautorité et, par suite, des velléités
d'émancipation, d'indépendance, de rébellion.
C'est ainsi c{ue, dans ces vallées latérales où abondent les fort'^ts
« de bourgeoisie », léguées aux communes par les seigneuries
féodales, le chef-lieu forme ordinairement le noyau de l'opposi-
tion. Comme les bûcherons les plus actifs sont dans les rangs
de la jeunesse et c[ue ce chef-lieu vit en communications plus
directes et plus suivies avec la plaine, où l'esprit du vigneron
est aussi prompt à la critique, la défiance à l'égard de l'auto-
rité est à l'ordre du jour dans la partie de la population relati-
vement cultivée.
De plus en plus, ces localités se transforment ainsi en foyers
d'opposition perpétuelle. Or, la pénurie des cultures intellec-
tuelles établissant des relations suivies entre la maison de ville
et le presbytère, le clergé se voit parfois englobé dans la res-
ponsabilité des injustices vraies ou imaginaires imputées à ses
amis du pouvoir civil. Le populaire croira volontiers que les ciga-
res et les bouteilles partagés et offerts réciproquement entre ces
dirigeants sont le produit direct de l'amende dont on l'a frappé.
L'étendue des communes contribue à rendre diflicile la sur-
LE VALAISAN ET SON RÔLE SOCIAL. 253
vcillance forestière et à favoriser le déboisement. Aussi, plus une
comniuiie a ses habitations disséminées, plus de telles récrimi-
nations prennent-elles d'acuité et tendent-elles à se concentrer
sur le même membre du pouvoir local.
Il y a quelques années, dans une grande commune, s'était
formée une importante phalange de jeunes électeurs mécontents
qui, d'un commun accord, résolurent de ne plus prendre part
à aucune lutte électorale. De commun accord aussi les factions
rivales, poussant les hauts cris, se mirent à flétrir ce groupe du
nom « d'anarchistes » . La terrible qualification fut acceptée avec
cette philosophie que renforce quelquefois l'entêtement paysan.
Outrés de cette résistance dont ils avaient compté avoir rapide-
ment raison, les clans traditionnels s'appliquèrent à porter plus
haut leurs procédés d'intimidation. Gomme un cours militaire
avait lieu à ce moment même dans le voisinage et que des car-
touches à balles s'étaient trouvées mêlées à des cartouches à blanc
dans un exercice de tir, on tenta d'alarmer le public en imputant
le méfait à cette poignée d'électeurs récalcitrants qui continuè-
rent de plus belle à bouder la constitution.
Mais l'abstention ne dura que jusqu'à l'heure où les mé-
contents purent traduire leur ressentiment d'une façon efficace.
L'année d'après, lors du renouvellement du conseil municipal,
l'occasion s'offrit, en effet, de renverser le représentant du
quartier des « anarchistes », cause première de leur méconten-
tement. Ce jour-là, la phalange délaissa en bloc son programme
de la veille pour prêter la main et le bulletin à cette exécution.
L' (( anarchie », c'était tout simplement de la rancune qui atten-
dait le moment d'éclater.
Le bois est ainsi l'un des facteurs principaux de la désagré-
gation progressive des anciennes sociétés communautaires du
Valais; mais il faut encore signaler quelques causes particu-
lières. A Fully, à Saillon, à Le\ trou, communes échelonnées à la
base des coteaux du nord de la vallée du Rhône, on remarque
avec quelque étonnement que tous les honmies veulent être radi-
caux. La surprise est d'autant plus motivée que, longtemps, la
culture intellectuelle de ces trois localités fut pour le moins au-
:254 LA. SCIENCE SOCIALE.
dessous de la inoyenne. Ce n'est donc pas dans la philosophie
et moins encore dans l'irréligion qu'il faut rechercher l'origine
de ce ferment d'opposition. Nous croyons pouvoir la trouver
ailleurs. Autrefois, les habitants de ces communes avaient sa-
crifié tous leurs champs pour en faire des vignes. L'ancien
gouvernement, — car les faits remontent à plus d'un siècle, —
voyant que l'on abandonnait les productions les plus nécessaires
pour s'attacher à des denrées superflues, ordonna par un édit
de ne convertir les champs en vignes que dans la mesure des
besoins de chaque particulier. Quelques paysans rappellent
encore avec amertume que l'on força certains propriétaires à
arracher les ceps de leurs jeunes vignes.
La constitution du pays a subi maint changement, le personnel
du pouvoii' est aujourd'hui bien innocent de ces vexations, mais
c'est la même couleur qui gouverne, et en voilà assez pour qu'on
rende les gouvernants du jour solidaires de ceux d'autrefois.
La commune valaisanne actuelle est généralement éclose de
la paroisse du moyen Age, fille elle-même de l'antique seigneu-
rie. Aussi, comme cette dernière, dont elle a hérité en ligne di-
recte ou acquis certains droits, prétend-elle s'administrer à sa
guise loin de la tutelle, d'ailleurs inégale et fluctuante, de l'État.
Lorsqu'on donne un tuteur faible et pauvre à un fils de famille
qui prétend tout faire par lui-même, l'ascendant du premier est
compromis d'avance.
C'est ainsi que la participation de l'État du Valais à la cons-
truction des principales routes du canton fut jusqu'ici tantôt
nulle, tantôt plus que modeste. La route qui mène auvald'An-
niviers à travers gorges et abîmes a été ouverte par les mains
des Anniviards eux-mêmes, en six ans de labeur, sans le moindre
subside de l'État. On peut en dire à peu près autant d'une autre
merveille de courage et de ténacité : la route aux quarante-trois
lacets qui prend le voyageur au bord du Rhône et, lentement,
l'élève jusqu'au val de Salvan, pour le conduire ensuite, à tra-
vers plateaux, ravins et forêts, jusqu'au col de la Tète-Noire et à
Chamonix. Il serait aisé de multiplier de tels exemples et même
d'ajouter que la route du Grand-Saint-Bernard, décrétée de
LE VALAISAN ET SON RÔLE SOCIAL. 255
première classe et entretenue de ce fait par le gouvernement,
demeure dans un lamentable désordre, malgré les plaintes et
gémissements des intéressés. Nous verrons un peu plus loin
quels étranges calculs ont présidé à l'ouverture de la route de
Sion à Vex. Soulignons, en passant, le fait que la grande vallée
latérale de Viège ne dispose d'aucune route carrossable, sauf sur
Fun des tronçons de sa partie supérieure, où les communes fré-
quentées par les touristes du Mont Rose et du Cervin ont bien
voulu s'imposer ce sacrifice. Sans le chemin de fer de Zermatt,
œuvre de financiers étrangers au canton, on serait encore
réduit à s'y rendre par un chemin muletier encombré de cail-
loux.
On comprend très bien qu'en voyant l'État hésiter longuement
devant l'application de la moindre des mesures, le paysan n'ait
pas une idée bien haute de cette Providence aussi tâtonnante
que timorée. D'ailleurs, les groupements locaux, tantôt libres,
tantôt patronnés par les communes, s'ingénient volontiers à
organiser d'eux-mêmes les entreprises. L'endiguement des
rivières ou des torrents est le plus souvent le fait de leur initia-
tive séculaire, habile à se produire, quoique, hélas! aussi fruste
qu'ingénument courageuse. Sans doute, l'ingénieur ou géo-
mètre de l'État finit par faire une apparition, mais, le travail
étant déjà en activité , il ne peut ni n'ose l'entraver ou le dé-
faire. S'il le pouvait ou le tentait, son acte soulèverait des
protestations générales; car ces montagnards n'ont jamais j^u
concevoir qu'un « monsieur » entende rien à des travaux de
terrassement et de maçonnerie (1).
L'habitude, leur grande inspiratrice, se charge toutefois de
nous démontrer que le paysan montagnard n'a pas toujours tort
(1) A ce propos, un citoyen du Haut Valais nous cite un fait typique. Vn ingénieur
de l'État fut envoyé au cours de ces dernières années dans le district de Rarogne,
pour diriger la correction d'un torrent considérable. Le mal voulut que sou plan de
correction ne fût pas du goût des Raroniens. L'ingénieur en appela à son gouverne-
ment, mais celui-ci, n'osant déplaire à une population d'une fidélité inébranlable aux
institutions établies, préféra sacrifier le technicien, bien qu'il tint de très près aux
hommes du pouvoir. La raison d'État faisait ainsi reculer l'État devant la fédération
des clans.
256 LA SCIENCE SOCIALE.
de se rendre ainsi indépendant des hauts pouvoirs. Bien sou-
vent, lorsqu'un village vient d'être incendié ou une digue de
torrent emportée, les plans ofiîciels de réfection parviennent à
la préfecture de district ou à la municipalité quand tout est
reconstruit. Car ce monde, accoutumé aux bouleversements
naturels, n'a jamais bien distingué entre le provisoire et le défi-
nitif. En 1877, un pont provisoire jeté sur un torrent, près de
Volléges, s'était eftbndré une belle nuit sous son propre poids.
L'ingénieur du gouvernement avait compté sur la solidité de
l'ouvrage pour retarder la construction du pont définitif. Inca-
pables de se dispenser de ce passage, les paysans rétabKrent le
jour même un second pont provisoire, qui eut l'avantage de
justifier de nouveaux délais. En 1889, la moitié d'un village de
400 habitants flamba. On était en juillet. L'intervention de l'État
fut si lente qu'à l'apparition du plan de reconstruction, ces
montagnards, peu disposés à renvoyer à l'hiver la restauration
de leurs demeures, avaient tout réédifié à leur guise, à la même
place, sans le moindre souci de conjurer pour l'avenir des dan-
gers identiques à celui qui venait de les éprouver.
A ce compte-là, un gouvernement demeure précisément solide
et stable par ce fait qu'il n'a pas besoin de force. Cet élan em-
pressé de l'initiative locale le sert du reste à merveille ; il l'aide
notamment à boucler ses budgets sans augmentation sensible
des recettes et à effacer progressivement les suites désastreuses
du hrack national de 1871. Or, c|uand l'État ne couvre pas de
son patronage la commune ou le clan local, il est amené, bon gré
mal gré, à subir le leur.
Ce pouvoir supérieur, venons-nous de dire, tient sa stabilité
de ce qu'il n'use pas de la force. Cela est si manifeste , que le pre-
mier jour où il se montrerait d'humeur quelque peu autoritaire,
la région, la commune, le clan interviendraient sans retard. En
1869, un jeune radical, trouvé blessé au milieu d'une bagarre
électorale, se vit accusé d'avoir donné la mort à un jeune con-
servateur, sans toutefois que sa culpabilité pût être affirmée au-
trement que par la passion publique. Au premier instant, l'on
se crut menacé d'une véritable o terreur blanche ». Un tribunal
LE VALAISAN ET SON ROLE SOCfAL. i2o /
spécial fut institué, des témoins découverts; mais, comme l'af-
faire s'était passée dans une vallée fermée et que l'eliervcscence
ne se trouvait pas partagée en dehors de cette région, les mem-
bres les moins agités et les plus avisés du tribunal atermoyèrent.
Le prévenu fut ensuite transféré à Sion pour y être détenu. Ce fut
alors une autre histoire. Les amis qu'il comptait dans la compa-
gnie de milices dont il était sergent, menacèrent d'arriver en
armes pour Tarracber à la prison. Voyant cela, le gouvernement
fit loger le détenu dans une chambre de la ville où il ne le
laissa manquer de rien. Nouvelle démonstration de la supério-
rité de la coterie et de la camaraderie qui sont à la base des
clans.
Le mode d'administration si complexe du Valais peut, mieux
que tout autre, nous donner à la fois un exemple typique des
avantages d'une décentralisation bien comprise et des inconvé-
nients d'une décentralisation illimitée.
Ainsi, dans le Haut Valais où, dès le moyen âge, la seigneurie
féodale a abdiqué en faveur du dixain démocratique (1), cet or-
ganisme intermédiaire vient atténuer l'importance de la com-
mune et réaliser ainsi depuis des siècles cette cellule administra-
tive que, dans un projet de décentralisation nationale développé
à la Chambre française il y a une quinzaine d'années, M. de
Lanessan voulait attribuer au canton français. Aussi le conseil de
dixain qui, dans le Bas Valais, est un rouage dont on ne tient
nul compte, prend, dans le Haut Valais, le rang que garde en
France, par rapport à TÉtat, le Conseil général. Le dixain de
Couches, formé de vingt-deux communes-paroisses, compte
4.100 habitants. Dans le Bas Valais, il existe une commune-pa-
roisse, comptant 4^.300 âmes à elle seule. De cette manière, dans
le Haut Valais où la commune est petite, c'est le dixain qui cons-
titue un peuple, tandis que dans le Bas Valais, où la commune
est plus vaste, son autonomie efface celle du dixain, et ce sont
(1) Dixain, lire de l'allemand zehnfen^ qui pourrait bien n'êlre qu'une corruption
du latin centurie, était l'ancienne division militaire, et les sept dixains du Haut for-
maient autant de démocraties souveraines. L'Iiislorien Gremand veut que ce mot ait
une origine plus reculée.
258 LA SCIENCE SOCIALE.
alors les municipalités qui sont considérées par le peuple comme
Fentité administrative fondamentale.
En parlant des alpages du Valais, nous avons donné une
idée suffisante de la répartition du bien communal. Nous nous
dispenserons donc d'un exposé de Texploitation des forêts.
L'étude serait décidément trop complexe, et trop subordonnée
d'ailleurs à la richesse de chaque bourgeoisie. Dans certaines de
ces communes, le bois est si abondant que, toutes les années,
l'administration locale sacrifie une certaine étendue de forêts
aux besoins courants des populations, et fixe le jour destiné à la
coupe et au martelage du lot attribué à chaque ménage. Dans
d'autres, où le bois se fait rare, la fonction de garde des forêts
devient si impopulaire, qu'à tout instant ce « pelé », ce « galeux »
risque d'être victime d'agressions. Rémunéré dans la plupart des
localités par le droit aux bois qu'il a confisqués, il doit soutenir
des luttes en règle. Il lui arrive même de voir flamber en quel-
ques instants, dans la nuit, sous la torche d'un paysan vindi-
catif, les cubes de souches si péniblement acquises. L'État est
incapable d'exercer une surveillance suffisante. Quant à la
commune, jalouse de garder son administration, elle ne tient
presque aucun compte de la tutelle des inspecteurs centraux.
En maint endroit, souvent là même où l'on se plaint le plus de
la pénurie de bois, il est des forêts qui pourrissent sur pied faute
de voies de dégagement. La commune ne sait en établir, et
l'État, à qui elle ne demande rien, de peur de voir diminuer son
indépendance, n'a garde de la protéger contre son gré.
En raison même de la variabilité de la fortune de chaque ag-
glomération communale, comme de sa superficie, de sa popula-
tion et de ses coutumes, il est impossible de donner ici une
moyenne sérieuse de leurs moyens financiers. Pour les pâturages,
la caisse municipale perçoit une imposition qui correspond géné-
ralement à la somme qu'elle est tenue de verser elle-même à
l'État. Quoique cette imposition soit dérisoire, les communes obé-
rées n'osent l'élever à leur profit. La pénurie de l'argent fait que
les paysans préfèrent solder l'impôt communal à grand renfort
de journées de travail. Bien rares sont ceux qui voient avantage
LE VALAISAN ET SON RÔLE SOCIAL. 259
à se libérer en espèces. Ces journées représentent des sommes
minimes, telles que 1 fr. 20, 1 fr. 50, selon la saison (1). En raison
même des survenances nombreuses, rupture du lit d'un torrent,
de la digue d'une rivière et de mille accidents analogues, le
montant des prestations peut, en un jour, se tripler et se quin-
tupler sans parvenir à rendre cet impôt corporel aussi impopu-
laire que la redevance, relativement bien anodine, de l'État
(6 fr. 26 par habitant en 1897). Le fait que ce dernier, quoique
fixe et d'un taux modeste, est perçu en numéraire, nous semble
être pour beaucoup dans le surcroît de sympathie voué au pre-
mier.
Cependant, le sort des contribuables est bien différent d'une
vallée, d'une commune, d'une agglomération à une autre.
Tandis que, dans certains endroits du Bas Valais, le ménage
pauvre s'exténue à exécuter des corvées pour une administration
publique qui lui refuse la jouissance légitime de sa part des pâ
turages communs, affectée à l'usage des riches, il existe, notam-
ment dans le val d'Anniviers, des communes exceptionnelle-
ment favorisées. A Saint-Luc, chaque ménage fournit en tout
deux journées de prestation par an à la commune. D'autres
bourgeoisies, plus riches et bien administrées, répartissent de
10 à 15 francs par an à chaque ménage. La commune de Ver-
namièze fournissait jadis à ses bourgeois l'huile à brûler ou le
pétrole et le sel. A Sembrancher, des habillements étaient assu-
rés aux bourgeois pauvres. Quelques grosses bourgeoisies, no-
tamment Sion, Monthey et Martigny, allouent encore à leurs
membres des revenus annuels.
Ce statu quo administratif des communes nous fait discerner,
une fois de plus, le levain d'ambition qui donne naissance au
petit politicien local. Comme tout paysan ose plutôt aspirer
aux charges communales qu'aux situations supérieures, il se
gardera de blâmer, avec autant de violence que les autres,
celle des administrations dont, un jour ou l'autre, il pourrait
lui arriver de devenir membre ; en tout cas il mettra plus de
(1) Sans nourriture, bien entendu.
:200 LA SCIENCE SOCIALE.
mesure à critiquer la gestion communale que celle de l'État. Car
c'est dans la commune c]ue le paysan se sent à l'aise ; c'est là
qu'il se plait le plus à briller, tant il se rend compto qu'on y
éprouve moins de peine à se produire. Là. il n'a pas à renoncer au
dialecte rustique. Il peut semer autour de lui ces savoureux apo-
phtegmes du cru qui. jetés en bon patois avec une certaine
vivacité et bien à propos, confondraient publiquement la plus
savante thèse d'ineénieur.
Souvent, et alors surtout que la commune se compose de deux
agglomérations principales ou de plusieurs groupes distincts, des
rivalités jalouses éclatent entre les deux plus importantes. Et.
naturellement, ces sortes d'antagonismes se parent volontiers
d'une couleur politique. Les programmes électoraux procèdent
des compétitions entre familles. Et lorscpie l'une ou l'autre se
sent pour longtemps vaincue, elle se pénètre de cette idée qu'en
scindant la commune on doublerait le nombre des dirigeants.
Telle est, par exemple, l'explication du libéralisme que professent
les habitants de Vétroz, commune détachée en 1861 du noyau
plus conservateur de celle de Conthey; de là le libéralisme éga-
lement affiché parle village de Champéry, détaché de Val-d'Illiez,
son ancien chef-lieu. L'ancienne commune seigneuriale de Marti-
gny s'est répartie naguère en cinq fractions. De nos joui^s, l'une
de ces fractions, Martigny-Combe, se tronçonne à son tour sous
l'action d'un groupe politique qui, la trouvant immergée dans
l'élément adverse, vient de s'ingénier à l'amputer du morceau
dont il peut le mieux faire son profit. Sous les phrases pom-
peuses, s'affirme surtout le désir qu'ont les meneurs de découper
le territoire des communes, pour augmenter d'autant leui'S chan-
ces de les administrer, et d'extraire, d'une pâte électorale trop
difficile à manier dans son ensemble, un levain de minorité sépa-
ratiste qu'ils iront pétrir à l'aise dans leur coin préféré.
Les chefs locaux du Valais ont du reste sous les yeux de trop
brillants exemples pour ne pas s'octroyer de telles fantaisies. Ce
que les hommes influents de la capitale ont fait du district d'Hé-
rens en 1839 nous le montre bien. D'après la constitution de 1815.
la répuldique du Valais se divisait çn dixains presque autono-
LE VALAISA.N ET SON RÔLE SOCIAL. ^201
mes, représentés cliacun à l'assemblée législative par quatre
députés, quelle que fût rimportance de sa population respective.
En 1839, cet état de choses fut bouleversé, et la représentation
proportionnée au chiffre de la population de ces circonscriptions
indépendantes. Or, le dixain de Sion étant fort petit eu égard au
nombre d'hommes éclairés qu'il possédait, ceux-ci s'ingénièrent
à détacher du dixain voisin d'Hérens les deux communes de
Savièzeet de Grimisuat. Grâce à ce subterfuge, le cercle électoral
de Sion, sensiblement arrondi, mettait plusieurs sièges de plus
à la disposition de ces politiciens de la capitale. Sans doute le
peuple fut consulté, mais ce peuple de vignerons a ses mœurs
spéciales et ses chefs, qui le connaissaient, ne l'avaient pas ou-
blié. Afin d'entraîner toute 1' « opinion », les femmes comprises,
l'on fît descendre du sommet des pâturages alpestres de larges
chaudières à fromage où l'on fit bouillir en plein air le vin
cannelle destiné à assurer cette victoire « populaire » du patri-
ciat sédunois.
Il y eut alors, comme on le peut présumer, une minorité indi-
gnée ; la population du val d'Hérens s'exclama violemment contre
ce démembrement de son dixain. C'est alors qu'afîn d'apaiser
les protestataires, le gouvernement fit décréter la construction
d'une route carrossable menant dans le val d'Hérens. Citons un
nouveau trait de cet état d'esprit de la race. Lorsqu'en 1788,
s'opéra l'absorption de l'ancienne commune d'Outre- Vièze dans
la « noble bourgeoisie de Monthey » des protestations déclama-
toires étaient poussées par les autorités d'Outre-Vièze. Désirant
garder leurs positions, elles s'écriaient, faisant allusion à leurs
co-bourgeois fusionnistes : « Une bande de communiers d'Outre-
« Vièze, qui ne se sont jamais réunis sous la présidence d'un juge
{( et qui n'ont jamais paru à une assemblée régulièrement convo-
{( quée par Vautorité, une pareille bande se permet de conclure
« de son chef un traité avec ceux de Monthey ! »
C'était donc V autorité , c'est-à-dire la minorité, qui s'opposait
à une fusion dont l'effet premier serait de supprimer les charges
publiques qu'elle détenait.
Par cette étude nous croyons avoir démontré d'une manière
T. XXIIII. 19
:202 LA SCIENCE SOCIALE.
évidente que c'est du Claii local que sont sorties ces petites dé-
mocraties fédératives si harmonieusement adaptées à la struc-
ture orographique du noyau central des Grandes Alpes.
La Commune^ qui est ainsi le premier engrenage politique, n'a
par conséquent d'autre force que celle que le pivot du clan lui
communique, et Ton comprend sans eflbrt que, jalouse de sa rai-
son d'être, elle se réserve la première part dans la répartition
du mouvement général, se bornant à transférer au rouage trop
éloigné de l'État le surplus de son énergie.
Nous en avons eu la plus concluante des preuves quand nous
avons vu des communes isolées ou groupées s'imposer Kbre-
ment des sacrifices prodigieux plutôt que d'aller frapper à la
porte de l'État pour solliciter une aide qui ne leur aurait peut-
être pas été refusée.
Il convient de retenir ces constatations, car notre prochaiu ar-
ticle en amènera renchainement logique et naturel. Nous y ver-
rons : 1° quel rôle la petite capitale valaisanne, unique Cité de
tradition aristocratique, a §u s'adjuger vis-à-vis de l'État, grâce
à cet éloignement systématique de la Commune ; 2° quelle est
la part de direction que cet État cantonal, toujours plus comprimé
entre la commune immuable et le pouvoir grandissant de la Con-
fédération , parvient encore à se conserver et par quels moyens
il y prétend réussir ; 3^ quelle sera l'opposition directe de ces
divers pouvoirs séculaires coalisés contre l'intervention redouta-
blement envahissante d'un pouvoir nouveau qui, en les domi-
nant, en les forçant de se pénétrer entre eux et de se fondre avec
d'autres, menace de tout simplifier, de tout niveler et, par ce fait,
de saper leur puissance.
L. COIRTHIOX.
LE MOUVEMENT SOCIAL
I. - L'OR DANS L'HISTOIRE
M Henri Mazel, qui n'est pas un inconnu pour nos lecteurs et dont
les Idées originales se ressentent parfois de l'influence qu'a exercée
sur lu, la Science sociale, veut bien nous communiquer les épreuves
d un chapitre détaché d'un livre quil va publier chez Perrin .Quand
les peuples se relèvent. Ce chapitre est intitulé : L'o, dans l'histoire
Cela est écrit sous forme de dialogue. En voici deux fragments gui
nous paraissent curieux : & = ^ui
Le président - Pour importantes quelles soient (les causes de la
décadence de 1 Italie après la Renaissance,, que sont ces causes auprès
du bouleversement inouï qui résulta pour le monde entier de la dé-
couverte de l'Amérique? La voilà, la vraie raison de la décadence
malienne I Jusque-là l'Italie était le centre de la Méditerranée, et a
Méditerranée le centre du monde; la grande voie commerciale allait
de Venise au Caire; le marché financier de l'univers éUiit à Bologne
ment r'r.-i ""■'' '' '°^''«'' **' Christophe Colomb, quel change-
W ntôt de!' ;f '''"'P'"''" ^' '^"'^ l'immensité atlantique,
bientôt de toute 1 immensité pacifique et australe. L'axe du monde se
déplace; aux grands ports italiens vont succéder des ports flamands
portugais ou anglais. Les centres financiers d'Europe seront à .;"« -'
bourg et a Nuremberg, en attendant d'être àAnvers et à Londres. Et,
du coup, voyez la décadence précipitée, irrémédiable, de ces vieilles
glorieuses cités italiennes! Elles se seraient relevées de dix Agnadels
de P,"f r ""' '"" "' '" ''''''"' P- ^- --'-- de'cort
et de Pizarre, des voyages d'Albuquerque et de Magellan
e.eLZ'^Z"'' ~ ■'™"'' •^"' """' '"''''■ ^'^°'^' habilement votre
exemple. On n a pas souvent découvert d'Amérique
Le président. - Mais quand on en a découvert une. c'est pour long-
de ifpn f''"'"^'T'- '^""'"'"* """'"' «M^liquez-vous la décadence
iSfiaue \T 1^ ' '•'^'^°"'«f'>''^ ^I""«" '«"PS de Soliman le
Magnifique. Et ce n est pas non plus, mon cher sénateur, par l'alléra-
264 LA SCIENCE SOCIALE.
tion de leurs principes constitutionnels. Jamais la machine turque na
été mieux montée. Malgré tout, les Ottomans n'ont pas tardé à su-
bir le sort des Vénitiens et des Florentins. Pourquoi? Toujours parce
que le commerce du monde avait été bouleversé, que les produits d'Ex-
trême-Orient, au lieu d'aboutir à Scutari, à Alep, au Caire, allaient
par mer à Lisbonne ou à Rotterdam, et que tous les royaumes des
sultans et des émirs intermédiaires s'appauvrissaient fatalement.
Plus loin, le même personnage explique, d'une façon que n'avait
point prévue Montesquieu, la grandeur et la décadence de Rome. Nous
reprenons la citation :
Lej)résidenl, — Qu'elle soit sacrée ou non, Yauri famés existe, pre-
mier point, et, second point, la supériorité des peuples a toujours
été liée à la possession de la plus grande richesse beaucoup plus
qu'à l'érection des plus hauts trophées ou à la meilleure rédaction
des édits royaux. A l'origine de chaque grand peuple, il y a conquête
de quelque toison d'or. Et cela est vrai non seulement de la Grèce,
dont toute l'expansion ne fut déterminée que par la poursuite de la
richesse, non seulement de tout l'Orient, où lapuissance des despotes
s'est toujours mesurée à la grosseur du tas d'or qu'ils augmentaient
à chaque expédition heureuse, mais même de Rome, et de la Rome
primitive. Toute son histoire s'explique bien mieux par la soif de For
que par le culte des ancêtres, n'en déplaise à Fustel de Coulanges.
Que sont les Romains des premiers siècles? Des paysans rapaces et
retors, besogneux et usuriers; la lutte des patriciens et des plébéiens
fut tout simplement un duel de prêteurs cupides et d'emprunteurs
récalcitrants ; de là le nexum, la mancipatio, tout le droit quiritaire ; de
là aussi les révolutions, les sécessions, les réconciliations et toute
l'histoire romaine. Un jour vint où les uns et les autres s'aperçurent
qu'au heu de se disputer rageusement le peu de métal jaune ou blanc
qu'ils avaient, il leur serait beaucoup plus avantageux d'aller voler
celui que les autres avaient en plus gros sacs : de là la conquête du
monde. Les ruraux du Latium, la gorge hors des griffes des usuriers,
purent respirer et en profitèrent pour pulluler; et le Sénat en profita
à son tour pour submerger tout l'orbe sous ses légionnaires. Pendant
plus d'un siècle, l'or du monde pompé par tous les Pompées (quel
nom prédestiné!) vint s'entasser à Rome. J'ai dit comment il reflua
vers l'Orient, et comment l'Orient alors domina l'univers. Hégémonie
et ploutocratie ont toujours été ensemble, chez les rois de Perse
comme chez les khalifes, chez les Espagnols d'autrefois comme chez
les Anglais d'aujourd'hui.
Il nous est impossible de savoir, avant d'avoir vu l'ouvrage entier
LE MOUVEMENT SOCIAL. 265
de M. Henri Mazel, dans quelle mesure son « président » exprime
sa propre pensée. L'auteur, si nous devinons bien, fait soutenir dans
chaque chapitre, à ses différents interlocuteurs, des thèses contradic-
toires. Est-ce doute? est-ce scrupule? est-ce virtuosité? Nous le sau-
rons bientôt sans doute. Mais comme les ouvrages de M. Henri Mazel
sont de ceux qui font penser, même lorsqu'on n'en adopte pas en-
tièrement les conclusions, nous avons cru bien faire en mettant les
passages cités plus haut sous les yeux de nos lecteurs.
II. — LES FRAIS DE JUSTICE
Une pauvre femme devait 59 francs. Elle ne put pas payer. Les
huissiers entrèrent en campagne; l'avoué rédigea son mémoire, le
tribunal jugea. Total à payer : 778 francs. La pauvre femme alla trou-
ver son député, lui conta son affaire et le supplia d'intervenir en sa
faveur.
La chose se passait il y a douze ans déjà, en 1890.
Le député rédigea une proposition de loi pour mettre un terme à
de tels abus, la déposa sur le bureau de la Chambre, demanda et
obtint l'urgence. Oui, l'urgence I
Mais il va, paraît-il, des ipvoipositions tir g en tes qui ne pressent pas.
Le 10 février dernier, M. Allemane racontait à la tribune qu'un pauvre
ouvrier avait dû payer, pour un principal de 150 francs, 1 .000 francs
d'accessoires. Cette fois, aucun député n'a déposé aucune proposition,
mais le ministre de la justice a juré ses grands dieux d'opposer une
digue au flot toujours montant des frais de justice.
Un journaliste pourtant très modéré a cru devoir, en enregistrant
cette solennelle promesse, faire allusion au fameux billet que pos-
sédait La Châtre. En effet, l'abus que Ton signale est bien vieux.
Molière dans les Fourberies de Scapin, Boileau dans son Lutrin et ail-
leurs, Racine dans ses Plaideurs^ nous donnent une idée de ce qu'é-
taient de leur temps les frais de justice. Et c'étaient trois poètes bien
« gouvernementaux », bien « conservateurs ». La chose n'a pas changé
et l'exploitation, soit des plaideurs, soit des malheureux qui ont à se
servir, pour une raison quelconque, du ministère de la justice, con-
tinue à être aussi florissante que par le passé.
Voilà un des cas où l'on peut dire carrément que l'État manque à
son devoir. Mieux vaudrait certes ne pas répandre tant de subven-
tions inutiles et rendre v ra imr n t '^rviiu'ûo l'administration delà justice,
qui est la première fonction du gouvernement. Mais trop d'intérêts
266 LA SCIENCE SOCIALE.
particuliers et de routines consacrées par le temps sont prêts à se
liguer contre toute tentative de réforme sérieuse. Et d'ailleurs, ne
faut-il pas que les réformes d'ostentation passent d'abord?
m. — LE POINT FAIBLE DU COMMERCE FRANÇAIS
Un de nos amis, établi au Chili, nous communique les deux articles suivants,
publiés parle journal la Colonie Française, de Santiago, aux dates du 20 août
et du 'Z novembre 1901. Nous croyons intéressant de les reproduire, car ce qui
est vrai pour le Chili est vrai, malheureusement, pour bien d'autres endroits.
La routine et la peur des risques.
Parmi les causes, d'ailleurs fort nombreuses, comme on sait, aux-
quelles il faut attribuer la décadence de nos affaires et la perte de
notre prépondérance commerciale sur nos anciens marchés dans tous
les pays d'outre-mer et notamment en Amérique, il en est une sur
laquelle il nous faut aujourd'hui revenir.
Il nous paraît d'autant plus nécessaire d'en reparler, que d'elle
dérivent toutes les autres et qu'il nous est donné chaque jour d'en
constater ici même les très fâcheux effets.
Nous nous référons à l'esprit d'incorrigible et fatale routine qui,
par malheur, après trente ans de douloureuse expérience, domine
encore en France chez la plupart de nos industriels et de nos fabri-
cants, en ce qui concerne Fécoulement de leurs produits à l'étranger,
la manière de comprendre les affaires, et surtout le mode de procé-
der avec leurs représentants et les clients qui y résident.
Certes, il y a des exceptions à faire; mais elles sont rares, si rares
qu'il serait facile de les compter.
Sortir des vieilles habitudes traditionnelles et du cercle étroit des
idées acquises en matière de transactions commerciales, surtout avec
les pays lointains, semble exiger en France des efforts surhumains.
De là, tout le terrain perdu par nous à l'étranger depuis 1870,
par l'envahissement de tous les marchés par les produits de nos
rivaux.
Or, cet envahissement et l'acceptation de ces produits n'ont pu
s'effectuer que grâce à une transformation complète dans la manière
d'opérer, et qui consiste, pour les Allemands qui en ont été les inno-
vateurs, en outre des bas prix des articles offerts à la consommation,
dans des facilités de toute sorte données aux acheteurs, et dont la
principale est d'accorder des délais de payement, largement calcu-
LE MOUVEMENT SOCIAL. 267
lés avec la longueur des distances et des transports maritimes, et
portés même, nous Tavons vu souvent, jusqu'à des limites qu'on
peut taxer d'exagérées, mais qui n'en sont pas moins des faits réels
auxquels en France on se refuse à croire.
Et c'est bien, en effet, parce qu'ils se sont toujours refusés à
croire à ces changements apportés dans les usages, à ces innova-
tions introduites par le commerce allemand dans ses transactions
avec ces pays lointains, que nos fabricants et nos industriels de
France ont perdu peu à peu la situation qu'ils y occupaient autrefois
et qu'ils cherchent depuis longtemps, mais tardivement et vainement,
à reconquérir; et nous disons vainement , parce qu'ils s'entêtent à
persister dans leur vieille routine, à procéder comme par le passé,
sans vouloir rien changer à leurs habitudes.
Cela provient des fausses idées, qui dominent encore en France,
en ce qui concerne tous ces pays de l'Amérique, et de l'ignorance
dans laquelle on se complaît à y vivre de l'état de choses réel qui y
règne, tout cela engendrant l'horreur des risques à courir et la crainte
de non-paiements.
Aussi, comme conséquence, voit-on se produire très fréquemment
ce fait qu'une traite est présentée à l'acceptation, à un. client, avant
même qu'il ait reçu sa facture et ses connaissements. S'il se refuse à
l'accepter, il est menacé d'un protêt, la Banque chargée de présenter
la traite déclarant agir en vertus d'instructions précises. Et souvent,
ce n'est point aux termes d'usage de 90, de 00 ou même de 30 jours
que la traite a été tirée; c'est à quelques jours de vue, parfois même
à vue, au change de vue.
Cela, bien entendu, contrairement aux conditions stipulée^ à la
remise de l'ordre.
De là, des laissés pour compte, des litiges fréquents que les agents
ici s'efforcent d'arranger du mieux qu'ils peuvent, quand ils y arri-
vent, et, en tout cas, s'ils ont eu du mal à ouvrir une porte, cette
porte leur sera désormais fermée.
On comprend que, la marchandise voyageant aux risques et pour
compte du client, les débours faits en France soient l'objet d'une
facture à part, et que pour couvrir son montant, une traite à part, à
quelques jours de vue, ou même à la v'v^mqmv àprcsentalionj soit tirée.
Mais la marchandise!...
N'est-il pas absurde, en vérité, de prétendre que l'acheteur en paie
ou en accepte (ce qui est tout commei la valeur, avant d'avoir pu se
rendre compte de ce que peut être cette marchandise qui lui arrive,
surtout quand cet acheteur est un nouveau client recommandé et
reconnu bon, et qu'il s'agit d'une première affaire?
268 LA SCIENCE SOCIALE.
A plus forte raison, cette prétention est-elle inadmissible, quand
la traite est présentée (comme nous avons été témoins du cas à deux
reprises, il n\ a pas longtemps) sans aucun document à l'appui, et
offert en échange.
On peut fort bien admettre que la distance oblige à une certaine
prudence; mais le procédé que nous signalons a vraiment un carac-
tère de brutalité qui choque. Il en résulte que si, par hasard, l'ache-
teur est doué d'humeur bénévole, il pourra se décider à s'y con-
former afin de s'affranchir de tout ennui, mais on peut être à peu
près certain qu'il se refusera ensuite à faire une autre commande,
préférant s'adresser ailleurs, et sachant que d'autres le traiteront
mieux. Et s'il ne s'y conforme pas, alors c'est toute une histoire.
Yeut-on un exemple récent?
Un ami, représentant à Santiago de diverses maisons importantes,
nous racontait ces jours derniers qu'il avait accepté de faire con-
naître au Chili les produits d'une maison de France.
La maison lui adresse un lot de marchandises et... tire sur lui a
VUE, pour se couvrir du montant de la facture! !!...
Cela peut paraître incroyable, mais c'est ainsi.
Résultat : Notre ami a payé la traite, désireux de ne pas provoquer
de difficultés; mais c'est fini. On ne l'y reprendra plus.
Et combien d'autres cas pourrions-nous citer encore, démontrant
combien en France on est loin des procédés si larges de nos rivaux.
Eh bien ! tant que nos fabricants et nos industriels s'obstineront
dans leurs idées, dans leur vieille routine invétérée: tant qu'ils ne
chercheront pas à emboîter le pas à ceux qui les ont si considéra-
blement devancés à l'étranger, et à se pher aux exigences d'une
situation nouvelle et de procédés d'opération nouveaux, la lutte leur
sera non seulement difficile, mais impossible.
Il suffit de sortir de France et de voyager quelque peu dans ces
pays d'Amérique, travaillés, exploités par nos actifs et intelligents
concurrents, pour s'en convaincre.
Or, si nous savons fort bien que beaucoup d'esprits éclairés, com-
prenant cela, consacrent tous leurs efforts depuis longtemps à pro-
voquer une réaction énergique, il serait à souhaiter que leur action
pût s'appuyer sur une instruction et une éducation complètes, sé-
rieuses et surtout pratiques, susceptibles de modifier le fond tradi-
tionnel de certaines idées, de certains préjugés, de certains usages,
et de mettre les Français de France en état de seconder efficacement
les efforts de leurs nationaux consacrés aux affaires, et luttant pé-
niblement à l'étranger contre une concurrence chaque jour plus
redoutable.
LE MOUVEMENT SOCIAL. 209
Voici maintenant le second article, qui esquisse un point de vue différent :
Est-ce routine?
Un vieux proverbe, bien français, dit que la critique est facile, et
je crois qu'on ne peut mieux rappeler cet adage qu'à ceux qui, sans
en avoir fait un examen raisonné et réfléchi, jettent la pierre aux né-
gociants français et qualifient de routine leur modus operandi en ce
qui a trait aux ventes réalisées à l'étranger.
Il ne suffit pas, en effet, de constater des effets ou conséquences
bien regrettables, sans nul doute, pour le placement des produits
français, dans ce qu'a de défectueux la condition uniforme de la
vente qui est, comme on le sait, le paiement ou V acceptation du mon-
tant de la facture, souvent même avant la livraison de celle-ci; et il
est bon de rechercher les causes de cette attitude obligée des ven-
deurs.
On cite, comme exemples, nos concurrents du lendemain de 1870,
les Allemands, qui, presque toujours, consentent aux acheteurs un
crédit d'une année entière, mais on ne dit pas que FÉtat allemand,
protecteur à outrance du commerce d'exportation, force la ma^in à ses
comptoirs de crédit nationaux pour que l'effet à rece\oir qu'émet
chaque maison de commerce, dès la réalisation d'une opération de
vente, soit immédiatement endossé et sa valeur couverte par l'insti-
tution financière.
Ce fut là Tun des traits de profond économiste national que fut
Bismarck qui, de cette manière très ingénieuse, ajouta une clause au
traité de Francfort.
On ne dit pas non plus que le corps consulaire de nos voisins de
l'Est devint, entre les mains du chancelier de fer, et par sa toute-
puissante initiative d'alors, une véritable machine commerciale et
que, consuls généraux, consuls et simples agents consulaires, re-
rurent de Berlin l'invariable et inviolable mot d'ordre de se consti-
tuer en agents de renseignements commerciaux.
C'était là la garantie que l'Etat allemand offrait aux Banques qu'il
obligeait, dune part à couvrir les opérations commerciales des mai-
sons industrielleset qu'il renseignait, d'autre part, extra-officiellement
par l'intermédiaire du service consulaire.
On se garde de dire également que l'Allemagne, ainsi que l'Angle-
terre, a ses ports et ses docks francs, où la manipulation et le réembal-
lage est absolument libre, tandis que nos ports et nos docks en France
sont encore soumis à toute la raideur et à toutes les exigences admi-
nistratives d'antan.
270 LA SCIENCE SOCIALE.
La routine ne vient donc pas de nos compatriotes industriels ou
négociants exportateurs. Elle vient directement de TEtat qui n'a pas
encore aiguillé l'effort de la machine administrative dans la voie dés
réformes que l'attitude de nos voisins suggérait et où réside le salut
pour l'industrie et le commerce français à l'étranger.
Nos règlements administratifs, comme on le voit, sont en désac-
cord avec les nécessités de l'époque actuelle, où la concurrence n'est
plus une question secondaire, puisqu'elle entraîne presque la supré-
matie en faveur de la nation victorieuse. Non seulement au point
de vue administratif, mais encore au point de vue judiciaire, il y a
matière à réformer et à réformer profondément.
Que dire de nos chambres de commerce qui s'opposent tenace-
ment à ces réformes radicales sous le fallacieux prétexte de la tra-
dition?
Que dire aussi de notre Code Commercial au point de vue crimi-
nel, qui abîme défmitivement le commerçant failli et qui, dès lors,
est incapable d'aucun effort futur, même dans 7ws colonies.
Les Anglais, gens pratiques comme on sait, possèdent une juris-
prudence très logique, ainsi qu'on va le voir.
Un négociant failli en Angleterre, part pour l'Australie ou les Indes
et recommence une vie et rétablit une situation sans qu'il ne soit
plus question de son passé.
Et je sais un cas bien typique à ce propos.
Un commerçant fit faillite, à Londres, je crois, et resta — après
une liquidation plus ou moins habile — possesseur de 10 ou
15.000 livres sterling.
• Il s'en fut naturellement s'établir à Sydney ou Melbourne, peu
importe, où, quelques mois plus tard, il recevait une longue lettre
de la principale maison à laquelle il avait causé le plus de perte qui,
« en raison de la situation aisée qu'on lui savait, lui offrait l'ouver-
H ture d'un nouveau crédit ! »
Après cela, que dire de nos compatriotes?
Peut-on, en toute justice, leur reprocher une routine qu'ils n'ont
pas, si on met leurs moyens d'action en parallèle avec ceux de leurs
concurrents?
Non, certainement non, je trouve au contraire, qu'à ceuxd'entre eux
qui, sans renseignements semi-officiels commerciaux, sans appui de
la part de l'Etat ni des Banques et sans lois qui les soutiennent, se
risquent dans les échanges et les transactions d'outre-mer, on doit
décerner un certificat moral d'audace au lieu de leur offrir ce qu'ici
on appelle FI pago de Chilc, et qui avait aussi un nom à Carthage.
Fernaxd p.
LE MOUVEMENT SOCIAL. 271
. ' IV. — COUP D'ŒIL SUR LES REVUES
L'enseignement moderne.
M. Paul Leroy-Beaulieu, dans VÉconomhte F^rançainj étudie les réformes pro-
posées pour l'enseignement secondaire, et n'en espère aucune amélioration :
L'enseignement dit moderne ne sera plus un enseignement rapide
et pratique, lançant le jeune homme soit dans la vie active, soit dans
les écoles professionnelles à quinze ou seize ans, ce qui serait dési-
rable. On languira sur les bancs de l'enseignement moderne jusqu'à
dix-huit ou dix-neuf ans, comme sur ceux de l'enseignement classi-
que. On y formera des légions de futurs avocats et médecins, pro-
fessions déjà terriblement encombrées.
Les carrières directement productives, à savoir celles de l'indus-
trie, du négoce et de l'agriculture, n'auront nullement à se louer de
cette transformation. Ceux des jeunes gens qui, au sortir de ce long
enseignement moderne, se dirigeront vers elles seront, en général,
ceux qui n'auront pu se faire recevoir avocats ou médecins ; en tout
cas, ils seront gâtés par l'enseignement prétentieux et prolongé
qu'ils auront reçu; ils voudront des situations de début et un genre
d'occupations que ne comportent pas, dans leurs cadres inférieurs,
les professions industrielles et agricoles. Ils seront le plus souvent
des propres à rien.
Nous avons souvent dit que, dans nos sociétés modernes euro-
péennes, car il n'en est nullement ainsi aux États-Unis, l'apprentissage
de la vie prend une beaucoup trop grande part de la vie. Dans la
plupart des carrières libérales, un jeune Français n'est pas apte à
gagner quoi que ce soit avant vingt-sept ou vingt-huit ans; il subit
parfois des examens jusqu'à trente-cinq ou trente-six ans et souvent,
même laborieux et appliqué, il ne gagne un peu sa vie qu'à partir de
ces âges.
C'est là un très grand vice; si l'on ne peut faire autrement pour
certaines carrières, on ne doit pas généraliser cette prolongation
indéfinie des études; l'individu y perd la plus grande partie de son
énergie et de sa spontanéité. C'est à quinze ou seize ans, au plus,
que, dans la grande généralité des cas, l'adolescent doit être mis en
contact avec la vie pratique et commencer à se tirer d'affaire. Ainsi
font la plupart des Américains; ainsi faisaient autrefois, en tout
pays, la généralité des jeunes Israélites, qui réussissaient si bien
dans les diverses professions commerciales...
272 LA SCIENCE SOCULE.
Nous n'avons non plus aucune confiance dans Tefticacité deTexten-
sion que l'on donne à renseignement des langues vivantes. Quand
tous les enfants de France auront étudié sept ou huit ans les langues
vivantes, qu'en feront-ils? Et quelle est la méthode de les enseigner?
On sait qu'une langue peut être considérée et étudiée à deux points
de vue : d'une part, comme un simple instrument de communication
entre les hommes; d'autre part, comme un objet d'art. L'utilité pra-
tique des langues vivantes au point de vue commercial consiste dans
leur possession comme instrument de communication. Mais on con-
sidère et l'on étudie toujours les langues vivantes dans les lycées et
collèges comme un objet d'art; on s'arrête aux beautés esthétiques
de la littérature et aux finesses de la langue. Or, pratiquement, cela
est de très peu d'usage. Ce qu'il faudrait, sauf pour les jeunes gens
en nombre restreint qui ont le loisir de se donner une instruction
littéraire ou scientifique développée, ce serait d'enseigner les lan-
gues vivantes comme instrument de communication; il y a des mé-
thodes pratiques pour les apprendre avec rapidité, pour en faire un
objet d'usage et non de parure, d'utilité et non de goût. Nous ne
croyons nullement que ce but soit atteint par la section des langues
vivantes que l'on crée.
En définitive, nous voudrions que l'on transformât tout cet ensei-
gnement dit moderne, en le séparant très nettement de l'enseigne-
ment classique et en renonçant à tout parallélisme et toute rivalité
avec lui; qu'on le concentrât, qu'on le rendît plus rapide, plus po-
sitif, qu'il comportât moins d'années de classes, de manière que les
adolescents en sortissent à quinze ou seize ans au plus.
Cet enseignement préparerait les cadres de l'armée industrielle ;
il formerait, en quelque sorte, des sous-officiers qui, munis d'une
bonne préparation générale positive, entreraient tut dans la vie pra-
tique, qui pourraient tout aussi bien devenir, quelques-uns natu-
rellement, des maréchaux de l'industrie, comme disent les Améri-
cains, mais qui, en tout cas, n'auraient aucune propension à se faire
médecins ou avocats, deux carrières qui ne soufiriront jamais en
France du manque de sujets.
LE MOUVEMENT SOCIAL. 27.'i
V. — A TRAVERS LES FAITS RECENTS
En France. — Le vœu en faveur du service de deux ans. — Les retraites ouvrières par
les mutualités. — Le faible rapi)ort du monopole des allumettes. — Le banquet de la
Bourse du travail indépendante. —Les grèves en 1!>01.
Dans les colonies. — Le projet d'organisation d'une colonie saharienne.
A l'étranger. — Les troubles de Barcelone. — Le mouvement de la population en Bel-
gique.
En France.
Voilà bien longtemps qu'on soupire après la réduction du service
militaire. Bien des œuvres d'initiative privée se ressentiraient de
cette réforme, une de celles que les législateurs, alors qu'ils ne sont
que candidats, promettent de nous donner. Malheureusement, lors-
que le candidat est devenu député, la chose devient à ses yeux
moins urgente. N'a-t-il pas, personnellement, tous les moyens qu'il
faut pour faire exempter ses fils? Que lui importent donc les en-
fants des autres?
Nous avons donc vu, après une législature de quatre ans tout
encombrée de débats stériles, la Chambre se séparer sans donner sa-
tisfaction aux familles où le service de trois ans paralyse l'esprit d'en-
treprise et fausse même radicalement l'éducation. Pourtant, s'il dé-
pend de quelqu'un de faire des lois, c'est bien des législateurs. Ceux-
ci, pour déguiser leur indifférence et leur paresse, se sont contentés
d'un vœu. La nation réclamait un acte; ils lui ont donné un souhait.
Comme un conseil général quelconque, la Chambre des députés a
adopté, dans les derniers jours de février, une motion dans laquelle
elle déclare « adhérer au principe » du service de deux ans. Voilà
qui fera grandement plaisir aux jeunes gens qui commencent en ce
moment leur troisième année de caserne.
Nos lecteurs se rappellent comment la question a été traitée, avec
une souveraine compétence, dans cette revue. Ce n'est même pas le
service de deux ans qu'il faudrait à notre jeunesse française. C'est
le service d'un an, combiné avec l'organisation d'une petite armée
de métier, recrutée par des engagements et des rengagements
volontaires, grâce à l'attrait d'une solde raisonnable et à la perspec-
tive de fonctions publiques réservées aux anciens soldats.
C'est la seule solution qui satisfasse à la fois les nécessités de la
défense nationale et la libre expansion des activités agricoles, in-
dustrielles, commerciales. Tôt ou tard il faudra y venir; et il importe
que l'opinion publique exerce, en cette matière, une pression éner-
gique sur la mauvaise volonté des politiciens.
ÛIA LA SCIENCE SOCIALE.
Une autre réforme qui reste « au croc », c'est TorgaDisation des
retraites ouvrières, dont nous avons parlé précédemment et qui, l'on
s'en souvient, a rencontré une vive opposition, soit du côté des pa-
trons, soit du côté des ouvriers eux-mêmes. 11 est à croire que le
gouvernement lui-même ne tient pas énormément à voir se réaliser
ce projet qu'il avait lancé, ou plutôt qu'il avait fait miroiter comme
un appât brillant au moment où cela lui était profitable. C'est lim-
pression qui résulte du discours prononcé par M. "NValdeck-Rousseau,
le 2() février, au banquet annuel de la Ligue nationale de la pré-
voyance et de la mutualité. Dans ce discours, le président du con-
seil a vivement engagé les sociétés de secours mutuels — c'est-à-dire,
en définitive, l'initiative privée — à se préoccuper des retraites.
u J'ai la conviction, a-t-il dit, que les Sociétés de secours mutuels
deviendront l'instrument préféré — parce qu'elles sont l'instrument
préférable — de la constitution des retraites ouvrières. » Cette dé-
claration représente un notable recul. Elle semble indiquer que le
gouvernement renonce à mettre l'organisation des retraites ouvrières
entre les mains de l'État.
Les socialistes, à notre connaissance, n'ont pas commenté cette
évolution des intentions gouvernementales. En fait, leur cas est dif-
ficile; car, s'il y a, dans le projet d'assurance obligatoire par voie
de prélèvement officiel, quelque chose qui les séduit et cadre fort
bien avec leurs idées sur le rôle de l'État, ils ne peuvent faire abs-
traction des vives répugnances que le plan en question a rencontrées
dans les masses ouvrières.
L'exemple de telle compagnie d'assurances « bourgeoise », fondée
sur le principe de la mutualité, semble montrer que l'avenir appar-
tient en effet, en ces matières, à des « mutualités » servant des
pensions de retraite à leurs membres. Seulement, il y faut le concours
de la prévoyance individuelle et de l'effort individuel.
Puisque nous voici sur le terrain des déclarations ministérielles,
mentionnons celle que M. Caillaux, ministre des finances, a cru
devoir faire à la Chambre, à propos du monopole des allumettes.
Ce monopole, de l'aveu même du ministre, ne rapporte que vingt-
cinq millions de bénéfices à l'État, ce qui est insignifiant, si l'on
songe que les allumettes sont vendues au public dix fois leur valeur.
Des calculs ont permis d'établir, à cette occasion, que, si la fabri-
LE MOUVEMENT SOCIAL. 275
cation des allumettes était libre, TÉtat, au moyen de taxes raison-
nables établies sur les produits de cette industrie et des patentes ré-
gulières imposées aux fabricants, retirerait de cette fabrication un
profit beaucoup plus considérable.
Il est certain que, pour la qualité des allumettes, l'État français a,
depuis quelque temps, réalisé un progrès, d'où il résulte que les
plaisanteries traditionnelles sur la régie commencent un peu à vieillir.
Mais il n'en est pas moins vrai que l'État, en se faisant fabricant
d'allumettes, se condamne lui-même à gagner moins sur cette mar-
chandise que s'il la laissait fabriquer aux autres, et cela, tout en la
vendant plus cher. Pourquoi? Parce que les rouages administratifs
ne valent jamais, pour la direction d'une affaire industrielle, l'action
d"un patron personnellement intéressé à son succès.
C'est à un monopole que prétendait l'ancienne Bourse du Travail,
établie depuis longtemps à Paris, et dominée dès l'origine par une
coalition de clans socialistes. Sous l'influence de ceux-ci, l'institution
avait été détournée de son but et ne servait plus que de citadelle aux
organisateurs de la «guerre des classes ».
Nous avons signalé la fondation récente d'une nouvelle Bourse du
Travail, située rue des Vertus, et autour de laquelle se sont groupés
environ 250 syndicats indépendants, peu soucieux de se mettre
sous la coupe des politiciens. Ces syndicats, d'après V Union ouvrière,
représentent un ensemble de 150.000 ouvriers adhérents. On a
même donné le chiffre de 200.000.
Un banquet de deux mille ouvriers a réuni au Salon des Familles,
vers le milieu de février, les principaux représentants de ces syn-
dicats.
Fidèles à leur programme, les « Jaunes » n'avaient invité aucun
homme politique; mais, en revanche, une centaine d'industriels, re-
présentant autant d'organisations ou de syndicats patronaux, ont
pris place au milieu des ouvriers, qui leur ont fait le meilleur
accueil.
Les convives, la boutonnière fleurie d'une églantine jaune, ont
entonné le Nouveau chant des travailleurs qu'ils opposent à Vlnter-
nationale.
M. Paul Lanoir présidait, entouré de ses collaborateurs ordinaires.
Au dessert, il a prononcé le discours-programme de la Bourse in-
dépendante, et fait notamment la déclaration suivante :
« A la formule : « Syndiquez-vous contre vos patrons avec le monde
276 LA SCIENCE SOCIALE.
de la politique », qui nous était imposée, nous avons substitué
celle-ci : « Nous voulons nous syndiquer avec nos patrons, en dehors
et à distance égale de tous les partis politiques et de toutes les con-
ceptions religieuses, pour l'étude en commun de nos conditions de
travail et la solution pacifique, rationnelle et continue de toutes les
questions relatives à Tutilisation de nos forces humaines !
u Le collectivisme, c'est la nation embrigadée, militarisée par les
meneurs combattant Tarmée comme attentoire à la liberté des ci-
toyens, alors que l'application de leurs théories ferait de ce pays un
vaste bagne dont ils seraient les gardes-chiourme et où tout Français
entrerait le jour de sa naissance pour n'en sortir que les pieds
devant.
« Le collectivisme? c'est l'abandon de nos libertés, acquises par
des siècles de lutte dans la peine et dans le sang, entre les mains
du faiseur de la révolution par la grève. »
L'orateur a également parlé contre l'internationalisme et protesté
contre la limitation légale de la journée de travail. Il a conclu en ces
termes :
u Nous ne sommes ni des rêveurs, ni des envieux : nous sommes
des citoyens à Tesprit droit et pratique, refusant le paradis collecti-
viste annoncé toujours pour demain, mais demandant des réformes
immédiates améliorant notre sort et amenant la paix et Funion.
« Nous voulons élever les humbles et faire du citoyen français
quelqu'un et non un numéro sans valeur, rêve des collectivistes. »
Il sera intéressant de voir si ce mouvement se propage dans le
monde ouvrier ; mais, d'ores et déjà, il représente une fraction im-
portante de ce qu'on appelle l'armée du travail. Ce groupe pourra
se recruter par l'accession des ouvriers d'élite qui aiment mieux
s'élever eux-mêmes, défendre leurs intérêts eux-mêmes, et prendre
soin de leur avenir eux-mêmes que de se faire élever, défendre et
retraiter par la machine légale , dont les mécaniciens vendent tou-
jours trop cher leurs faveurs.
Voici, à propos du mouvement ouvrier, la statistique des grèves
survenues en 1901, d'après l'Office du Travail :
Il y a eu dans l'année 523 grèves, auxquelles ont pris part 111.200
grévistes et qui ont entraîné 1.804.000 journées de chômage.
En 1900, il y avait eu 902 grèves, 222.714 grévistes et 3.760.577
journées de chômage.
On enregistre donc une diminution de la moitié. Il est vrai que
l'année 1900 avait été, sous le rapport des grèves, exceptionnel-
lement féconde.
LE MOUVEMENT SOCIAL. 977
Dans les colonies.
A la suite de l'expédition qui a amené l'occupation des oasis du
Sud-Algerien un projet a été élaboré, dans les sphères coloniales
riirrpeÏa?'"^ '""^^'^ ""^ ''''' "" ^^"'^ ^ P^^' -"-'« ^ ""
Ce projet substitue au principe de l'unité administrative appliqué
jusqu à ce jour à tout le territoire algérien une division fondée sur la
geograph.e elle-même. L'Algérie comporte un versant méditerranéen
et un versant saharien très différents l'un de l'autre. Le premier est
nTr r ""^.''^"'•^ ""°™'« "-^ dépassant guère 200 kilomètres de
ITZT' ,^'' "■°"'' rassemblée toute la population européenne,
s Lnd Î ' T''/' '''"'■^' '^''"'^ "P"' 1^ dépression des cholts,
ah obi? r*'°? '^'''"' "^^^^ ''^ "^'"^ «' '•'^ P^duits tranchenl
Zr 'T, '°"' septentrionale, et où errent en grande quan-
tité des populations nomades, encore imparfaitement saisies par
notre mécanisme administratif.
« Faire gérer par l'administralion algérienne les intérêts de ces ré-
Mo°nT'M r ^ '" P'T' '"^ ^"'"^«'"« Coloniale, y multiplier les fonc-
tions et le personnel administratif, ne serait pas seulement inutile
mais encore dangereux. "■unie,
«Dangereux pour le personnel européen , mal adapté à la rigueur
du chmat et dont il convient de limiter à la plus stricte mesufe les
souffrances et les pertes.
« Dangereux pour les populations de ces territoires, qu'elle expo-
serait avoir les impôts prélevés sur elles épuisés sans profit par la
multiplicité des emplois ou absorbés dans le budget général de ivvigé-
rie et appliqués ailleurs à des dépenses dont les indigènes ne prolifé-
raient en rien. » o p "
Le gouvernement, d'accord avec la commission du budget, parait
donc disposé à ériger la région du désert en unité administrative
englobant les nouvelles oasis que nous venons do conquérir Cette
colonie posséderaitun budget spécial chargé de subvenir à toutes les
dépenses locales. La métropole y ajouterait des subventions et assu-
merait particulièrement les dépenses militaires.
Pour l'administration des indigènes, on propose de l'exercer par
1 intermédiaire de leurs chefs ou assemblées locales, sous le contrôle
d un petit nombre de résidents. La police serait assurée par la créa-
ion de milices indigènes, dont la constitution permettrait de réduire
les garnisons du Sud-Algérien.
Comme on le voit, toutes ces réformes se passeraient dans les
T. XXXIII.
20
^78 LA SCIENCE SOCIALE.
sphères administratives. Reste à savoirs! la colonisation saura pro-
fiter de la sécurité plus grande établie dans cette région parle succès
de nos armes, et exploiter en particulier ces oasis qui, mises en cul-
ture par des moyens perfectionnés, deviendraient probablement plus
productives encore qu'elles ne le sont aujourd'hui.
A rétranger.
De violentes grèves ont eu lieu à l'étranger dans ces derniers
temps. La plus terrible a été celle de Barcelone, qui n'apasétéà pro-
prement parler une grève, mais un essai de révolution. Cette ville,
Tasile classique des anarchistes, et l'un des points du globe où
ceux-ci trouvent à organiser le plus commodément leurs complots, a
servi de théâtre à une expérience de u grève générale » plus com-
plète que tout ce qui avait été précédemment tenté dans ce genre; et
l'expérience a montré que la grève générale ne va pas sans batailles
dans les rues, ce dont on se doutait un peu, puisque la généra-
lisation systématique du chômage ne peut se rattacher exclusive-
ment à des causes économiques et suppose l'action centrale dor-
ganismes purement révolutionnaires.
Les origines de l'agitation paraissent avoir été le malaise et le
mécontentement des classes ouvrières, par suite du renchérissement
progressif, depuis une annép., des denrées et objets de première
nécessité.
Les patrons eux-mêmes sont fort embarrassés par la surproduc-
tion dans beaucoup d'industries et la perte des marchés coloniaux,
conséquence de la guerre avec les États-Unis. Si les ouvriers étaient
portés à demander beaucoup, les employeurs n'étaient donc pas en
mesure d'accorder grand'chose, et, d'ailleurs, le principe de la grève
générale est que Ton déserte les ateliers sans rien demander, uni-
quement pour « faire la guerre ».
Cette « guerre », comme on le sait, a donné lieu à des collisions
sanglantes. Le gouvernement espagnol a dû mobiliser de l'artillerie.
La population a été menacée de la famine. Les familles aisées se
réfugiaient en France. Perpignan était plein d'u émigrés ». Comme
il arrive en pareil cas, la note anticléricale a été donnée, et les ma-
nifestations habituelles, mêlées de violences, ont été dirigées contre
les couvents.
Il est du reste curieux de reproduire, d'après les journaux, le ré-
sumé de la proclamation adressée aux ou^riers par les organisa-
teurs de l'insurrection :
tt La carnaval est passé. Pendant que les bourgeois dépensaient
LE MOUVEMENT SOCIAL. 279
leur argent en confetti et en costumes, dans les bals et les restau-
rants, des milliers de travailleurs manquaient de pain.
« Maintenant, le carême commence pour tous. Nous ne pouvons
pas acheter de dispenses. Notre patience a fui. Il faut prendre une
attitude décidée en face de la cruelle bourgeoisie.
« En avant, camarades! Cessons tout travail. Que tout le monde
chôme! Faisons le vide autour des vampires capitalistes. Faisons la
famine forcée, que tout le monde soit sans nourriture, sans bois-
son, sans lumière. Nos ennemis capituleront.
« Il faut montrer aux classes capitalistes que sans l'ouvrier la vie
sociale n'est pas possible. »
La dernière réflexion est juste; mais il n'est pas moins exact de
faire observer que, sans le capital et les capitalistes, les ouvriers
ne peuvent rien non plus, de sorte que le problème consiste à
faire accorder les deux classes qui produisent, au lieu de déchaîner
entre elles des guerres qui, en définitive, font mourir plus de pau-
vres gens que de patrons.
Nos voisins du Nord sont plus prospères que nos voisins du
Midi. L'Office du recensement général belge vient précisément de
publier les premiers résultats de ses opérations en 1900, et l'on
peut en extraire quelques données intéressantes.
A l'heure actuelle, la Belgique compte 6.693.810 habitants. Cela
représente, depuis le recensement de 1890, une augmentation de
624.489 personnes, soit 10,28 0/0 en dix ans. Depuis 1846, c'est-
à-dire depuis un demi-siècle, la population belge s'est accrue de
2.356.614 habitants, soit une augmentation de 54,33 0/0.
Ce développement n'est pas le même sur tous les points du ter-
ritoire. De 1890 à 1900, deux provinces seulement ont une augmen-
tation supérieure à la moyenne générale. Ce sont les provinces d'An-
vers avec 17,03 0/0 et le Brabant avec 14,25 0/0. Il faut noter,
comme un fait digne d'attention, que ces provinces ne sont pas les
provinces industrielles du pays. Le taux d'augmentation est station-
naire, ou à peu près, dans les districts industriels du Hainaut et de
Liège. Il est en recul dans les provinces de Luxembourg et de
Namur. La population de ces quatre provinces est wallonne. Les
Flamands se multiplient donc plus rapidement que les Wallons.
En ce qui concerne spécialement les régions agricoles, on constate
que les campagnes se dépeuplent dans la Belgique wallonne, mais
qu'elles voient au contraire leur population augmenter dans la Bel-
gique flamande.
280 LA SCIENCE SOCIALE.
Dans tous les arrondissements administratifs, le chiffre des
naissances a dépassé celui des décès.
Il faut ajouter que la Belgique tire de ses propres forces Taugmen-
tation de sa population : loin d'avoir besoin d'une immigration, elle
fournit aux autres pays une émigration qui lui prend les trois mil-
lièmes de ses nationaux.
Dans 9 arrondissements sur 42, les immigrations dépassent les
émigrations. Ce sont des arrondissements urbains ou industriels :
tous les autres perdent une partie de leur population par le fait de
l'émigration. Heureusement, dans ces régions, l'excédent des nais-
sances sur les décès parvient à compenser la diminution qui résulte
des déplacements de la population et de sa concentration dans les
agglomérations urbaines et industrielles. Il faut en excepter les
A arrondissements — limitrophes ou très voisins de la France —
de Philippe ville, Virton, Ath et Marche.
Ce bilan est très satisfaisant pour la Belgique, un des pays dii
globe qui nourrissent le plus d'habitants au kilomètre carré. A ce
point de vue, la Belgique se place à côté de l'Angleterre, à laquelle
elle ressemble de plus en plus par le développement de l'indus-
trie, de la vie urbaine, et aussi par le perfectionnement des procédés
agricoles dans les endroits du pays où se maintient la culture. Parmi
les causes qui contribuent à l'accroissement de la population, il faut
mettre au premier rang certaines qualités morales et la bonne qua-
lité de l'éducation. Ce sont elles qui, par leur action lente et suivie,
travaillent à affirmer de plus en plus la supériorité de ce petit
peuple, dont l'exemple mérite d'être proposé, avec celui de l'Angle-
terre, aux méditations des Français.
G. d'Azambuja.
VI. — BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
A la recherche de l'Éducation correctionnelle à tra-
vers l'Europe, par Henri Joly. Nouvelle édition. Un vol. in-12,
Lecoffre, Paris.
Ce livre est le produit de nombreuses observations faites en di-
vers pays. Ce sont les « impressions de voyage » d'un criminaliste.
En les réunissant, l'auteur a voulu rendre service à deux catégories
LE MOUVEMENT SOCIAL. 281
de lecteurs : ceux qui aiment les enquêtes sincères, les documents
précis sur ces questions sociales qui préoccupent tant les esprits
à Fheure actuelle, et ceux qui, à travers un groupe quelconque
d'institutions étudiées de près, aiment à retrouver les traditions, les
habitudes, les grandeurs et les faiblesses des nations et des races.
On jugera de lintérét du livre par le titre des chapitres : En Fin-
lande. — A la recherche de V È ducaiion correctionnelle. — Une mis-
sion à Londres. — Le tour de VAutnche. — Au delà des Pyrétiées.
La genèse de Napoléon. Sa formation intellectuelle est mo-
rale jusqu'au siège de Toulon, par J.-B. Marcaggi, conservateur de
la bibliothèque dAjaccio. — Perrin et C'% Paris.
Ce livre se rattache au a cycle » napoléonien, si prospère depuis
quelques années ; mais, comme le titre permet d'en juger, l'ouvrage
a ceci de particulier qu'il entreprend d'étudier l'Aigle dans son
œuf et dans son aire. C'est une recommandation pour ceux qui
aiment à rechercher les causes^ sinon de la fortune extraordinaire de
Napoléon, du moins de la façon toute spéciale dont il a su en user.
Le mécanisme de la vie moderme, par le vicomte d'Avenel.
3 volumes. Armand CoUin, Paris.
Les ouvrages de M. le vicomte d'Avenel ont tout l'attrait d'un ro-
man. Ils sont pourtant bourrés de faits, et, comme tels, se recom-
mandent à tous ceux qui sont en quête de « matières premières »
pour leurs observations sociales.
Voici le sommaire des trois volumes que nous venons de lire :
1** Magasins de nouveautés. Fer. Alimentation. Crédit. Vins. —
2° Papier. Éclairage. Navigation. Soie. Assurances sur la vie. —
3" Maison parisienne. Alcool et liqueurs. Chauffage. Courses.
La série se poursuit, et M. d'Avenel, toujours avec la même u do-
cumentation » et la même clarté de style, continue à nous préparer
des révélations d'autant plus piquantes qu'elles portent sur ce qui
se passe autour de nous, près de nous, sans que souvent nous
nous en doutions.
Le Compagnonnage, son IJistoir<\ ses Coutumrs, ses Règlements
et ses Rites, par Et. Martin Saint-Léon. Armand Colin, Paris.
Cet ouvrage est une étude approfondie sur le compagnonnage,
dont le rôle social a été si important avant l'apparition des syndicats.
Après avoir rappelé les mystiques légendes de Salomon, de Maître
Jacques et de Soubise, considérés jadis comme les trois fondateurs
du compagnonnage, l'auteur retrace Thistorique de ce mode d'asso-
282 LA SCIENCE SOCIALE.
cialion. Il nous montre cet organisme, sous l'ancien régime, fomen-
tant des grèves en dépit d'innombrables édits royaux, redouté des
maîtres, aveuglément obéi des artisans; en vain interdit et persécuté
sous la Révolution et l'Empire; parvenu enfin sous la Restauration à
l'apogée de sa puissance occulte. Il analyse ensuite les causes de sa
décadence indivisions intérieures, évolution industrielle, etc.). La
dernière partie du livre est consacrée à une revue des sociétés de
compagnons encore existantes et à une étude sur les diverses asso-
ciations ouvrières qui ont recueilli son héritage social ^syndicats,
coopératives, sociétés de secours mutuels, etc.).
La lecture de ce livre est non seulement instructive, mais atta-
chante. Le compagnonnage, avec ses rites mystérieux, qui rappellent
ceux de la franc-maçonnerie, avec son tour de France et les coutumes
qui s'y rattachent (conduite de Grenoble, hurlements, tapages, chan-
sons de compagnons, etc.), est une institution originale et pittores-
que, et c'est bien le moment d'en fixer les traits, puisqu'elle s'en va.
Traité de la Législation ouvrière. — Contrats de travail. —
Bureaux de placement. — Contestations et conflits entre patrons
et ouvriers. — Coalitions. — Grèves. — Conciliation et arbitrage.
— Travail dans l'industrie. — Accidents du travail. — Conseils des
prud'hommes et du travail. — Associations ouvrières profession-
nelles, coopératives. — Sociétés de secours mutuels. — Récom-
penses, etc. — Retraites ouvrières, etc., par Louis Courcelle ,
avocat, collaborateur de la Grande Encyclopédie. — Un fort volume
in-8°. V. Giard et E. Brière. Paris.
L'introduction du machinisme dans l'industrie et ses conséquences
ont, dans ces cinquante dernières années, complètement transformé
les conditions de la production et modifié les rapports du capital et
du travail.
Aussi ce demi-siècle a-t-il vu élaborer une législation spéciale au
monde ouvrier, législation aujourd'hui si considérable qu'un député
a récemment proposé de la réunir en corps sous le nom de Code du
travail.
Étudier ces textes, en indiquer l'esprit et la portée, faire connaître
les critiques dont ils ont été l'objet, exposer les rectifications qu'il y
aurait lieu d'y apporter, tel a été le but de M. Louis Courcelle.
Ce livre, précédé d'une préface de M. Paul Beauregard, député,
professeur d'économie politique à la Faculté de droit de Paris, est
une mine de documents où fouilleront ceux qu'intéressent les pro-
blèmes soulevés par l'intervention croissante de l'État dans les phé-
nomènes du travail.
LE MOUVEMENT SOCIAL.
28;i
Nous apprenons avec un vif regret la mort de M. Adrien de
Tourville, frère de M. Henri de Tourville, le savant et dévoué inspi-
rateur de cette revue. M. Adrien de Tourville, ancien préfet, dirigeait
un domaine agricole cité comme modèle dans toute la Normandie.
Nous prions la famille de Tourville, si profondément affligée,
d'agréer nos plus sincères condoléances.
Le Directeur Gérant : Edmond Demolins.
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ris et Liège et le train de luxe Ostende-Vienne entre Liè:ge
et Francfort-sur-Mein, le trajet de Paris-NoRD à Coblence
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Paris-Nord. dép.
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II 51 —
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Cologne. . . dép.
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dép.
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Publications éditées par les soins de la Compagnie d'Orléans et mises en
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Le Livret-Guide illustré de la Compagnie d'Orléans (Notices, Vues, Tarifs, Horaires),
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2" De Tours à Nantes. j
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le parcours indiqué sur sa carte et de prendre tous les trains comi)ortant des voitures de
la classe pour laquelle lahonnement a été souscrit.
Les prix sont calculés d'après la distance kilométrique jiarcourue.
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fi mois, }> mois et un an partent du l'"^ et du 15 de chaque mois.
TYPOGR.VPUIE FIRMIN-DIDOT ET c'*. — PARIS.
QUESTIONS DU JOUR
LE PROBLÈME
DE LA DÉTERMINATION DU SALAIRE
ET LA SOLUTION COLLECTIVISTE
Après avoir fait, sur les conditions nouvelles de la détermina-
tion du salaire, un travail d'observation directe et métho-
dique (1) dont une partie a paru ici même (2), il m'a semblé
qu'il ne serait pas sans intérêt et sans un certain surcroît de
lumière d'y ajouter une contre-épreuve, enrajipelant, pour les
mettre en présence du jugement décisif des faits, quelques-
unes des solutions les plus en vue qui ont été élaborées sur ce
sujet à partir de thèses doctrinales ou d'un aperçu trop som-
maire des choses.
Dans un précédent article, j'ai examiné la solution des Démo-
crates chrétiens et celle de la Corporation (3).
Je me propose, cette fois, d'examiner la solution des Collecti-
vistes ou Socialistes, beaucoup plus retentissante, beaucoup plus
entourée d'adeptes, et plus à l'ordre du jour.
(1) Le Contrat de Travail : le rôle des syndicats pj-ofessionnels, chez Alcan,
108, boulevard Saint-Germain.
(2) V. La Science sociale, livraisons de février, avril, juin, août 1901 et janvier
1902, t. XXXI, p. 105, 293, 511 ; t. XXXII, p. 120, et t. XXXIIF, p. 5 etGG.
(3) V. Lm Science sociale, les solutions théoriques de la question du salaire, dé-
cembre 1901, t. XXXII, p. 548.
T. XXIIII. 21
286 LA SCIENCE SOCIALE.
Le régime capitaliste, disent les collectivistes, engendre néces-
sairement deux fléaux opposés : d'une part, il permet au profit
de quelques-uns une accumulation de richesse scandaleuse qui
doit nécessairement corrompre ses détenteurs ; d'autre part, à
raison de la concurrence et de la loi des salaires, il réduit fatale-
ment à la plus noire misère les ouvriers même les plus honnêtes
et les plus laborieux. Évidemment un régime qui engendre de
tels maux est radicalement pourri et il faut le détruire en lui
substituant un régime d'équitable répartition des richesses entre
tous, suivant les capacités et les besoins.
Lisez au surplus cette description où la plume prestigieuse
d'un grand romancier a ramassé en quelques lignes les traits les
plus saisissants de ce double méfait : « C'était, à la Guerdache,
l'insolence du luxe possesseur, la jouissance empoisonneuse
qui achevait de détruire la classe des privilégiés, cette poignée
de bourgeois repus de paresse, gorgés jusqu'à rétouffement des
richesses iniques qu'ils volaient aux labeurs et aux larmes de
l'immense majorité des travailleurs. C'était, même à la Créche-
rie, à ce haut fourneau d'une noblesse sauvage, où pas un ouvrier
ne se plaignait, le long effort humain comme frappé d'anathème,
immobilisé en son éternelle douleur, sans Tespoir de l'affran-
chissement total de la race, délivrée enfin de l'esclavage, entrée
toute dans la Cité de justice et de paix... On mentait, on volait,
on tuait. Au bout de la misère et de la faim, il y avait forcément
le crime, la femme qui se vendait, l'homme qui tombait à l'al-
cool, la bête exaspérée qui se ruait pour satisfaire son vice. Et
trop de signes effroyables annonçaient Tinévitable catastrophe
prochaine; la vieille charpente allait s'écrouler dans la boue
et dans le sang (1). »
(1) Travail, par Emile Zola, p. 108, et encore, p. 70 : « Est-ce que le salariat
n'avait pas tout corrompu, tout empoisonné? C'était lui qui soufllait la colère et la
haine, en déchaînant la lutte des classes, la longue guerre d'extermination que se
livraient le capital et le travail. C'était par lui que l'homme était devenu un loup
pour l'homme, dans ce conflit des égoïsmes, dans cette monstrueuse tyrannie d'un
état social basé sur l'iniquité. La misère n'avait pas d'autres causes, le salariat était
le ferment mauvais qui engendrait la faim, avec toutes ses conséquences désastreuses,
le vol, le meurtre, etc.. Et il n'y avait qu'une guérison possible, l'abolition du sala-
riat. »
LE PROBLÈME DE LA DÉTERMINATION DU SALAIRE. 287
, « Quoi qu'on fasse, dit de son côté M. Jaurès, entre les salariés
et les capitalistes, il y aune lutte essentielle, permanente. Les
salariés ont intérêt à réduire au profit du salaire la part du divi-
dende et les capitalistes à réduire au profit du dividende la part
du salaire. C'est un combat permanent et universel qui est
engagé... Mais demandons à tous ceux en qui la force de Tégoïsme
ou la.puissance stupéfiante de l'habitude n'a pas éteint la faculté
de penser, comment jugent-ils une société qui aboutit clironi-
quement, normalement à ces conflits perpétuels, à cette guerre
incessante? Comment jugent-ils une société qui porte en son
sein deux classes opposées qui se déchirent et la déchirent? Et
peuvent-ils vraiment souhaiter qu'elle soit éternelle (1)? »
Et ailleurs : « Comme le disait Marx, dans son manifeste de
18i7, la société produit avant tout ses propres fossoyeurs; et les
tisserands tissent avant toute autre étofîé le linceul des bourgeois
rapaces. La nature, toujours en travail d'enfantement, produit
sans cesse de nouvelles formes sociales, indéfiniment progres-
sives. Les grandes lois de l'évolution humaine nous montrent le
monde de l'esclavage disparaissant avec le servage et le monde
du servage emporté à son tour par le salariat. Le salariat n'est
pas plus immua])le que le servage et l'esclavage (2). »
Et ainsi de tous côtés, avec une verve inépuisable et une
richesse inouïe de documentation, s'instruit le procès de la société
capitaliste, du « système de brigandage économique connu sous
le nom de système du salariat ».
Au surplus, dit-on, on aperçoit déjà les prodromes du régime
(1) Article de La Petite République. 24 janvier 1901.
(2) Discours à la Chambre des députés, séance du iO novembre 1894.
Ouvriers, paysans, nous sommes
Le grand parti des travailleurs.
La terre n'appartient quaux hommes.
L'oisif ira loger ailleurs.
Combien, de nos chairs, se repaissent!
Mais, si les corbeaux, les vautours,
Un de ces matins, disparaissent,
Le soleil brillera toujours!
(Couplet de V Internationale.)
288 LA SCIENCE SOCIALE.
à venir : dune part, no voit-on pas dans tous les États les fonc-
tionnaires se multiplier et les lois réglementer de plus en plus
la vie privée? D'autre part, ne constate-t-on pas la concentration
des industries et du commerce en un très petit nombre de vastes
établissements qui s'associent à leur tour en des trusts gigan-
tesques? Ainsi, le socialisme est le point de rencontre de ces
deux mouvements conver^^ents. En attendant ce ioveux rendez-
vous, multiplions les lois d'organisation sociale et habituons
l'individu à se reposer sur l'État; puis, un jour, on proclamera
le droit de la collectivité sur les mines, les chemins de fer et
les industries déjà monopolisées au profit de quelques for-
bans de haut vol (raffinerie du sucre, du pétrole, métallurgie) ;
un peu plus tard, on confisquera toutes les autres industries,
lorsque la concentation en sera si avancée que la substitution
de fonctionnaires aux quelques satrapes qui les dirigeront pas-
sera presque inaperçue. Quand on aura ainsi proclamé la
sociaUsation intégrale de tous les moyens de production et
d'échange, l'égalité régnera véritablement entre les hommes.
Voilà la thèse et le programme : on sait comment on s'efforce
de justifier l'un et de réaliser l'autre. Les socialistes pressent
le Parlement de voter des u lois sociales », et le parti ouvrier fran-
çais réclame « un minimum légal de salaires, déterminé chaque
année d'après le prix des dem^ées par une commission de sta-
tistiques ouvrières » (1).
Avant de soumettre la doctrine collectiviste à la critique de
la méthode d'observation, il importe de commencer par recon-
naître que la campagne socialiste prise dans son ensemble n'a
pas été sans exercer une influence partiellement heureuse sur
la condition des ouvriers. La propagande a été trop souvent
violente et même dangereusement agressive : parfois aussi, c'é-
tait l'envie, phitôt que l'amour de l'équité, qui tourmentait cer-
tains esprits. Mais qui donc peut nier de bonne foi que les socia-
listes n'aient concouru à ouvrir les yeux des hommes sur les
(1) Le Programme du parti ouvrier, par Jules Guesde et Paul Lafargue, p. 87.
LE PROBLÈME DE LA DÉTERMINATION DU SALAIRE. 289
misères insoupçonnées de la classe ouvrière et à obtenir sou-
vent une hausse de salaires indispensable? Ils ont aussi con-
tribué à grouper les ouvriers en vue du marché collectif de
travail et cette contribution mérite d'être appréciée. Trop sou-
vent on se plait à représenter les socialistes comme des hom-
mes a\ddes surtout de jouissance : ce jugement, dont Tinjus-
tice est déjà démontrée par la vigoureuse campagne que les
collectivistes ont ouverte contre l'alcoolisme, ne peut être légi-
time qu'à l'égard de certains politiciens, vulgaires « fêtards »
ou ambitieux, qui ne sont en réalité ni socialistes ni antisocia-
listes; mais, derrière eux, que d'ouvriers sobres et laborieux,
que d'honnêtes pères de famille! Il faut donc n'admettre que
sous bénéfice d'inventaire la réputation que font souvent à leurs
adversaires collectivistes des bourgeois fortunés, à qui leur
propre vie de fonctionnaires et de détenteurs de valeurs mobi-
lières garanties par l'État devrait inspirer plus de réserves
dans la question présente.
Ces réserves dûment exposées en ce qui concerne les hommes
et leur action générale sur l'opinion publique et la condition des
ouvriers, je dois avouer sans détour que la doctrine collecti-
viste me parait une monstruosité intellectuelle dans un siècle
qui, comme le xix% fut justement fier des usages merveilleux
qu'il sut faire de la méthode d'observation et de Texpérimen-
tation. On semble croire que l'humanité est une pâte molle et
amorphe que l'on peut pétrir à sa guise et mouler en des for-
mes sociales les plus diverses, au gré des idéologues les plus
échevelés. Que penserait-on d'un physicien qui, ayant constaté
que l'air chaud s'élève au-dessus de l'air froid, entreprendrait
de construire une machine dans laquelle il prétendrait ne pas
tenir compte de cette disposition rebelle? Que penserait-on en-
core d'un médecin qui, ayant constaté que les microbes se dé-
veloppent dans une plaie exposée au contact de l'air, entre-
prendrait de soigner un malade en refusant de tenir compte de
ce fait essentiel? De quel droit méconnait-on, dans l'étude des
faits sociaux, des règles de méthode dont l'oubli ne serait to-
léré dans aucune autre science? On dit : La concurrence ap-
iOO • LA SCIENCE SOCIALE.
pliquéo aux salaires, comme à Fachat des matières premières,
réduit le salarié à une condition épouvantable. C'est exact. Mais
pourquoi la méthode d'observation, qui a été bonne pour dis-
cerner le mal, est-elle sans valeur dès qu'il s'agit de décider du
remède?
Or, si l'on met en face du remède collectiviste les faits cons-
tatés et certains, les objections se pressent en foule et elles pa-
raissent péremptoires. En voici quelques-unes à ajouter à celles
qui ont été déjà formulées à propos du premier moyen préco-
nisé par les Démocrates chrétiens.
V Lorsqu'on interroge l'histoire, on constate que riiumanité
a toujours évolué vers Findividualisme et que son effort le plus
constant et le plus opiniâtre a toujours tendu à dégager l'indi-
vidu des entraves que la vie collective apportait au développe-
ment de sa capacité. Que l'on suive l'humanité dans sa marche
à travers le temps ou à travers l'espace, la même conclusion se
dégage toujours aussi nette : les antiques sociétés de l'Orient
appartenaient au régime communautaire; et, aujourd'hui, si
Ton part de l'Inde et que, se dirigeant vers le Nord-Ouest, on
suive les étapes historiques jusqu'à San-Francisco, on trouvera
sur sa route des types sociaux progressivement détachés de la
vie communautaire jusqu'au plein épanouissement du particu-
larisme. On Fa dit depuis longtemps : l'humanité ne va pas vers
le collectivisme, elle en vient.
2^ A chaque époque, la primauté a appartenu à la société
qui avait réussi le mieux à se dégager du type communautaire
et présentait, pour le moment, le plus grand développement
de la vie individuaUste. Les Romains, que l'on a appelés les
Anglo-Saxons de Fère païenne, étaient moins communau-
taires que les peuples qu'ils ont soumis; et, à notre époque,
les Anglais et les Américains du Nord sont les deux peuples
qui ont poussé le plus loin le développement du particula-
risme.
3^ Cette évolution est à ce point consolidée et les sentiments
individualistes se sont si bien fixés dans la race, que toutes les
fois que des hommes choisis et de bonne volonté ont entrepris
LE PROBLÈME DE LA DÉTERMINATION DU SALAIRE. 291
de restaurer le collectivisme entre eux, ils ont toujours échoué (1).
On connaît les instructifs échecs essuyés par plusieurs disciples
de Saint-Simon et de Fourier qui tentèrent de mettre en prati-
que renseignement de leurs maîtres, et, plus loin, j'aurai l'oc-
casion de signaler les insuccès des coopératives de production :
je me borne ici à relater un exemple qui m'a toujours paru
mériter spécialement l'attention de ceux qui désirent rester
fidèles à la méthode d'observation. Il est fourni par les premiers
habitants de la Nouvelle-Angleterre. On sait quels étaient les
sentiments de ces « Pères pèlerins » (Pilgrims Fathers qui,
fuyant la persécution religieuse de ceux qui avaient prétendu
un moment représenter seuls la liberté de conscience, allèrent
de l'autre côté de l'Atlantique chercher le droit de prier Dieu
selon leur foi. « Ils étaient imbus de l'idée qu'il n'y avait pres-
que aucune situation — sociale, industrielle ou politicpie —
qui ne pût êti'e déterminée par une loi et que toutes les affaires
de la collectivité devaient être minutieusement réglementées.
En toutes choses, ils étaient partisans de l'exclusivisme. Us ne
se souciaient pas de laisser venir au milieu d'eux des indi^'i-
dus qu'ils ne considéraient pas comme des citoyens vrais, et les
archives des colonies nous montrent sans cesse les assemblées
du canton itoicnship) ou de la colonie excluant du bénéfice de
la qualité de citoyen certaines personnes dont la présence n'é-
tait pas désirée. lisse proposaient d'organiser un État dans lequel
la nature humaine serait pliée à l'obéissance aux règlements
conformes à l'opinion et aux désirs de la majorité (2). » Natu-
(1) Que serait-ce. lorsqu'on essaierait d'imposer à tous, même aux récalcitrants, le
régime collectiviste!
(2) The industrial évolution of the United StateSj by CarroK D. "Wright. New-
York. 1897, Flood et Vincent, p. 105. Cet ouvrage vient d'être traduit par notre sa-
vant collègue. M. Lepelletier, Paris. Larose. 1901.
Il n'y a pas, semble-t-il, d'exemple plus saisissant de la puissance des forces so-
ciales que celui-là. Ces Pères pèlerins étaient imbus des idées communistes, ils vou-
laient soumellre tous les actes de la vie civile à la direction du pouvoir religieux; ils
détestaient l'industrie et les usines et en toutes choses ils étaient autoritaires et exclu-
sifs : et voilà que leur patrie nouvelle devait inaugurer dans le monde le régime de
la séparation de l'Eglise et de l'État et frayer la voie de la liberté poussée à ses der-
nières limites et du particularisme le plus intensif; depuis deux ans, l'extraction de la
houille dépasse aux États-Unis celle de l'Angleterre même, et l'année 1901 a vu éclore
292 LA SCIENCE SOCIALE.
rellement ces hommes entreprirent de réglementer le travail et,
pour éviter quelques-unes des difiîcultés éprouvées dans leur
vie passée, ils imaginèrent d'organiser le travail sur la base
communautaire. Chaque colon devait accomplir sa tâche en vue
de concourir à Tentretien de la masse, et le résultat de l'efibrt
combiné de chacun devait bénéficier à tous. En ce qui concerne
le travail et la production, le communisme pur et simple était le
but; mais le capitaine John Smith, en Virginie, après une très
courte expérience, trouva que ce système ne réussirait pas, et,
non sans avoir fait entendre quelcjues plaintes amères, il dé-
clara que « celui qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger ».
A la même époque, la colonie de Plymouth, après avoir essayé
pendant près de trois années le système communautaire, arriva
à la même conclusion, car elle avait découvert que « les frelons
percevaient les mêmes avantages que les colons laborieux ».
Ainsi le travail retourna à son ancienne organisation et des
salaires furent payés en échange des services rendus.
On le voit, l'expérience ne fut pas de longue durée : et
pourtant quelles n'étaient pas la générosité de cœur, l'honnê-
teté vraie, la droiture de ces premiers colons! Ils constituaient
un groupe d'élite et leur installation en pays inhabité leur per-
mettait de s'établir à leur guise : ils ne furent victmies d'aucun
de ces éléments perturbateurs si souvent mis à contribution par
les écrivains collectivistes pour expliquer les échecs des Saint-
Simoniens et des coopératives de production. Malgré tout, ils
échouèrent, comme les Jésuites devaient plus tard échouer au
Paraguay, parce qu'aucune puissance ne peut s'insurger contre
la loi des forces créées. Puisse seulement leur exemple profiter
aux théoriciens du xx^ siècle, si jamais ils songeaient à risquer
semblable partie avec beaucoup moins d'atouts dans leur jeu.
Au surplus, les colons de la Nouvelle-Angleterre essayèrent de
« se rattraper » en fixant du moins le taux des salaires par une
loi ; mais les forces sociales sont sans pitié : ces braves citoyens
le Trust de la métallurgie au capiLal de cinq milliards et demi. Illustres Pères pèlerins,
vous TOUS agitiez et Dieu vous menait, voulant instruire par vous Ihumanité entière,
si elle consent à profiter des leçons de rexpérience!
LE PROBLÈME DE LA DKTERMINATION DU SALAIRE. 293
furent bientôt obligés crabandonner cette position comme ils
avaient abandonné l'autre, et le régime du salariat s'installa
librement au milieu de ceâ bommes qui l'avaient eu d'abord en
borreur.
4'' Tout le mouvement des sociétés modernes tend vers l'éman-
cipation et l'affranchissement de l'individu. Le développement
des transports l'affranchit de la servitude du lieu, pendant que
le développement de la vie urbaine, le soustrait à la sujétion du
voisinage ; la diffusion de l'instruction fait échapper son esprit
à la domination de l'ignorance, pendant que les progrès de la
science médicale diminuent l'empire de la maladie et retardent
la mort même; enfin le machinisme libère l'homme du travail
matériel écrasant et dans un avenir prochain lui assurera des
loisirs. Croit-on que ce merveilleux concert de forces les plus
diverses providentiellement dirigées vers le même but, l'affran-
chissement de l'homme, se puisse concilier avec un régime po-
litique aux règlements innombrables, minutieux et vexatoires?
Il faut peu de temps pour décréter la socialisation des moyens
de production et d'échange, mais a-t-on bien réfléchi aux di-
mensions des problèmes embusqués derrière ces modestes expres-
sions? On dit que la législation sociale s'amplifie et que les ser-
vices publics de\dennent chaque jour plus nombreux : c'estexact,
et il est puéril, en effet, sous prétexte d'individualisme, de
s'effrayer de toutes les extensions des services publics : à mesure
que les sociétés progressent, les exigences de l'ordre public ma-
tériel et social deviennent plus nombreuses, et il n'y aurait rien
de trop extraordinaire à ce que, dans un avenir qui n'est peut-être
pas très lointain, on considère que chaque logement doit être
muni d'un bain-douche ou de l'éclairage électrique, comme on
a considéré, il y a quelques années, que chaque maison de Paris
devait avoir sa boite Poubelle, et comme on vient de considérer
que le « tout à l'égout » devait être installé dans toutes (1). Mais
(1) Au congrès des habitations à bon marché, tenu à Paris en juin 1900. des délé-
gués belges exposèrent que leur société installait dans chacune de ses maisons ou-
vrières un bain-douche, dont les frais d'établissement étaient minimes en comparaison
des avantages hygiéniques et moraux obtenus. L'alimentation des grandes villes en
294 LA SCIENCE SOCIALE.
CCS mesures-là ne gênent la liberté que pour en assurer le meil-
leur usage, comme le tremplin n'arrête le coureur que pour lui
permettre de se mieux élancer. On peut répéter pour la lil^erté
Tadmirable comparaison appliquée à la science : un flambeau est
placé au centre d'une immense sphère ténébreuse; à mesure
que la puissance du foyer lumineux s'accroît, elle ne fait que
signaler à l'attention une sphère plus vaste de points obscurs.
Ainsi en est-il en matière sociale : à mesure que certains besoins
généraux sont considérés comme objet des services publics, l'in-
dividu déchargé du souci d'y aviser et d'y pourvoir donne à son
énergie d'autres emplois, et il se trouve que, par l'effet de la
civilisation progressive et des inventions, le champ ouvert à son
activité s'étend toujours, loin de se rétrécir. Croit-on que le sau-
vage de l'Afrique centrale est plus libre que le Français, parce
qu'aucun règlement ne lui prescrit de déclarer les maladies con-
tagieuses de ses enfants, ou qu'aucun magistrat n'assure le res-
pect et la justice entre les membres delà collectivité? Qu'on ne
s'y méprenne pas : oui, les sociétés modernes tendent à régle-
menter de plus en plus l'alignement des maisons, l'évacuation
des eaux vannes et l'aération des ateliers, mais chaque jour aussi
l'homme se lance plus libre et plus indépendant dans le genre
de vie qu'il choisit à sa guise. Loin de nous la pensée de soutenir
que cette liberté toujours plus large soit sans péril : tout au con-
traire, elle exige une éducation nouvelle, dont il n'est pas aisé
de trouver la formule : en ce moment, nous voulons seulement
eau potable, le nettoiement des rues sont des matières à propos desquelles il est facile
de suivre l'évolution. Au début, il n y a aucun service d'adduction d'eau ; à une se-
conde période, la municipalité installe quelques bornes fontaines : c'est le beau moment
des porteurs d'eau; puis une étape nouvelle est franchie et l'eau est vendue aux par-
ticuliers qui souscrivent des « abonnements »; enfin personne ne veut plus se passer
d'eau potable et. lorsque les sources sont abondantes, l'eau est fournie gratuitement
(en apparence) et la municipalité s'indemnise des frais au moyen des impots ordinaires sur
la propriété foncière. On connaît les expériences anglaises et ce qu'on a appelé très im-
proprement le socialisme municipal. A Birmingham, on examine très sérieusement
un projet de transports publics gratuits. — En face de cette extension du pouvoir
gouvernemental pour tout ce qui concerne la sécurité et l'hygiène matérielles, il faut
placer tous les reculs de cette action dans le domaine moral : l'exercice de la puis-
sance paternelle, le respect de la lidélité conjugale et des bonne«i mœurs, l'exact paie-
ment des dettes, etc., sont beaucoup moins sauvegardés aujourd'hui par la loi qu'ils
ne l'étaient autrefois.
LE PROBLÈME DE LA DÉTERMINATION DU SALAIRE. 21)5
constater un fait indéniable et indiquer que rhomme affranchi
brisera comme un fétu de paille les règlements obstructifs, atro-
phiants et stérilisants, que les fonctionnaires de TÉtat socialiste
auront vainement médités.
Sans doute, plusieurs sociaKstes, qui ont discerné la valeur
de l'objection, ont entrepris de démontrer que le socialisme était
parfaitement conciliable avec l'individualisme, et ils ont affirmé
que le collectivisme assurerait mieux le respect des (h^oits de
l'individu, qui sont au contraire violés dans la société capita-
liste, où, d'une part, la loi des salaires opprime les ouvriers et,
d'autre part, la concurrence entre producteurs aboutit au mono-
pole.
La répartie est habile. Il est exact que, dans un grand
nombre d'hypothèses, le contrat du travail n'est pas libre de la
part de l'ouvrier. Obligé de vendre son travail pour satisfaire à
des besoins d'une extrême urgence, l'employé accepte un prix
qu'il n'est pas libre de discuter ou de refuser, et un économiste
américain, Francis Walker, remarque avec perspicacité que
(' le travail vraiment libre est celui qui est accompli à la suite
d'un choix. Tant que la faim brutale pousse un homme à tra-
vailler, celui-ci ne diffère pas beaucoup d'un esclave. Lorsqu'il
travaille, parce qu'il opte pour l'effort plutôt que pour la priva-
tion de choses agréables ou honorables, son travail est celui
d'un homme libre » (1). De cette liberté-là, il est exact de dire
que la grande majorité des ouvriers français, brimés sous le
régime du marché individuel de travail par la loi des salaires,
ne jouissent pas, mais l'objection suppose toujours que la loi
des salaires est le fléau nécessaire et inévital)le du régime capi-
taliste de la grande industrie : si ce postulat est démontré faux,
l'objection s'effondre : or, j'ai démontré que la loi des salaires
peut et doit être « écartée », sans abolir le régime capitaliste.
Et, en toute hypothèse, le moyen que proposent les socialistes
serait mille fois plus oppressif que le mal dont on se plaint.
Jamais l'humanité, même en son berceau de l'Orient, n'aurait
(1) Francis Walker, The Wagea question, New-York, Henry Holt et C'J, 1891,
p. 127.
296 LA SCIENCE SOCIALE.
connu un régime aussi tracassier, aussi minutieusement domi-
nateur des moindres actes de la vie privée que le collecti-
visme ; et c'est en un temps d'affranchissement universel que Ton
met en avant un pareil système (1) ! '
5° Le régime collectiviste aurait certainement pour résultat de
multiplier par un coefficient presque égal à Tinfîni un mal dûment
constaté chez tous les politiciens et dont les démocraties, à en juger
par les États-Unis et la France, ne semblent pas plus exemptes que
les monarchies aristocratiques : le favoritisme et le népotisme. On
connaît les Lobby ists de Washington, le Tammany-Hall de New-
York, qui a tenu à montrer récemment, par les scandales de
police delà Cité Empire, que les générations actuelles connais-
saient et maintenaient les traditions du trop célèbre Club. De
ce côté de l'Atlantique, on respecte mieux les exigences de la
décence extérieure, mais il est permis à un sincère ami des ins-
titutions républicaines de rappeler que trop souvent aujour-
d'hui les agents électoraux et les gros électeurs jouissent d'une
immunité fâcheuse pour la justice et pour le Trésor. Les pour-
suites pour contraventions en matière de contributions indi-
rectes ou pour d'autres délits sont parfois détournées avec une
déplorable facilité. Le cas de ce député qui, maire d'une petite
ville où il exploitait une importante épicerie, devint soudaine-
ment partisan de la suppression des octrois le jour où il cessa
d'être maire, parce qu'auparavant ses marchandises ne payaient
jamais les taxes d'octroi, est loin d'être exceptionnel. Qui donc
oserait affirmer que les fonctions publiques, surtout dans lés
postes élevés, sont toujours décernées aux plus capables et aux
(1 ) Et qu'on ne se flatte pas que le domaine de la pensée resterait du moins libre ! La
liaison qui unit les pensées et les idées aux faits économiques et sociaux est trop
étroite pour qu'on puisse admettre une aussi irréelle distinction. Le cas de M. Jaurès
exclu au mois de juillet dernier de divers groupes socialistes parce que sa fille aurait
reçu une instruction religieuse et aurait fait sa première communion, est édifiant à
ce sujet. La vérité est que les socialistes n'apprécient guère la liberté, n "en voulant
voir que les inconvénients. Dans un article relatif aux Universités populaires, M. La-
gardelle rapporte ce propos de M. Guesde : « Le prolétariat doit avoir des œillères :
instruire les ouvriers, c'est en faire des raisonneurs, c'est les amuser, c'est les détour-
ner de leur route. » Mouvement socialiste^ T' septembre 1900, p. 307, cité par M. G.
Sorel, Science sociale, année 1900, t. XXX, p. 27.
LE PROBLÈME DE LA DÉTERMINATION DU SALAIRE. 297
plus honorables? Or, à quel spectacle n'assisterait-on pas, le jour
où messieurs les politiciens repartiraient les tâches et distribue-
raient les marchandises! N'insistons pas, ce serait cruel I
6^^ Sous le régime de la concurrence, la société bénéficie de
deux avantages d'une valeur inestimable : chaque individu est
poussé à restreindre ses besoins dans des limites raisonnables
et à rendre son travail plus intensif, plus intelligent et plus
productif : limitation de la consommation, extension de la pro-
duction, voilà bien deux effets propres au régime actuel. Sans
doute, aux deux extrémités, il y a des abus en sens inverse :
quelques-uns consomment sans produire et d'autres, en beaucoup
plus grand nombre, produisent et ne reçoivent pas une rémuné-
ration suffisante de leur labeur; mais, au demeurant, même avec
ces abus qui ne sont pas de l'essence du régime capitaliste et qu'on
peut arriver à restreindre de plus en plus — ainsi que nous l'a-
vons constaté en étudiant les syndicats (1) — la concurrence pro-
duit sur la grande majorité des individus les deux effets salutaires
que je viens de dire. Dans le grand atelier moderne, la con-
currence exerce cette double action avec une inlassable et
minutieuse persévérance : quelle n'y est pas l'activité des ou-
vriers rémunérés à la tâche, la perfection de l'outillage, et l'é-
conomie des matières premières, et l'habileté à utiliser les
moindres déchets! Que de finesse dans les achats des matières
et la découverte des nouveaux débouchés, que de perspicacité à
deviner les goûts de la clientèle, les mouvements de la mode,
les moyens plus économiques ou plus agréables de répondre
aux besoins de tous! Et en même temps, combien la rémuné-
ration de chaque producteur est calculée de près ! Tout au con-
traire le fonctionnarisme, que le collectivisme emploierait à
toutes choses, développe naturellement chez l'homme, même le
meilleur, la négligence, la routine et l'apathie, et d'autre part
il intensifie ses besoins et le pousse à la consommation, voire
au gaspillage. Il est superflu d'insister sur ce double effet, fata-
lement engendré par Tégoïsme humain et par la loi de solida-
(1) Voir Jai Science sociale, l'organisation syndicale ouvrière, dans la livraison
de janvier 1902, t. XXXIII, p. 5.
:^98 LA SCIENCE SOCIALE.
rite (1). On comiait la phrase classique : « Ne te gêne pas, c'est
la princesse qui paie. ^) Il faudrait des volumes pour relater les
exemples que F expérience quotidienne de la vie met sous les
yeux de tous : à Paris, on remarque que les théâtres nationaux
hrûlent plus souvent que les autres et ne sont assurés que pour
une portion minime de leur valeur; en mer, on constate que
les accidents sont plus nombreux à bord des navires de TÉtat
qu'à bord des navires marchands, et que notamment les vais-
seaux de guerre ont une déplorable tendance à visiter les hauts
fonds de sable ou de rochers. Ici, ce sont des soldats qui gâ-
chent une grande partie des pommes de terre, de la viande et
du pain qu'on leur distribue; là, ce sont des officiers, auxquels
des frais de campagne sont alloués en manœuvres, qui se don-
nent une nourriture succulente et luxueuse, qu'aucun d'eux ne
songerait à avoir s'il était à son foyer. Il y a quelques mois, un
facteur rural me racontait qu'il avait toujours le droit de de-
mander une revision de sa tournée lorsqu'elle devenait trop
longue; mais, bien entendu, quand l'inspecteur chargé de cette
revision venait y procéder, il se gardait bien de lui indiquer
les sentiers et les « raccourcis » qui abrégeaient de plus d'un
tiers le chemin des grandes routes. Voici une autre anecdote
authentique : un officier de marine, commandant un vaisseau
de guerre, désirait passer à terre la saison hivernale. Il adressa
au ministère de la marine un rapport concluant à la revision
complète de la tuyauterie, qui était en excellent état. Sa re-
quête fut admise; seulement, pour une fois, le joueur fut pris
(1) On sait que. depuis quatre ou cinq ans. les politiciens parlent beaucoup de la
solidarité — dans nombre de discours politiques, on rencontre le mot une vingtaine
de fois — c'est la mode, et il parait que ce principe est une base suffisante pour la
morale intégrale. En attendant que cette billevesée soit mise au rancart, on ferait
bien d'insister aussi sur l'action, démoralisatrice de la solidarité, qui peut être envisa-
gée de deux manières très différentes. On peut se dire : « Je ne ferai pas telle mau-
vaise action, parce qu'elle rétlécliirait pernicieusement sur mon prochain » ; mais on
peut se dire aussi : « A quoi bon me priver de celle jouissance, ou miinposer cet effort,
est-ce que je ne sais pas quil y a un grand nombre de « fricoteurs » qui seront
moins vertueux que moi.^ Puisque le résultat final sera le même pour la société, au-
tant vaut que le bénéfice soit à moi qu'à un autre! » Les applications de ce raisonne-
ment sont innombrables. Partout et toujours la même loi opère : l'irresponsabilité
personnelle développe à la fois et le gâchis et la paresse.
LE PROBLÈME DE LA DÉTERMINATION DU SALAIRE." 29Î)
an jeu. On fît des réparations plus complètes encore quïl ne
les avait demandées, si bien que le navire fut désarmé pendant
plusieurs mois, et les frais de table du' commandant furent
supprimés. Les différents services puljlics rivalisent entre eux
de cette manière, et autrefois les abus de la franchise postale
commis par un certain « gendre « firent quelque bruit en France.
Terminons par cet idyllique récit emprunté au mieux informé
des journaux parisiens : « Au sanatorium d'Angicourt, tel ma-
jestueux corps de logis à sept fenêtres de façade ne loge que...
Tadministration; tel élégant pavillon est le domaine... du
médecin principal. Et tout cela est d'une architecture parfaite,
d'un confort bien moderne. L'Assistance publique entretient à
Angicourt cinquante employés et soixante tuberculeux. Le lit
revient à 7.i51 francs, terrain, mobiher et entretien non com-
pris. Or ce terrain, ce mobilier et cet entretien doivent être
horriblement chers. Le terrain occupe une surface de 336. i33
mètres. Le mobilier vient de chez nos meilleurs tapissiers et,
pour l'entretien, qu'on en juge par ce simple détail : on brûle
à Angicourt 4.000 kil. de charbon par jour : ce qui fait un
peu plus de 66 kil. par tuberculeux hospitalisé » (1).
Voilà les faits et, qu'on y prenne garde, ils ne sont tels que
parce qu'une loi essentielle de la nature humaine le veut ainsi :
et cette loi du moindre travail et de la plus grande jouissance
sous le régime collectiviste fait pendant à la loi du moindre
salaire sous le régime de la concurrence, avec cette différence
essentielle pourtant que la loi du salaire peut être distendue,
tout en conservant le régime qui l'engendre, tandis que la loi
du moindre travail et de la plus grande jouissance ne peut
que se renforcer à moins d'abolir le régime communiste (2).
(1) Le Temps, IG mars 1901.
(2) Et c'est précisément pour cette raison que l'humanité a toujours évolué vers
l'individualisme, que tous les essais contemporains de communisme ont échoué, que
les pionniers de la Nouvelle-Angleterre ont renoncé à leur plan communautaire et
qu'à notre époque les peuples communautaires évoluent vers le particularisme. La
méthode du moindre travail et de la plus grande jouissance est fort appréciée des
inertes et des jouisseurs; mais les capables et les laborieux demandent vite la liqui-
dation et laissent leurs camarades se débattre dans le dénùment.
300 LA SCIENCE SOCIALE.
Soutenir que le meilleur moyen pour une société de diminuer
le travail de ses mem}3res et d'accroitre la masse des richesses
consiste à supprimer le grand moteur de l'activité et à dévelop-
per les consommations jusqu'au gaspillage, est une prétention
c[ui rappelle le fameux système des commerçants qui perdent
sur chaque vente et se rattrapent sur le grand nombre. On dit
que la déperdition de forces qui résulte de l'oisiveté et du luxe
dévorant des « jouisseurs repus » ne se produira plus; admet-
tons-le, mais si l'on recherche avec sang-froid quel est le nom-
bre de ces improductifs, on reconnaîtra que le gain sera minime,
comparativement à la masse : une goutte d'eau ne suffirait pas
à faire équilibre aux chutes du Niagara (1).
7"" Sous le régime collectiviste, la monnaie sera supprimée. Il
serait impossible en effet de tolérer l'usage d un moyen d'é-
change qui n'aurait plus d'objet et qui ne pourrait servir qu'à
jeter le trouble dans l'équitable répartition des richesses sui-
vant le travail accompli ou les besoins. Chacun recevra un
« bon de travail », qui pourra être échangé contre des c[uan-
tités déterminées de marchandises.
(( Avec ce bon, dit Kropotkine, chaque travailleur peut se pro-
curer dans les magasins de l'État ou de diverses corporations
toute sorte de marchandises. Le bon est divisible, en sorte que
l'on peut acheter pour une heure de travail de viande, pour dix
minutes d'allumettes ou bien pour une demi-heure de tabac.
Au lieu de dire quatre sous de savon , on dira, après la révolu-
tion collectiviste, pour cinq minutes de savon. »
La plupart des collectivistes distingueraient entre le travail
cjualifié et le travail simple ; d'autres admettraient l'égalité
des salaires; d'autres donneraient une prime au travail désa-
gréable ou malsain ; quelques-uns même admettraient la rétri-
bution en bloc, par atelier ou corporation.
Quel que soit le système, continue Kropotkine, « vous comp-
(1) Un jeune fêtard très riche scandalise par son luxe beaucoup d'honnêtes ou-
vriers attelés à leur travail; mais si on le met à un métier de filature ou à déchar-
ger une voilure de briques, cela ne fait qu'un ouvrier de plus! Il ne diminue guère
pour les autres la mesure du travail nécessaire à la collectivité.
LE PROBLÈME DE LA DÉTERMINATION DU SALAIRE. 301
terez vos minutes de travail et vous serez sur le guet pour
qu'une minute de travail de votre voisin ne puisse acheter plus
de produits que la vôtre. Puisque l'heure ne mesure rien, puis-
que dans telle manufacture un travailleur peut surveiller qua-
tre métiers à la fois, tandis que dans telle autre usine, il n'en
surveille que deux, vous devrez peser la force musculaire,
l'énergie cérébrale et l'énergie nerveuse dépensées. Vous cal-
culerez minutieusement les années d'apprentissage... » (1). L'é-
crivain anarchiste signale ici malicieusement une des difficultés
que rencontrerait le régime collectiviste : dans ce même ordre
d'idées, ce n'est ni la seule ni la plus grande. A-t-on bien ré-
fléchi aux merveilleux services que rendent la monnaie elles
prix? Non seulement ces deux instruments procèdent mécani-
quement et simplement à ces évaluations comparatives, qui
seraient le casse-tête chinois de la société nouvelle, mais encore
ils réglementent avec une rigoureuse précision la production et
la distribution des richesses.
Qu'on me permette de prendre un exemple vulgaire. Chaque
année, dans la seconde moitié du mois de mai, les premières
cerises arrivent à Paris : on les vend très cher, soigneusement
alignées sur de petits bâtons : chaque jour, les précieux bâtons
diminuent de prix, puis disparaissent pour faire place à la
cerise vendue au poids ; le demi-kilogramme atteint encore un
haut prix; puis il baisse insensiblement, suivant centime à cen-
time toute la filière des prix, jusqu'au plein de la saison : nous
sommes alors au bas de la courbe, au prix minimum, en un
point qui change chaque année suivant Tabondance ou la rareté.
On reste peu de temps à ce degré inférieur du marché ; bientôt
on remonte la courbe, les prix s'élèvent progressivement jusqu'à
ce que la saison des cerises ait fait ses adieux aux Parisiens.
Que s'est-il passé? Une chose merveilleuse, tout simplement,
et qui montre combien est admirable le mécanisme des sociétés
modernes. Pendant six semaines, des quantités sans cesse chan-
geantes de cerises ont été expédiées sur Paris et dans des con-
(1) Pierre Kiopotkine, le Salariat, broch. 1880, au bureau de la Révolte.
T. xxxm. 22
30:2 LA SCIENCE SOCIALE.
ditions telles que, chaque jour, à peine quelques kilogrammes
étaient perdus, et cette distribution entre trois millions de
bouches sans compter les centres c[ui s'approvisionnent à Paris
s'eli'ectuait sans soulever la moindre plainte. Au moment précis,
le prix, régulateur infaillible, refrénait les désirs ou les
éveillait, et cela dans la mesure exacte où il était bon que ces
désirs fussent refrénés ou éveillés. Et pendant que le prix réa-
lisait ces merveilles dans la distribution, il se montrait régula-
teur non moins précis de la production. Dans les plus petites
])ourgades de France, chacun pouvait savoir s'il devait expé-
dier des cerises, quelle variété il devait s'appliquer à cultiver
de préférence en vue de telle ou telle période de la consom-
mation; etc.
Cet exemple ne vise qu'une denrée non susceptible d'être
conservée et transportée à travers le inonde. Combien plus
frappante encore apparaîtrait l'objection contre la suppression
de la monnaie, si l'on prenait l'exemple de ces marchandises
dont la production est concentrée en quelques points du globe
pour être ensuite Tobjet d'une répartition mondiale, comme le
café, le thé, le pétrole, la laine, le coton!
Voilà quelques-unes des objections que suggère contre le
sociahsme et le collectivisme le témoignage des faits (1). Elles
(1) Il est à peine besoin de signaler en outre les objections que ne manquerait pas
de soulever toute fixation légale d'un minimum de salaires. Aussi bien, ce procédé qui
fait partie du programme socialiste, ne serait-il que provisoire et n'est-il, dans la pen-
sée des collectivistes, qu'un palliatif en attendant la grande révolution économique.
Il est manifeste que cette fixation légale aurait le même sort que tous les édils ou
décrets qui, dans le passé, en France et en Angleterre, ont déterminé le taux (maxi-
mum ou minimum) des salaires. L'exemple de l'Australie n'a rien d'encourageant,
et, en toute hypothèse, il ne pourrait être cçncluant. En 1898, cinq des conseils spé-
ciaux chargés de fixer, dans la colonie de Victoria, le minimum des salaires àpayer dans
certaines industries ont établi des tarifs. A plusieurs reprises, linspecteur principal des
fabriques pour la colonie, dans son rapport de 1898 (rapport où d'ailleurs il se dé-
clare satisfait delà loi) constate que les ouvriers âgés ou moins actifs ont eu à souffrir,
et le Gouvernement a di^ plus d'une fois les autoriser à travailler à un prix inférieur
au minimum fixé. De plus, les ouvriers en chaussures acceptent moins que le mini-
mum, tout en déclarant l'avoir reçu : des poursuites ont élé intentées avec succès
contre les défmquants, mais il est très difficile de faire la preuve en pareille matière.
La décision des divers conseils n'affectent d'ailleurs que 10.135 ouvriers sur 45.844
inscrits en 1898.
LE FROMLÈME DE LA DÉTERMINATION DU SALAIRE. 303
font apparaître nettement ces doctrines comme les produits
derniers de Tidéologie Imaginative, qui autrefois régnait en
maîtresse dans toutes les branches de la science. On connaît les
exploits des alchimistes et des astrologues; il était inévitable
que la méthode d'observation rigoureuse fût d'abord appréciée
par ceux qui se consacraient à l'étude des objets matériels, et
l'illusion créée par une fausse notion de la liberté devait re^
tarder l'application de cette même méthode à l'étude des sociétés
humaines. Mais on peut se demander s'il n'est pas temps enfin
de soumettre à son tour la sociologie à des méthodes de
travail qui ont donné de si merveilleux résultats dans les autres
branches du savoir humain.
Le succès actuel des doctrines socialistes ne doit pas faire illu-
sion : l'homme s'accroche désespérément aux formes sociales
en vue desquelles une longue accoutumance l'a façonné. Qu'on
y songe, il y a cent vingt-cinq ans, les corporations existaient
encore et, dans toute la société, chaque individu dûment placé
à un poste hiérarchique ne redoutait guère la compétition. Que
de changements survenus depuis ce temps ! Et comme on com-
prend bien que les hommes violemment projetés en pleine con-
currence au milieu d'un état social qui ne reconnaissait plus
les classes ni la hiérarchie aient cru ne trouver le salut que
dans le retour à des institutions d'assurance collective et mu-
tuelle contre les risques de la vie. Mais l'avenir n'est pas de ce
côté, et le mouvement concerté de toutes les forces et de toutes
les institutions nous éloigne du collectivisme, loin de nous
diriger vers ses rivages.
Seulement, qu'on y prenne garde, cette vérité ne peut être
admise par les prolétaires dans un pays, qu'autant que les
hommes qui y jouissent de l'aisance ou, à plus forte raison, de
la fortune, donnent eux-mêmes l'exemple de la ^^irilité, de l'é-
nergie, de l'aptitude à « reposer sur ses propres avirons ».
Lorsque, dans une bourgeoisie, les familles, trop souvent adon-
nées au malthusianisme, ne désirent pour leur fils qu'un riche
mariage et une fonction administrative, afin que la vie, exempte
de tout risque et de toute responsabilité, s'écoule sans autre
304 LA SCIENCE SOCIALE.
changement que ravancement prévu et décerné au bénéfice de
l'âge, il est fatal que les doctrines collectivistes séduisent l'es-
prit populaire. Cette séduction n'est, on le sait, que trop réelle
et chaque jour on constate un désir plus vif chez les ouvriers
français d'utiliser à leur profit les rouages de la machine gou-
vernementale , si avantageusement exploitée jusqu'ici par la
bourgeoisie (1). A cette constatation, on s'inquiète et on se
trouble. Cette inquiétude et ce trouble sont vains : une seule
chose importe : modifier F éducation des générations nouvelles
et convaincre ses fils qu'on n'a pas le droit de déserter dans la
vie, et que celui-là déserte qui n'a d'autre idéal que de s'ap-
puyer sur la fortune de son père ou de sa femme et sur le
maigre traitement de l'État. Tant que cette réforme n'aura pas
été admise, les socialistes peuvent être assurés de remporter de
belles victoires électorales ou parlementaires.
Paul Bureau.
(1) La discussion, à la Chambre des députés, du projet de loi sur les retraites ou-
vrières est instructive sur ce point. Le grand argument que l'on a sans cesse opposé
aux adversaires du projet était celui-ci : Nous demandons pour les ouvriers ce que
l'État donne à tous ses fonctionnaires, et vous savez bien que vous ne rêvez qu'une
chose pour vos fils, une bonne fonction publique.
HISTOIRE
DE LA FORMATION PAKTICILARISTE
XX
LA CHEVALERIE OU LE MILITARISME FÉODAL (1).
Nous avons bien constaté par quelles causes naturelles et à
l'aide de quelle forme connue d'association les Communes s'é-
taient constituées. iMais nous ne nous sommes pas précisément
expliqué comment Fautorité seigneuriale, qui s'exerçait d'une
manière si souveraine sur les villes féodales, s'était bientôt si
généralement retirée devant leurs revendications.
Qu'était-ce, après tout, qu'une Conmiune? une conjuration
d'artisans, qui se rendaient maîtres de leur bourg par sur-
prise et, les portes closes, se tenaient abrités derrière une en-
ceinte de murailles. Tous les bourgs dépendants d'une même
seigneurie ne se soulevaient pas ensemble ; le seigneur n'avait
guère affaire qu'à un seul, chaque fois : la conspiration com-
munale se limitait, nous l'avons vu, aux habitants d'une même
ville. Qu'était donc, pour se trouver compromise dans ces cir-
constances, la condition réelle du seigneur à la fin du xi° siècle
et au commencement du xii*'? C'est la question que nous avons
maintenant à éclaircir pour nous rendre compte des événements
qui emportaient alors le régime féodal, comme nous nous
sommes rendu compte de ceux qui l'avaient amené.
(1) Voir l'article précédent, mars 1902. Science sociale, t. XXXIII, p. 211.
306 LA SCIENCE SOCIALE.
Le plus souvent, on fait naître le régime féodal de la disso-
lution de l'empire carlovingien au ix® siècle, et on imagine
qu'il a été se fortilîant et resserrant ses liens jusqu'au XII^ Ce
serait alors que, dans la plénitude de sa vigueur, il aurait ren-
contré les petites Communes et la petite royauté capétienne,
et se serait replié devant elles. C'eût été bien de la bonté de sa
part et l'on ne saurait être plus complaisant. Mais les choses
ne se sont pas passées et ne pouvaient pas se passer de la sorte.
Le régime féodal n'est pas né au ix^ siècle : il a commencé à
se former parle moyen des « immunités », en opposition à la
domination mérovingienne dès qu'elle se fut sérieusement établie
en Gaule, c'est-à-dire tout au moins au vii^ siècle. (Voir Science
sociale^ mai 1901, t. XXXII, p. iSO : Le Franc.) Au ix% il avait
atteint sa plus grande force de cohésion : les domaines, pour
assurer par de plus puissantes protections leur inviolabilité
contre l'ingérence des fonctionnaires royaux, furent un moment
groupés sous une trentaine de grandes suzerainetés seulement.
Mais, quand la royauté eût été complètement affaiblie sous les
derniers Carlo vingiens, la féodalité victorieuse n'eut plus Jjesoin
d'une union aussi étroite et aussi compacte, et elle relâcha ses
liens : l'émancipation des vassaux et l'affranchissement des serfs
remplirent les x® et xi" siècles; de sorte que, à la fiïi du xi*^,
lorsque se produisit le soulèvement des Communes, la puis-
sance seigneuriale s'était déjà amoindrie au cours de deux siè-
cles par les progrès de la liberté.
La féodalité s'est ainsi partagée en deux grandes périodes :
l'une de concentration, l'autre de déconcentration. Quand la
puissance seigneuriale en vint à lentement se dissoudre dans la
seconde période, ce ne fut l'effet d'aucune réaction contre la
formation particulariste d'où elle était née, mais elle suivit
simplement sa loi : elle ne s'était organisée c|ue contre le pou-
voir royal; une fois ce pouvoir abattu, le mouvement d'indé-*
pendance qui avait poussé les propriétaires à liguer leurs do-
maines, devait les pousser à rompre cette ligue; les inféodés
de tous degrés devaient, à qui mieux mieux, s'efforcer de se
soustraire à leur suzerain. C'était un mouvement analogue à
niSTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. .*i07
celui qui tout d'abord avait porté les Francs à se dégager de
la Truste mérovingienne, dès le moment où, le nord de la
Gaule conquis, le J)ut pour lequel ils s'étaient joints à elle se
trouvait atteint.
Mais, tandis que la puissance seigneuriale déclinait ainsi,
tout ce qu'elle avait libéré avec elle du régime administratif
romano-barl)are continuait à monter derrière elle; et c'est
pourquoi cette période de déconcentration de la féodalité a
été vraiment celle de son apogée, marqué par Taccessioii
croissante de la population à l'indépendance et à la propriété
et signalé dans diverses l)ranches de l'activité humaine par
des résultats pleins d'originalité et de grandeur, où éclate
dans toute sa force l'esprit particulariste. (Voir Science sociale^
août 1901, t. XXXll, p. 10*2 : V Apogée de la Féodalité; —
mars 1902, t. XXXIII, p. 211 : Le Mouvement communal.)
Il n'y a donc pas de mystère au très considérable affaiblis-
sement qu'avait subi la puissance seigneuriale quand apparu-
rent les Communes. Et c'est bien grâce à cet affaiblissement
que, malgré quelques rudes débuts, les Communes s'établirent
si aisément. Elles se trouvaient entrer les dernières dans la
voie d'émancipation ouverte et frayée par les vassaux et par
les serfs ' à ceux qui viennent les derniers à l'œuvre, la tâche
est plus facile.
Les vassaux, depuis que les grands feudataires des premiers
carlovingiens avaient liquidé l'Empire, ne s étaient pas dis-
traits, nous le savons, du soin de restreindre de toute manière,
quant à la durée du service, quant à la distance des chevau-
chées, quant à la nature des cas de guerre, leurs obligations
militaires. Ne raconte-t-on pas dans toutes les histoires <( le
désordre » de ce x® siècle, qui, la royauté à peu près disparue,
vit de tous côtés les seigneurs inférieurs commencer, sous la
protection de leurs châteaux, à se rendre indépendants de leurs
suzerains autant qu'ils le pouvaient? Cette première disloca-
tion de la puissance seigneuriale datait donc de loin et avait
eu du temps pour s'accroître quand surgirent les Comnumes.
Les serfs, eux aussi, tenus au service non pas militaire mais
308 LA SCIENCE SOCIALE.
agricole, s'étaient évertués, les uns après les autres, à se sous-
traire aux corvées dues sur le domaine réservé, dont le sei-
gneur dirigeait l'exploitation comme nous avons vu Charle-
magne lui-même le faire. Ils se rachetaient de ces corvées,
avec le consentement ou par une disposition spontanée du
maître, au moyen de redevances en nature ou en argent. Y a-t-il
histoire si banale qui ne se soit plu à dire, par exemple, la
quantité de chartes d'affranchissement qu'on rencontre aux
environs de l'an mille? Il y avait donc longtemps cjue cette
seconde élimination de la puissance seigneuriale se poursuivait,
et ajoutons qu'elle était à peu près achevée, quand se soule-
vèrent les Communes.
Je n'ai évoqué ici dans le souvenir du lecteur, pour le mettre
plus facilement sous l'impression de l'histoire, c[ue quelques
grands traits connus de tout le monde; mais les témoignages
de cette double émancipation progressive des vassaux et des
serfs depuis la fin du ix^ siècle surabondent de toutes parts,
et je les ai indiqués ailleurs. (Voir Science sociale, août 1901 :
t. XXXIl, p. 102 : l'Apogée de la Féodalité.)
Les résultats auxquels était arrivée, à la fin du xi^ siècle, cette
transformation sociale, déterminent nettement la situation du
seigneur à l'avènement des Communes.
Au point de vue de la force militaire, par l'effet du mouve-
ment de retraite des vassaux, le seigneur était, les trois quarts
de Tannée, officier sans troupes et, le dernier quart de l'année,
officier à la tête d'une troupe très réduite et peu disposée à le
suivre. C'était par unités et non à la dizaine qu'il comptait ses
chevaliers.
Au point de vue de la propriété, par l'effet de l'affranchisse-
ment des serfs, il ne jouissait plus guère de ses terres qu'en
percevant de ses tenanciers une rente invariable.
Certes, il y a loin de ce seigneur au « barou » du ix^ siècle,
dont Charlemagne n'était que le type accompli !
Mettons maintenant en présence d'une déclaration de Com-
mune ce seigneur amoindri : que pouvait-il faire?
Que pouvait-il faire comme militaire? Il s'agissait d'assiéger
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 309
une ville. Pareille entreprise n'allait guère avec des vassaux à
cheval, en petit nombre et tenus pour peu de temps au service.
Aussi voit-on que le seigneur recourait h toutes sortes de feintes,
et finalement aux concessions, pour se faire ouvrir les portes.
Tenter d'amener pour le siège les gens des campagnes par cette
raison que, la ville prétendant s'affranchir, on se trouvait dans
un cas de défense du fief, c'était un leurre, sans compter que
le motif était contestable. Les ruraux, serfs émancipés, ne se
seraient pas laissé aisément persuader de marcher contre des
hommes du peuple qui aspiraient aux mêmes franchises que les
leurs. Au reste, ils avaient le droit de ne s'éloigner de chez eux
qu'à une journée de chemin, quelquefois moins, et de rentrer
dès le lendemain, ou le soir même. Il faut compter aussi que
la ville ne possédait pas de territoire extérieur sur lequel on pût
se jeter pour le ravager, ce qui, dans l'art des sièges de ce
temps-là, était le grand moyen de provoquer une sortie ou
une capitulation. Enfin le seigneur, en s'attaquant à cette ville
révoltée, s'attaquait à son propre avoir : s'il poussait la guerre
à bout, c'était son bien qu'il ruinait II se battait en somme
contre lui-même. Son intérêt le portait vite à transiger. Quel
parti aurait-il tiré de sa ville prise d'assaut et saccagée? Qui y
serait venu ensuite pour lui fournir matière à taxation, même
réduite et immuable comme celle que lui proposaient les con-
jurés?
Et que pouvait-il faire comme propriétaire? Il lui fallait,
bon gré mal gré, en venir à accepter des artisans de la ville l'a-
bonnement à une rente fixe, ainsi qu'il l'avait accepté déjà des
tenanciers de ses domaines : il n'y avait pas de victoire sur la
Commune qui put le faire échapper à cette conséquence. En
effet, les artisans, qui s'en allaient de jour en jour grossir les
villes, avaient absolument jjesoin de cette fixité de droits pour
leurs affaires; ils en avaient d'ailleurs connu le bienfait enviable
dans les exploitations agricoles d'où ils venaient ; de sorte que
le seigneur qui s'obstinait à refuser tout arrangement à cetégard,
arrêtait net le peuplement de sa ville; les artisans se portaient
vers les villes des seigneurs, qui, plus libéraux ou mieux avi-
310 LA SCIENCE SOCIALE.
ses, acceptaient sans difficulté la taxe fixe. Aussi ne faut-il pas
s'étonner de voir beaucoup de seigneurs, non seulement céder
(levant les Communes, mais s'arranger avec elles du premier
coup, ou même aller au-devant de cet accommodement. Ceux
d'entre eux qui réussirent à garder quelque droit dans la no-
mination des magistrats urbains en créant le régime des
u villes de bourgeoisie •), ne furent pas moins obligés d'ac-
corder à ces villes Timmutabilité de la taxe. La lutte du sei-
gneur contre la Commune ne pouvait donc avoir d'autre
objectif réalisable que de traiter avec les artisans aux meil-
leures conditions, mais il fallait en venir à traiter quand même.
Telle est l'explication claire de la double faiblesse du sei-
gneur comme militaire et comme propriétaire vis-à-vis de la
Commune : faiblesse complète.
La constatation que je viens de faire de la situation du sei-
gneur en tant que militaire est confirmée par ce qui suit. C'est
à cette époque qu'on voit les seigneurs obligés, quand ils veulent
à toute force faire la guerre, de recourir à des « troupes sou-
doyées ». U faut qu'ils payent des chevaliers qui ne sont pas
leurs vassaux, ou qui ne se considèrent pas comme tenus de
marcher en qualité de vassaux. Ils se trouvent même réduits
à prendre à leur solde des bandes de gens sans aveu, qui
se mettent à faire de la guerre un métier. C'est le commence-
ment de la profession de soldat, des armées enrôlées à prix
d'argent. L'armée féodale est en pleine dissolution.
La constatation que j'ai faite de la situation du seigneur en
tant que propriétaire a, elle aussi, une contirmation encore.
C'est à cette époque qu'on voit de plus en plus les droits sei-
gneuriaux se convertir en rentes. Le seigneur est successivement
amené à tout affermer. Les gens même qu'il charge de la justice,
au-dessous de lui ou à sa place, reçoivent cet office en fief : c'est
ce qu'on appelle un (( fief sans terre » ; ils font leur profit des
amendes, des confiscations, des frais de justice, et ils acquittent
en retour une rente au seigneur. Ainsi en advient-il peu à peu
de presque toutes les fonctions seigneuriales. Nous ne tarde-
rons pas à voir les suites de cette transformation des « moyens
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 3H
d'existence » du soigneur, les dernières conséquences de cette con-
version du propriétaire-exploitant et du gouverneur en rentier.
Après qu'on s'est ainsi rendu intimement compte de la condi-
tion du seigneur en présence du mouvement communal, il y a
errand intérêt à la voir se trahir d'elle-même dans une charte
de Commune. J'en citerai une qui émane du sire de Coucy. nom
fameux dans l'histoire des plus fiers et des plus redoutables
seigneurs.
« Comme par la générale coutume de notre terre de Coucy
toutes personnes qui y viennent sont nos hommes ou femmes
de mainmorte et de formariage, pour haine d'icelle servitude
plusieurs personnes délaissent à demourer en notre dite terre;
lesquelles personnes, en allant demourer hors de notre dite
terre en certains lieux, s'affranchissent sans notre congé et peu-
vent s'affranchir toutes les fois qu'il leur plaît, par quoi notre
dite terre est grandement moins valable ;
« Pouricelle servitude détruire, ont nos devanciers, seigneurs
de Coucy, été requis de par les habitants, en offrant, iceulx,
certaine revenue perpétuelle. Sur quoi notre dit père trouva que
c'était grandement ses proufits de détruire ladite coutume en
prenant le proulit à lui offert. Lequel notre dit père, avant
qu'il pût accomplir ladite requête, alla de vie à trépassement.
« Dès que nous fûmes devenu en âge, les habitants de nos villes
sont venus plusieurs fois par devers nous, en nous requérant que
nous voulissions notre dite terre et ville — tous les habitants
présents et à venir demourants en icelles — affranchir des dites
servitudes et autres personnelles quelconques, à toujours, en
nous offrant de chacune des dites villes certaine rente et revenue
d'argent perpétuelle, pour nous et nos successeurs^ perpétuelle-
ment à toujours : c'est à savoir, pour Coucy-la-Ville et les habi-
tants d'icelle, dix livres parisis ; y>02<;' la ville de Fraisne et les
habitants d'icelle, vingt-quatre sols parisis; etc.. » Suivent les
noms de dix-sept villes ou villages. La charte se termine par
l'acceptation de ces « rentes perpétuelles à toujours, pour le
sire de Coucy et ses hoirs perpétuellement et à toujours ».
(Leber : Histoire du pouvoir 7nu7iicipal, p. 336.)
312 LA SCIENCE SOCIALE.
Le sire de Coucy avait raison de penser qu'il était acculé à
une nécessité et qu'il prenait, après tout, le meilleur parti. Il
n'en est pas moins vrai que, si telle était la condition difficile
du seigneur quand apparurent les Communes, elle empira par
leur établissement. Alors le seigneur ne fut pas seulement un
officier sans troupes les trois quarts de l'année et plus encore,
mais il vit s'élever à côté de lui une milice communale ou bour-
geoise toute prête à combattre sans lui et, au besoin, contre lui.
Alors non seulement il ne bénéficia plus du progrès des villes,
qui ne lui payaient plus qu'une taxe fixe, mais ce progrès se
fit contre lui, en créant à côté de lui une richesse et une puis-
sance d'autre allure que les siennes : une richesse et une puis-
sance qui grandissaient, tandis que les siennes demeuraient
désormais arrêtées au même point et, par cet écart même,
devaient se trouver de plus en plus abaissées.
Tout compte fait, que gardait-il du vieux régime militaire
qui fût bien à lui? Son cheval, son armure et ses serviteurs
d'armes. Et que gardait-il de son avoir seigneurial? Une pen-
sion régulière.
N'est-il pas vrai que le voilà admirablement préparé et étran-
gement poussé à devenir un chevalier errant? C'est précisément
le nouveau type que présente le seigneur féodal à partir
du ^t siècle : évolution radicale bien curieuse et bien authen-
tique. Mais suivons-la.
Cet homme qui n'a plus ou presque plus d'armée régulière,
de troupe féodale, n'en demeure pas moins, de sa personne, un
guerrier. Il l'est même, de cette façon, plus que jamais. C'est
que, pour l'ordinaire, il ne peut plus compter que sur lui-même.
L'autorité lui échappant de tout côté, sa force personnelle, sa
force corporelle est un dernier moyen de prestige et de domi-
nation. La vigueur de son bras est une puissance qui lui de-
meure en propre. Aussi est-ce sa suprême affaire que de s'exercer
au maniement des armes ; c'est le fond essentiel de son éduca-
tion. Et il se fait plus valoir par là que par ses titres et que par
l'étendue de ses domaines.
Que voulez-vous qu'un personnage qui pousse à ce point le
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 313
développement de son énergie physique, fasse dans ses terres
où tout est aftermé à perpétuité et, à conditions fixes, jusqu'aux
fonctions administratives et judiciaires? Il lui faut absolument
chercher un emploi de ce qui fait son exceptionnelle capacité. Il
faut qu'il s'en aille, quelque part que ce soit, faire des exploits ,
user de sa prouesse, employer sa valeur. Si, pour l'employer, il
trouve un but élevé, il sera chevalier chrétien, croisé, redres-
seur de torts, pourfendeurs de mécréants. S'il vise un but inté-
ressé, ou simplement brillant, il sera chevalier conquérant, ou
preux.
Voilà la genèse de cette Chevalerie qui, à la fin du xi*" siècle,
semble soudainement sortir de terre et se remue avec une in-
croyable activité d'un bout de FEurope à l'autre.
La tranformation des « moyens d'existence » du seigneur avait
nécessairement entraîné une transformation correspondante de
son (( tnode d'existence ». C'est une loi sociale qui n'a pas failli.
Il nous reste à voir quelle lumière projette encore sur quel-
ques points dominants de l'histoire cette claire analyse des
causes de l'évolution féodale dans sa période de déconcentra-
tion. Grâce à ce que nous savons maintenant, nous nous expli-
querons sans peine ce que je me contenterai d'exposer rapi-
dement :
1° Nous comprenons maintenant comment a surgi le per-
sonnel de ces expéditions homériques de chevalerie, qui se
produisent précisément au xi^ siècle, mais surtout vers sa fin,
se continuent au xii® et se terminent au xm^ Les héros de
ces grandes aventures présentent bien les traits de leur
formation. Ils ont gardé de la tradition du seigneur proprié-
taire-exploitant le sentiment d'une indépendance qui ne
s'effraie d'aucun isolement et n'admet guère d'autorité au-
dessus d'elle : on le voit assez par le caractère solitaire de beau-
coup de leurs entreprises et par les désaccords irréductibles
qui rompent souvent leurs unions. Ils ont pris de leur condition
nouvelle de seigneurs rentiers la désoccupation, la facilité de
l'absentéisme, le goût du déplacement, la curiosité des choses
314 LA SCIENCE SOCIALE.
lointaines. Leurs habitudes d'athlétisme les mettent à la pour-
suite de hauts faits ou gestes^ d'actions d'éclat. C'est ce qui les
transplante, sans souci de la longueur et des difficultés de la
route, à des distances prodigieuses de la retraite où s'abrite
leur manoir; c'est ce qui leur fait chercher des adversaires chez
les Maures, chez les Sarrasins, chez les Grecs de Byzance, en
Portugal, en Sicile, en Italie, en Grèce, en Asie iMineure, en
Syrie, en Palestine, eu Egypte et sur la côte africaine. S'il est
vrai que ces expéditions manifestent la puissance d'expansion de
la race, il n'en est pas moins certain que cette expansion prend,
vers la fin du xf siècle, le caractère fâcheux d'une manie guer-
royante. (Voir Science sociale, août 1901, p. HT, 118 et 119,
notamment le dernier alinéa.) Dans l'allure toute spéciale du
chevalier, on reconnaît, d'une part, le développement intense
que la féodalité originaire avait donné à la personnalité du sei-
gneur et, d'autre part, l'emploi défectueux vers lequel l'éman-
cipation des vassaux, l'affranchissement des serfs et la consti-
tution des Communes avaient détourné cette personnalité en la
poussant insensiblement au pur militarisme. N'ou])lions pas de
noter que les seigneurs normands, entrés au x^ siècle seulement
dans la féodalité (911), c'est-à-dire à l'époque de sa déconcen-
tration, ne furent guère formés par assimilation que sur ce type
militariste. Aussi en furent-ils des premiers et des plus illustres
représentants. (Voir Science sociale, janvier 190*^, t. XXXIII,
p. 31 en bas et 32.)
2° Nous comprenons pourquoi les récits des expéditions
militaires de ce temps-là sont essentiellement et presque exclu-
sivement composés de hauts faits personnels, de prouesses
mdividuelles ; nous comprenons les exploits, en apparence
invraisemblables, poursuivis par quelques chevaliers qui
conquièrent tout un royaume, comme les fds de Tancrède de
Hauteville en Italie et en Sicile, ou qui se taillent des princi-
pautés à l'autre bout du monde connu, comme les croisés dans
l'empire latinisé de Constantinople : ce sont les « records » de
ces seigneurs devenus de vrais « professionnels de la cheva-
lerie ».
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. .'Jl5
3" Nous comprenons l'étrange contraste qui se manifeste
entre les seigneurs de la féodalité première et ceux de la féoda-
lité nouvelle : les uns s'enfermant de plus en plus dans leurs
domaines à mesure qu'ils triomphent de la royauté, s'appli-
quant à l'exploitation progressive de leurs terres, protestant
contre les expéditions guerrières et lointaines, et faisant si peu
de bruit au dehors qu'ils semblent dormir et que leur époque a
reçu du dépit des historiens-conteurs le nom de « nuit du
moyen âge »; les autres, au contraire, impatients de sortir de
chez eux, détachés du soin de leurs domaines, passionnés de
faits d'armes, entraînés par leurs aventures jusqu'aux extré-
mités de l'Europe, et si éclatants par les dehors, qu'ils semblent
remplir à eux seuls l'histoire de leur temps. Les causes, les
résultats et la juste valeur de cette évolution nous sont con-
nus.
4° Nous comprenons pourquoi cette féodalité nouvelle, si
différente de la première, n'a presque rien fondé par les entre-
prises extraordinaires qu'elle a accomplies. Les expéditions de
chevalerie n'étaient pas composées, comme les invasions fran-
ques et saxonnes, d'émigrants agricoles n'ayant en vue que la
solide organisation et le libre gouvernement de domaines con-
quis. Elles étaient composées de batailleurs de profession, de
guerriers, de preux, qui ne se proposaient en rien d'abandon-
ner la chevalerie pour la culture, mais qui se contentaieijt
d'établir sur le territoire de leur conquête le régime de rentes
auquel ils étaient habitués, sans modifier au fond le régime
réel des biens ni les méthodes de culture de la population indi-
gène, sans changer ses coutumes, sans amener avec eux un
peuplement nouveau de familles agricoles à formation particu-
lariste. Les compatriotes de rang inférieur qui les suivaient,
étaient généralement des désorganisés, qui s'adonnaient surtout
au trafic et ne se faisaient pas cultivateurs.
Il était impossible à des émigrants agricoles de suivre ces
expéditions lointaines, si différentes de celles des Francs et des
Saxons au voisinage de la Plaine Saxonne, dans le nord de la
Gaule et dans le sud de la Grande-Bretagne. On sait les désastres
316 LA SCIENCE SOCIALE.
des bandes populaires qui, dans les premières croisades, vou-
lurent gagner l'Orient par la voie de terre, par la Hongrie, et
Ton sait ce que coûtait la voie de mer sur les vaisseaux de Venise
ou de Gênes : de si difficiles et de si longs voyages n'étaient pas
faits pour des paysans en quête d'un domaine.
Les seuls établissements qu'on voit réussir avec quelque
durée à la suite des conquêtes de la chevalerie dans le Midi et
dans l'Orient, ce sont les établissements commerciaux, comme
ceux de Venise et de Gênes. Le reste disparait promptement,
comme l'Empire latin de Constantinople, comme les princi-
pautés de Terre Sainte; ou, si la descendance des conquérants
s'y maintient quelque temps, l'ancienne population indigène
n'y est pas transformée : ainsi à Jérusalem, ainsi en Italie et en
Sicile.
5° Nous comprenons comment, à cette époque, prirent tant
de vogue les imaginations épiques qui s'étaient formées au-
tour du souvenir de Charlemagne et qui ont créé les Chansons
de Gestes et les Romans de Chevalerie. 11 fallait en effet aux
hommes derce temps remonter jusqu'au grand empereur pour
trouver des précédents à leurs expéditions lointaines et écla-
tantes, à leurs exploits presque fabuleux. Ils goûtaient le plai-
sir d'entendre louer leurs propres actions en écoutant le récit
légendaire des hauts faits « de Charlemagne et de Roland ».
Ce qui est plus significatif encore de l'esprit auquel ils cédaient,
c'est leur engoûment non moins marqué pour un personnage
bien autrement éloigné d'eux, appartenant à une formation
toute opposée à celle des Francs, le roi Arthur, le Celte, le
héros constamment battu par les Saxons et entre les mains de
qui succomba la race bretonne d'Angleterre, mais insigne ba-
tailleur à la manière celtique. Il faut avouer que le sens social
commençait à faire terriblement défaut à cette génération de
seigneurs féodaux. Tandis que fleurissait ainsi parmi eux la
gloire des cycles de Charlemagne et d'Arthur, il ne se trouvait
pas de littérature pour célébrer les ancêtres immédiats, les
triomphateurs féodaux de la royauté romano-barbare, les vrais
fondateurs de la race, de sa prospérité et de ses libertés. C'est
HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 317
que, chez ceux-là, ils rencontraient l'image peu goûtée, j'allais
dire l'image accusatrice, d'une puissance seigneuriale assidue
au chez-soi , appliquée au bien du pays et soucieuse de demeu-
rer étroitement liée au domaine d'où elle savait que lui venait
toute sa force.
6° Nous comprenons que, pour s'exercer aux faits de cheva-
lerie, ou pour suppléer aux expéditions dont le crédit diminuait
parce qu'elles ne fondaient rien de durable, on ait imaginé de
faire des prouesses de convention : de là les tournois et tout le
lustre qu'on leur donna. Pour beaucoup, la chevalerie était
en réalité un sport : dans les tournois, surtout quand tomba la
ferveur des expéditions, elle apparut sans fard sous cet aspect.
C'est à cette forme qu'elle devait aboutir.
7^ Enfin, nous comprenons quelle dut être la colère de cette
chevalerie, le jour où elle s'aperçut que cette prouesse, qui
était son dernier bien et sa dernière prétention, était égalée par
la force militaire des bandes bourgeoises et des milices conmiu-
nales. Rien ne s'explique mieux que le méfait inouï de ces che-
valiers passant sur le corps à leurs auxiliaires, les fantassins
qui allaient recueillir l'honneur de la victoire. Ils sentaient, la
rage dans l'âme, qu'ils étaient les vrais vaincus de cette jour-
née, et qu'ils étaient vaincus sans retour.
Concluons :
Nous n'avons plus lieu de nous étonner ni de ce que cette féo-
dalité dernière, pourtant si brillante et si extraordinaire, n'ait
rien fondé au dedans ou au dehors, à la différence de la précé-
dente, ni de ce qu'elle ait complètement perdu ce que la pré-
cédente avait acquis. Tandis que les liens qui attachaient au-
trefois le seigneur au domaine s'étaient peu à peu dénoués, elle
n'avait pas pris le souci d'en former de nouveaux, comme nous
verrons plus tard que firent les héritiers de la féodalité nor-
mande en Angleterre. Elle avait abouti à rabsentéisme et aux
aventures militaires. On peut se représenter ce que devenaient
le domaine et l'influence seigneuriale pendant que s'accomplis-
saient au loin tant de beaux faits d'armes, suivis d'ailleurs de
grandes déconvenues. Un homme qui l'a vu de ses yeux, et de
T. XXXIII. 23
3j[^ LA SCIENCE SOCIALE.
près, et dont le témoignage n'est pas suspect, Joinville, nous
le dit avec un accent singulièrement pénétrant : « Je fus beau-
coup pressé par le roi de France et par le roi de Navarre de me
croiser. A cela je répondis que j'avais été au service de Dieu et
du roi outre-mer, et depuis que j'en revins, je vis que les sergents
(du roi) m'avaient détruit mes gens tellement qu'il n'arriverait
jamais un temps où moi et eux vaudrions pis; et je leur disais
ainsi que, si je voulais agir au gré de Dieu, je demeurerais ici
pour aider et défendre mon peuple. »
Ce que la féodalité agricole avait fondé, la féodalité militaire
le perdait.
On ne peut plus être surpris que, pendant ce temps, la royauté
ait eu beau jeu pour reprendre le dessus. C'est d'elle que nous
allons parler maintenant.
[La suite au prochain 7iu77îéro.)
Henri de Tourville.
LE HURON DE LORETTE
II
A QUELS ÉGARDS IL S'EST TRANSFORMÉ
Dans le précédent article (1), nous avons relevé la situation
géographique de Lorette, au point de rencontre de deux pavs
très dissemblables : d'un côté, le bas pays du Saint-Laurent,
zone étroite de terre fertile; de l'autre côté, le haut pays de
l'intérieur, vaste et difficilement transformable.
Chacun de ces deux milieux a eu son action distincte sur le
petit groupe huron. Les influences émanant du bas pays, avec
ses rangs pressés d'agriculteurs, d'industriels et de commerçants
de descendance européenne, ont tendu sans cesse cà modifier le
type primitif du Huron, à le pousser dans la voie de la compH-
cation sociale. Au contraire, la proximité du haut pays Lauren-
tien, avec sa réserve de productions spontanées, a eu pourvcffet
de maintenir bien des caractères anciens de simjDlicité.
A l'égard particulièrement du travail et de la propriété, fac-
tion du haut pays a été prépondérante. En dépit de la transfor-
mation dans le régime même du travail (transformation déter-
minée par les influences s'exerçant du bas pays), le Huron a
conservé à un degré remarquable certains traits distinctifs du
sauvage : le penchant pour la chasse et la simple récolte, la ré-
pugnance pour la culture et fefibrt suivi, l'inaptitude à la pro-
priété du sol.
Mais, des moijens d'existence du Huron de Lorette, passons à
(1) Voir la livraison d'octobre 1901, t. XXXII, p. 334.
320 lA SCIENCE SOCIALE.
rorganisation de sa famille et à son mode d'existence ; tout va
changer. Sur ces points, nous allons le voir, l'ancien type huron
a subi de grandes modifications.
1. — LA DISPARITION DU CLAN FÉMIXIX.
A mon arrivée à Lorette, je voulus me rendre compte de ce
qu'il restait de l'ancienne organisation familiale des Hurons.
Celle-ci, comme on sait, était du type patriarcal, encadrée et
dominée par l'institution du clan féminin. Sous le même toit,
huit, dix, douze et parfois jusqu'à vingt-quatre ménages, vi-
vaient ensemble. Ainsi groupés matériellement en vastes com-
munautés de famille, les individus se rattachaient, en outre, les
uns aux autres, de famille à famille, de village à village, de
tribu à tribu, par un lien d'autre nature : le clan, fondé sur la
parenté, la commune origine.
« L'unité sociale et politique chez les Hurons, écrit un
ethnologue américain très autorisé, n'était pas l'individu, n'é-
tait pas la faniiUe, mais le clan. L'enfant appartenait au clan
avant d'appartenir au père et à la mère (1). » De temps immé-
morial, il exista chez les Hurons au moins six ou sept clans
principaux (2), dont chacun avait des adhérents dans tous les
villages, ou du moins dans toutes les tribus composant la nation
huromè. Le clan était le lien du sang qui tenait étroitement
unis les tronçons de la race.
Un trait particulier du clan huron, c'est qu'il se recrutait in-
variablement dans la ligne féminine. L'enfant se rettachait,
non au clan du père, mais <à celui de la mère. De même la suc-
cession d'un guerrier huron décédé n'était pas dévolue à ses fils,
mais à ses frères, ou aux enfants de ses sœurs, c'est-à-dire à
des membres de son propre clan, dont ses enfants n'étaient pas.
A Lorette, je ne trouvai guère de trace dans les institutions
il) W -E Connelly. dans VOntario Arclueological Report, 1899. p. 107.
I' M. Connellv a relevé le.istence de douze clans dislincls chez les Hurons, rna.s
tous nontpas cïislé à la même époque. Ibid., p. 102-104.
LE JIURON DE LORETTE. 321
sociales de cette antique organisation du clan féminin. La tradi-
tion même en était à peu près entièrement effacée. Les anciens
que je questionnai avaient bien encore quelque connaissance du
clan, qu'ils appelaient « compagnie », mais ils le faisaient
reposer sur la fdiation en ligne masculine. Un Huron nonagé-
naire, et son frère âgé de soixante-seize ans, me dirent qu'ils
étaient de la « compagnie » du Chevreuil , parce que leur père
en avait été. Un troisième m'assura qu'il était de la compagnie
de la Tortue, pour la même raison.
Un ethnologue canadien de distinction, sir Daniel Wilson,
écrivait en 1884 (1) que les clans se perpétuaient à Lorette ;
qu'on y conservait la tradition de quatre (( grandes compagnies »
comprenant chacune les cinq clans du Chevreuil, de FOurs, du
Loup, de la Tortue et du Castor, et que les clans continuaient
de se recruter dans la ligne féminine. Sir Daniel n avait pas fait
ces constatations lui-même. Il les consignait dans son étude sur
le témoignage d'un Huron instruit et ne vivant plus à Lorette,
lequel, dans la circonstance, paraît s'être inspiré de ses lectures,
ou de traditions très anciennes et à peu près perdues, plutôt
que de l'observation directe des faits. A tout événement, ces
données de sir Daniel ne concordent d'aucune façon avec mes
propres observations faites sur les lieux ces années dernières.
La seule trace que je pus relever du clan fut ce souvenir vague
de la « compagnie ».
La désorganisation du clan chez les Hurons commença à se
produire dès l'époque de leur séjour dans le pays de la 3Ier
Douce (le lac Huron). Afin de mieux nous rendre compte des
causes déterminantes du phénomène, reportons-nous d'abord à
l'étude lumineuse de Al. de Rousiers, parue il y a onze ans dans
les pages mêmes de cette revue (2). M. de Rousiers nous a
montré que l'état social des Hurons, comme des Iroquois, se
distinguait fondamentalement par la coexistence à chaque foyer
de deux ateliers de travail, de deux groupes de travailleurs se
faisant équilibre : le groupe féminin livré à la culture, le groupe
(1) Mémoires de la Société Boyate du Canada, t. II, p. 75.
(2) La Science sociale, t. IX, p. 82-156; t. X, p. lii.
32:2 LA SCIENCE SOCIALE.
masculin livré à la chasse et à la pêche. Le groupe agricole
féminin étant le plus sédentaire, le plus stable, c'est ])ar lui na-
turellement que se maintenait la tradition communautaire, la
cohésion familiale. De là Tinstitution du clan féminin. De là
aussi cette autre conséquence : la stabilité et le prestige du clan
huron se trouvaient étroitement liés au développement de la cul-
ture, à l'importance relative de celle-ci dans le régime du travail.
Or, dans Tancien pays huron, certaines circonstances assu-
raient la prépondérance du groupe masculin sur le groupe
agricole féminin. La situation du lieu à la limite de la plaine
arable et du haut pays giboyeux de Muskoka, à l'entrée de la
région livrée au parcours des nomades algonquins, bref toutes
les conditions du milieu physique, sans s'opposer à la culture,
favorisaient davantage lâchasse et la pèche, et, j'ajouterai aussi,
les échanges.
« Chez les Hurons, écrivait Champlain en 1616, les hom-
mes ne font rien qu'aller à la chasse du cerf et autres ani-
maux, pêcher du poisson, faire des cabanes et aller à la guerre.
Ces choses faites, ils vont aux autres nations où ils ont de
l'accès et cognoissance, pour traicter et faire des eschanges
de ce qu'ils ont avec ce qu'ils n'ont point. » Et ailleurs, il nous
informe que les Hurons ont « diversitez de peaux de b es te s
sauvages, tant de celles qu'ils prennent que d'autres qu'ils
eschangent pour leur bled d'Inde, farines, pourcelines et
filets à pescher, avec les Algommequins, Piserinis et autres na-
tions qui sont chasseurs et n'ont leurs demeures arrestées » (1).
Le conmierce prit un nouvel et très grand essor dans les
bourgades huronnes après l'arrivée des Français, les Hurons
devenant, comme on l'a vu, les intermédiaires et les transpor-
teurs de la traite des fourrures. Par le fait même, l'équilibre
entre les deux ateliers de travail se trouva rompu, la culture
tomba au second rang parmi les moyens d'existence, son impor-
tance relative diminua, et le clan féminin déclina.
Ce n'est pas tout. Le clan féminin, fondé primordialement sur
(1) Œuvres de Champlain (Québec, 1870), p. 567, 57o, 589.
LE UUROX DE LORETTE. 323
l'importance acquise au groupe agricole féminin, avait un se-
cond point d'appui dans les traditions religieuses de la race.
Chaque clan avait son « totem », son animal mythique qui était
sa divinité protectrice. Or le trafiquant français était accompagné
du missionnaire catholique. Le Huron, que sa pratique du com-
merce portait à faire bon accueil au trafiquant, devait en même
temps prêter l'oreille aux enseignements du missionnaire. La
prédication de l'Évangile par les récollets et les jésuites n'eut
pas seulement pour résultat la conversion de quelques sau-
vages ; elle battit en brèche les croyances superstitieuses de la
masse, et de cette manière affaiblit le prestige du clan, déjà
ébranlé par la base.
C'est même dans cet ébranlement de l'institution du clan,
accompagné du déclin de la culture, qu'il faut voir la cause
principale de l'infériorité des Hurons vis-à-vis des Iroquois, de
leur défaite finale et de leur dispersion par ces derniers. Tous
les faits consignés dans les anciens récits nous amènent à cette
conclusion. Champlain constatait, dès 1615, que les Hurons ne
fortifiaient pas leurs villages avec le même soin que les Iro-
quois, et qu'ils manquaient absolument de discipline (1). Les
Relations des jésuites nous montrent les partis de traite hurons,
en route pour Québec, chargés de fourrures, mais faiblement
armés et pourvus de munitions, tombant dans les embuscades
des partis de guerre iroquois (2). Et d'après Charlevoix, la
tactique des Iroquois qui finalement assura leur triomphe, fut,
sous le couvert d'une paLx avec le gros de la nation, d'attaquer
et de détruire séparément les villages hurons (3). C'est parce que
la culture ne tenait plus autant de place dans leurs moyens
d'existence, que les Hurons s'appliquaient moins à fortifier leurs
villages, se montraient moins aptes à tenir le pays et à repous-
ser l'envahisseur. C'est parce que le commerce était devenu
leur principale ressource que, pour s'y livrer, ils ne craignaient
pas de dégarnir leurs bourgades et de s'exposer aux surprises de
(1) Champlain, Ihid., p. 531-2.
(2) Relation de 1642, p. 55-6.
(3) Charlevoix. t. J, p. 201.
324 LA SCIENCE SOCIALE.
riroquois. C'est parce que le lien du clan s'était relâché, que les
Hurons manquaient de discipline et de cohésion, qu'ils étaient
désormais incapables d'union et d'action concertée.
Six tribus , ou petites nations , formaient la confédération
huronne. A la suite de leur dispersion par les Iroquois, les
débris de trois seulement de ces nations (l'Ours, la Roche et la
Corde), en tout quelques centaines de fuyards, se transportèrent
à Québec (1). Il y avait à peine sept ans qu'ils étaient établis à
File d'Orléans, presque sous les murs de Québec, quand les Hu-
rons subirent un nouveau démembrement. Sur les instances
pressantes, menaçantes même, des délégués de deux des nations
iroquoises, deux des nations huronnes de l'île d'Orléans crurent
prudent de se détacher de la colonie française pour se fondre
avec leurs anciens ennemis. Les Attignaouentans, ou gens de
l'Ours, suivirent les Agniers; ceux de la Roche se donnèrent aux
Onnontagués. La nation huronne de la Corde fut seule à rester
auprès des Français (2). Encore, par crainte des Iroquois, dut-
elle quitter l'île d'Orléans et chercher un refuge plus assuré
sous les canons même du fort de Québec.
Ce n'est que douze ans plus tard, lorsque les Iroquois eurent
été intimidés par les expéditions de Tracy et de Courcelles et
que la paix eut été rétablie pour un temps, que les Hurons se
hasardèrent de nouveau à former un établissement dans la cam-
pagne. Sous la direction du jésuite Chaumonot, ils se fixèrent à
Sainte-Foye, à quelques kilomètres de Québec (1669). Leur
nombre déjà très réduit par la sécession des gens de l'Ours et de
la Roche, était diminué, en outre, des pertes subies à la guerre;
ils n'étaient plus qu'environ cent cinquante. C'est ce tout petit
groupe, nécessairement très désorganisé, qui est devenu la
souche de nos Hurons de Lorette contemporains.
Ainsi les circonstances qui précédèrent et celles qui suivirent
immédiatement l'établissement des Hurons dans le voisinage de
Québec avaient eu pour effet d'ébranler sérieusement leurs ins-
titutions traditionnelles, et notamment celle du clan féminin.
(1) En 1654, d'après la Relation (p. 21), ils étaient au nombre de 500 à 600.
(2) Relation de 1657, p. 20 et 23.
LE UURON DE LORETTE. 325
Les conditions de leur nouvel habitat ne furent pas plus favo-
rables au maintien et au relèvement de ces institutions. Nous
avons vu précédemment que, par suite de la concurrence des
colons français et de Fétroitesse de la zone fertile en arrière de
Québec, les Hurons se trouvèrent bientôt relégués sur les sables
maigres du pied de la montagne, qu'ils renoncèrent graduelle-
ment à leurs cultures rudimentaires, pour ne vivre plus que de
la chasse, du commerce des fourrures, des allocations du ser-
vice militaire, et subséquemment (lorsque ces ressources com-
mencèrent à faire défaut) des industries de fabrication alimen-
tées par la simple récolte. De ce fait, le clan huron se trouva
privé de sa base matérielle : l'atelier agricole féminin.
D'autre part, en leur nouvelle demeure, les Hurons subirent
fortement l'influence de leurs voisins français. Notamment, dans
l'ordre religieux, les missionnaires, dont ils avaient appris dans
leur ancien pays à écouter la voix, prirent sur eux un empire
presque absolu. Le village huron devint une « réduction » où nul
n'était admis à moins d'avoir renoncé aux superstitions païennes.
Dès lors la tradition du clan perdit le prestige qu'elle emprun-
tait à la croyance aux fétiches anciens, aux êtres mytholo-
giques.
Enfin, à une époque plus récente, les Hurons de Lorette,
débordés par leurs voisins blancs, épousèrent des Canadiennes
françaises, sans pouvoir se les assimiler, et ce fut le coup de
mort du clan féminin ; il ne fut plus qu'un vain mot. Un hal)i-
tant de Lorette me déclarait qu'il appartenait au clan de la
Tortue, parce que c'était le clan dont son père avait été. Comme
je lui faisais observer que le clan huron se transmettait toujours
par la mère, il me fit cette réponse sans réplique : « Comment
pourrais-je appartenir à un clan huron par ma mère, qui était
canadienne-française? »
Le vieux Thomas Tsioui émettait un jour devant moi la pré-
tention que les Tsioui étaient les seuls Hurons authentiques à
Lorette, les autres, d'après lui, étant fils ou petits-fils de Cana-
diens-français qui se seraient introduits furtivement sur la
réserve. Je lui objectai que les Tsioui eux-mêmes n'étaient pas
326 LA SCIENCE SOCIALE.
d'extraction pure, les mères et les grand'mères dans bien des
cas étant canadiennes-françaises. Et le vieillard de me soutenir
alors avec chaleur que c'est le mari (non pas la femme), le père
(non pas la mère), qui fait la race. Il ne se doutait guère que
c'était là le renversement de la doctrine sociale de ses ancêtres,
et que cet argument dans sa bouche me prouvait que, sur un
point important des traditions de la race, il n'était plus Huron.
II. — LA REDUCTION ET L INSTABILITE DU GROUPE FAMILIAL.
Un phénomène intéressant qui signale la disparition du clan
féminin et la dissolution de l'ancien groupement patriarcal,
c'est rapparition de noms de familles distincts, transmissil)les
de père en fils. Chez les anciens Hurons, en effet, il n'existait
pas de noms de familles autres que les désignations générales
des clans. Chaque individu recevait un nom distinctif à la fois
de sa personne et de son clan, mais qu'il ne transmettait géné-
ralement pas à ses enfants, pas plus que nous ne transmettons
généralement chez nous le prénom ou nom de baptême.
« Chaque clan, écrit M. Connelly, avait sa liste de noms
propres qui était sa propriété exclusive et dont aucun autre
clan ne pouvait se servir... Ces noms s'inspiraient de quelque
particularité ou de quelque habitude de F animal dont le clan
prétendait descendre... Ainsi tout nom propre se rattachait à un
clan déterminé. Lorsque, par suite de décès, un nom propre
devenait disponible, on le donnait au prochain enfant, du sexe
de la personne décédée, qui venait à naitre dans le clan. »
Lorsque les missionnaires se mirent à convertir les Hurons, ils
leur imposèrent au baptême des noms de saints, et ces noms,
pendant plusieurs générations, furent usités en même temps
que les noms de clans. Ils finirent même par les remplacer. La
plupart des noms de famille à Lorette sont simplement des
noms de baptême qui ont fini par rester attachés aux divers
groupes familiaux, et qui se transmettent aujourd'hui de père
en fils : Romain, Vincent, Gros-Louis, Bastien (pour Sébastien).
LE IIURDN DE LORETTE. .'i27
Dans d'autres cas, un nom de famille français (Picard), ou un
sobriquet huron (Tsioui) ont été adoptés.
C'est vers la fin du xviii'' siècle, ou au commencement
du xix°, que les familles de Lorette se mirent à se distinguer
les unes des autres au moyen de noms propres fixes, transmis-
sibles de père en fils. On y trouve aujourd'hui 21 familles
Tsioui, 13 Picard, 12 Gros-Louis, 6 Vincent, i Bastion, 2 Romain,
3 Gonzague (de descendance abénaquise) et 1 Paul (d'origine
malécite).
Les familles sont, en général, peu nombreuses, réduites le
plus souvent à un seul ménage, comprenant quek{ues personnes
seulement; ainsi, le mari, la femme et deux ou trois jeunes
enfants; ou encore, le vieux père et la vieille mère, seuls ou
assistés d'une fille ou d'un fils demeurant au foyer.
Ce n'est pas que ces ménages hurons aient peu d'enfants.
Assez souvent, comme nous avons pu le voir par l'exemple des
Tsioui, les enfants sont nombreux. Mais ils quittent le foyer
de bonne heure. Dès l'âge de huit ou dix ans, le petit Lorettain,
la petite Lorettaine apprennent au foyer à fabriquer divers
menus articles de fantaisie à la mode indienne, et bientôt leur
apprentissage est terminé. A vingt ou vingt-deux ans, ils se
marient et se font un foyer séparé de celui des vieux parents.
Parfois ils émigrent, et vont travailler pendant quelque temps
dans les villes des États-Unis. Parfois, aussi, ils décident de
s'établira Lorette même. S'ils ne sont déjà pourvus d'une habi-
tation, ils s'adressent au conseil des chefs pour obtenir un lot
attenant au village, sur lequel ils se construisent une maison.
En ces dernières années, plusieurs jeunes ménages se sont fixés
de cette manière à Lorette. Une nouvelle rue ou ruelle a dû
être ouverte, et une seconde le sera bientôt.
Lorsque la famille huronne s'élève à l'aisance (ce qui, du reste,
est exceptionnel), le groupement au foyer devient plus stable et
plus noml)reux. Ce fait m'est apparu plus particulièrement chez
le chef Maurice Bastien, qui non seulement héberge sous son
toit une assez nombreuse parenté, mais se préoccupe, comme
nous l'avons vu, d'assurer l'avenir de ses enfants. Toutefois, si
3^8 LA SCIENCE SOCIALE.
les plus capcables de ces Ilurons modèlent leur organisation
familiale sur le type quasi communautaire des Canadiens-Fran-
çais, leurs voisins, il faut dire que la plupart des familles de
Lorette se rattachent plutôt au type instable.
Nous connaissons maintenant fjuelle est la composition ordi-
naire, le type général de la famille lorettaine; voyons quel est
son gouvernement intérieur. L'autorité des parents y est faible.
Les enfants ne subissent guère de contrainte, ne reçoivent guère
de direction. La proximité des habitations dans ce village à po-
pulation dense a pour effet de restreindre singulièrement l'action
de chaque groiïpe familial sur les jeunes gens de ses membres.
Les bambins se font mutuellement leur éducation, dans la rue
ou sur la place publique. Les jeunes gens, nous l'avons vu,
apprennent de bonne heure à fabriquer T article indien; ils
deviennent des facteurs importants du bien-être de la famille,
ou du moins très indépendants de celle-ci pour leur subsistance.
Sous ce rapport, les Hurons actuels ne diffèrent que fort peu
de leurs ancêtres des bords de la Baie Géorgienne, qui laissaient
à leurs enfants la plus grande liberté possible, qui jamais ne les
corrigeaient (1). Chez les anciens Hurons, ce relâchement de
l'autorité paternelle était la conséquence naturelle de Timpor-
tance acquise à la chasse et à la guerre, occupations qui assu-
raient aux jeunes gens une supériorité sur les Anciens. Chez les
Hurons de Lorette, Tau to rite paternelle est restée taible, tant à
cause de la persistance chez eux jusqu'à ces dernières années
de la chasse comme moyen principal d'existence, c|ue de l'intro-
duction, aune époque plus récente, d'industries de fabrication
offrant à la jeunesse de grandes facilités d'établissement.
Et pourtant, on ne peut dire aujourd'hui que les mœurs
soient mauvaises. Elles sont certainement en grand progrès
sur le passé. Il est vrai que cela est dû moins à l'action directe
de la famille huronne qu'à l'action du prêtre et à l'influence du
milieu social canadien-français. Les mœurs des anciens Hurons
étaient très dissolues. La débauche avait libre cours dans leurs
(l) Champlain, t. IV, p. 85.
LE HUROX DE LORETTE. 'i20
villages (1). Lorsque, à la suite de leur établissement dans le
voisinage de Québec, ils tombèrent sous la tutelle des jésuites,
une règle sévère de morale monastique leur fut imposée. Cette
règle, ils l'acceptèrent, non pas tant, toutefois, par un senti-
ment intime de devoir et de respect de soi-même, que dans la
crainte d'être cbassés de la réserve, ou de se voir infliger une
pénitence publique (2). Aussi, après que la tutelle des jésuites
eut pris fin, sous le régime anglais, les Lorettains, au contact
des mauvais sujets de la ville voisine, se relâchèrent singuliè-
rement de la rigidité de leur conduite. Dans le cours du
xix'' siècle, Lorette devint « le rendez- vous ordinaire de la
jeunesse libertine de Québec, un lieu d'orgies et de débauches
de la pire espèce, au point que les autorités durent intervenir
pour réprimer les excès (3) ».
Depuis, grâce à l'action d'un patronage reKgieux plus éner-
gique et à l'influence d'un voisinage meilleur, les mœurs se
sont améliorées. Les naissances illégitimes sont rares aujour-
d'hui. Mais beaucoup de Hurons manifestent encore un faible
prononcé pour les boissons enivrantes.
Les enfants de l'un et de l'autre sexe font preuve très souvent
d'aptitudes réelles pour le commerce, les arts industriels et
même les beaux-arts. Mais il leur arrive rarement de dévelop-
per ces aptitudes, même lorsque l'occasion leur en est offerte.
Presque tous ont de la voix et une oreille très juste. Quelques-
uns ont montré du talent pour le dessin et la peinture. xMais ils
manquent presque toujours de l'esprit de suite et de la force
de volonté nécessaires pour tirer parti de leurs ressources.
(1) Cliamplain, t. IV, p. 82-85.
(2) Relations des ]ésmles, passiin ; Charlevoix, Journal^ p. 82; Franquet, Jour-
nal de Voyage, p. 143.
(3) journaux de V Assemblée législative du Bas-Canada, 1844-45; ibid., 1847,
témoignage de messire Fortier.
330 LA SCIENCE SOCfALE.
III. — L ABANDON 1>ES CROYANCES ET L OUBLI DE LA LANGUE
DES ANCÊTRES.
Les Hurons de Lorette cliiFèrent encore de leurs ancêtres en
deux points essentiels : la religion, la langue. Ils sont aujour-
d'hui tous chrétiens, et leur langue est le français.
Les pratiques extérieures de religion furent parmi les pre-
mières choses qui se transformèrent chez les Hurons au contact
des Européens. On sait que le missionnaire catholique avait
emboîté le pas derrière le traitant français, et qu'une propa-
gande très active des doctrines chrétiennes s'était poursuivie
dans les bourgades huronnes des bords de la baie Géorgienne,
dès les premières années du xvii® siècle. Lorsque les misérables
débris de cette nation huronne eurent été formés en « réduc-
tion » dans le voisinage de Québec, cette propagande religieuse
devint plus autoritaire et plus efficace. Pour être admis dans
la nouvelle bourgade, le Huron, comme on l'a vu , dut se faire
chrétien, s'il ne l'était déjà, et accepter la direction des jésuites,
constitués tuteurs des Indiens dans l'ordre matériel comme
dans l'ordre moral. Le P. Chaumonot, avant que l'âge l'eût par
trop affaibli, et particulièrement le P. de Couvert, ainsi que
son successeur, le P. Richer, exercèrent sur les Hurons un
pouvoir presque despotique (1). Dans ces conditions, les pra-
tiques et même les croyances païennes des anciens Hurons
furent bien vite extirpées, remplacées par les formes et les
formules (sinon toujours par les maximes et par l'esprit) de la
religion catholique.
A Lorette, un des anciens de la tribu me déclarait, un jour,
qu'il était doué du pouvoir mystérieux d'activer, de ralentir
ou de suspendre à volonté la circulation du sang dans le corps
malade. Était-ce là une réminiscence, un lambeau de l'an-
(1) Charlevoix, Journal (1721), p. 82 et suivantes.
L'abbé L. Sl-G. Lindsay, de Québec, vient de faire paraître l'histoire religieuse
détaillée de Notre-Dame-de-Lorelte.
LE HURON DE LORETTE. 331
cieimc tradition du jongleur, moitié prêtre, moitié médecin,
de la bourgade huronne antique? En tout cas, c'est la seule
trace que j'aie pu trouver à Lorette des anciennes superstitions.
Les Lorettains professent tous la religion catholique, à l'ex-
ception d'une famille, dont le chef, Stanislas Tsioui, a embrassé
dernièrement le protestantisme.
La langue huronne n'est plus parlée à Lorette; le français
l'a remplacée. Les vieillards même, en réponse à mes ques-
tions, avaient la plus grande difficulté à se rappeler quelques
mots décousus de la langue de leurs ancêtres. Quelques-uns
pouvaient à peine me dire le sens du nom huron qui leur avait
été donné à leur naissance et dont ils se servent encore dans
. les grandes occasions. En outre, les quelques mots hurons ainsi
conservés dans leur nomenclature familiale se déforment dans
leur bouche. Ainsi, la lettre « L », introduite dans plusieurs de
leurs noms propres, ne figurait pas dans l'alphabet des anciens
Hurons (1). Par exemple, « Han-yon-yeh », l'ancienne forme
huronne pour ours (2), se prononce aujourd'hui à Lorette :
« Agniolen ». De même, (( Owawandaronhé », « Odiaradhéité »
et « Téachéandahé » sont devenus respectivement : (( Wawenda-
rolen » , « Ondiaralété » et « Téachendalé » .
Ce n'est que dans le cours du dernier siècle, 180 à 200 ans
après l'année de leur dispersion (16i9), que la langue des Hu-
rons se perdit à Lorette. Les premiers missionnaires, en effet,
n'avaient aucun désir de la voir disparaître; au contraire, ils en
favorisaient l'usage exclusif, en vue d'isoler plus complètement
le groupe indien, pour qui le commerce des Français était un
danger. Mais les circonstances lurent plus fortes que leur vo-
lonté. Le faible développement de la culture, la faible étendue
des biens communaux ou individuels à Lorette, la proximité de
la zone fertile, très peuplée, et de la ville de Québec, le service
militaire, le commerce des fourrures et de menus articles de
fabrication, bref, toutes les conditions d'existence des Hurons,
les mettaient en rapports intimes et constants avec la popula-
(1) Relation de 1636, p. 99.
(2) Connelly, op. cit., p. 103,
33^ LA SCIENCE SOCIALE.
tion française. Au témoignage de Franquef , dès 1750, un siècle
après leur établissement dans le voisinage de Québec, les Hu-
rons commençaient à parler français et s'étaient mis à épouser
des Canadiennes-Françaises (1). Soixante-quinze ans plus tard,
nous voyons que déjà il était exceptionnel pour les enfants à Lo-
rette de savoir parler la langue de leurs pères. C'est du moins
ce que constate la notice nécrologique consacrée par un jour-
nal de Québec, à Gabriel Vincent Wawandaronhé, en 18*29 (2).
En 1856, d'après le rapport des commissaires officiels, la langue
huronne était tombée en désuétude dans le village huron (3).
IV. — LA TRANSFORMATION DC MODE J) EXISTENCE.
A regard de la nourriture, de riiabitation, du vêtement, de
l'hygiène, des récréations, les Hurons de Lorette n'ont conservé
que fort peu des habitudes et des caractéristiques de leurs an-
cêtres, et peuvent être placés sur le même pied que les Cana-
diens-Français des classes correspondantes.
La plus grande partie des aliments qu'ils consomment leur
sont vendus par les marchands du village ou par des fournis-
seurs ambulants, qui approvisiomient en même temps les Cana-
diens-Français de la paroisse de Saint-Ambroise , toute voisine.
Pendant mon séjour à Loretrte, j'eus l'occasion de prendre un
repas chez une des familles huronnes les plus pauvres de la ré-
serve, et je me rappelle encore avec plaisir le savoureux goûter
de bon pain et de bon beurre, de lait, de crème et de confitures,
qui me fut servi dans de la faïence ou de la verrerie bien nette,
sur du linge bien blanc. Je ne pouvais qu'être frappé du con-
traste entre ces conditions et les traits de répugnante voracité
signalés par les premiers missionnaires dans les bourgades de
la baie Géorgienne vers le milieu du xvii° siècle, ou encore
(1) Franqiiel. Journal de Voyages, p. 143
(2) Le Québec Star, cité par l'abbé Lindsay, dans la Revue Canadienne, novem-
bre 1901. p. 3U.
(3) Report of Spécial Commissioners, 1856, p. 30.
LE HURON DE LORETTE. 333
cent ans plus tard, clans le village môme de Lorette, par le bo-
taniste suédois, Kalm (1749) et Tingénieur Franquet (1752).
Celui-ci nous apprend qu'à l'occasion de la visite du gouver-
neur, les Lorettains avaient préparé un festin comprenant trois
chaudronnées pleines de sagamité (bouillie de maïs), un bœuf
et quatre moutons, dépecés et à moitié cuits. Et il ajoute :
« Têtes, cornes, pieds et queues, tout y était, rien n'ayant été
séparé; d'autant que, selon eux, tout fait ventre » (1).
Les maisons d'habitation à Lorette sont presque toutes de pe-
tite dimension, basses, construites en bois et blanchies à la
chaux. Elles sont disposées en doubles rangs le long d'étroites
ruelles, et dépourvues pour la plupart de cours, de jardins et
de dépendances. Dans bien des cas, elles se touchent presque,
ou du moins sont beaucoup trop rapprochées pour la commodité
de ceux qui les habitent. D'autre part, elles ont une apparence
de propreté, et, à peu d'exceptions près, elles me semblèrent
aussi bien tenues que les bonnes maisons de cultivateurs ou
d'artisans canadiens-français.
Au moyen d'écorces et de troncs déjeunes arbres, les anciens
Hurons se construisaient des habitations en forme de tonnelles
allongées. Si nous rapprochons les indications fournies par
Kalm, en 1749, de celles données par Charlevoix, en 1721, nous
voyons que c'est à la suite de leur troisième et dernier déplace-
ment dans le voisinage de Québec (1697), et plus précisément
entre les années 1716 et 1720, que les Hurons renoncèrent à leur
ancien type d'habitation mobile et facilement transportable,
pour adopter le bâtiment fixe en bois à la manière des colons
français (2).
Kalm, en 1749, trouva ces Hurons logés en des maisons com-
prenant deux chambres chacune (cuisine et chambre à coucher),
mais très insuffisamment meublées. Les lits n'avaient ni draps
ni couvertures. L'Indien, la nuit venue, s'enroulait pour dormir
dans la couverture qu'il avait portée toute la journée. Us étaient
pourvus de poêles, nous dit Franquet, mais la chaleur qui s'en
(1) Franquet, op. cit., p. 141; Kalm, Voyage en Amérique, t. IF, p. 12i.
(?.) Kalm, ibid.yip. 123; Charlevoix, Journal, p. 83,
T. XXXIII. 2 4
33 i LA SCIENCE SOCIALE.
dégageait ne faisait que rendre insupportable pour tout autre
que des sauvages la malpropreté de toutes choses (1).
Les jours ordinaires, le Huron, la Iluroime de Lorette, dans
leurs vêtements de travail, ne pourraient que difficilement être
distingués du Canadien-Français, de la Canadienne-Française
de la classe ouvrière. L'ancien costume traditionnel, même
le costume modifié à la française du xviif siècle , a été
abandonné. Je ne pus découvrir dans tout le village qu'un
membre de la tribu, une vieille Huronne de 90 piintemps, qui
portât encore le costume huron du siècle précédent : jupe
courte, u mitasses « (guêtres), mocassins (souliers sauvages).
11 est vrai que les jours de fête, de grande solennité, les chefs
et les « guerriers », comme ils continuent de s'appeler, revêtent
des costumes d'apparat. Mais ces costumes sont entièrement de
fantaisie. Ils sont faits des draps et des indiennes du commerce,
et dans les broderies qui les ornementent, on chercherait
vainement ces figures mythiques ou symboliques distinctives
de l'art primitif huron-iroquois. Nous savons par Kalm et Fran-
quet que, dès le milieu du xviii° siècle, quelques Hurons
aimaient à s'afïubler de défroques françaises, bien que la plu-
part, et particulièrement les femmes, eussent conservé le cos-
tume traditionnel.
Malgré l'encombrement du village, malgré l'absence presque
générale de cours et de jardins et la contiguïté des habitations,
les conditions hygiéniques, à Lorette, ne sont pas très mau-
vaises.- Cela est dû en grande partie aux mesures de propreté
prises par le conseil local et par les habitants eux-mêmes.
M. Maurice Bastien, dont nous connaissons déjà l'esprit d'initia-
tive, a construit à ses frais un aqueduc, et, moyennant une ré-
tribution de quatre dollars par année, chaque famille, à Lorette,
a l'eau dans sa maison.
Le sang est très, mêlé chez nos Hurons. Depuis quelques gé-
nérations, ils se sont mis à épouser des Idanches, des Cana-
diennes-Françaises principalement, et leur type physique en a
(1) Kalm, Voya(je en Amérique, p. 123; Franquet, Journal de Voijagcs, p. lié.
LE UURO.N DE LORETTE. 335
été grandement modifié^ sans toutefois s'effacer entièrement.
La forte carrure, la haute taille, qui étaient, si nous en croyons
les anciens auteurs, caractéristiques des Hurons primitifs, ne
se rencontrent plus aujourd'hui que très exceptionnellement (1).
Je ne remarquai pas que les pommettes des joues fussent très
saillantes, ou le nez proéminent, comme chez le type originaire.
D'autre part, j'observai nombre de Lorettains au teint olivâtre,
aux yeux taillés en amande , aux cheveux plats ; et ces carac-
tères me parurent plus marqués chez les très jeunes enfants
que chez les personnes adultes. Les hommes sont bien pourvus
de barbe, ce qui les distingue encore de leurs ancêtres.
Les amusements des Lorettains sont les mêmes que ceux de
la population canadienne-française du voisinage. Une initiative
typique des jeunes gens du village huron a été l'achat d'instru-
ments de musique et d'organisation d'une fanfare, nommée,
d'après une des célébrités de leur nation, « Kondiaronk ». Les
danses indiennes qui, au dire de Franquet, s'exécutaient en-
core, dans les grandes occasions, vers le milieu du xv!!!""
siècle, danse de « la découverte », de « la chevelure enlevée »,
du « blessé », sont aujourd'hui oubliées. Il y a quelque cin-
quante bu soixante ans, les enfants hurons s'amusaient encore
parfois à tirer de l'arc; mais cela ne se voit plus maintenant.
Même le jeu national des anciens Hurons, le jeu de crosse, que
les Canadiens ont appris d'eux, ne se joue plus à Lorette.
V. — L ÉVOLUTION DE LA VIE LOCALE ET DE LA VIE PUBLIQUE.
Lorette manque des éléments propres à constituer fortement
la vie locale. Les chefs d'industrie sont peu nombreux, et, à
une exception près, ne sont pas hurons, mais canadiens d'ori-
(1) M. A. F. Hunter, archéologue de Barrie (Ontario^ dans l'ancien pays des Hurons,
m'écrit à ce sujet qu'à la suite d'un examen minutieux d'ossements trouvés dans les
ossuaires indiens de son voisinage, il reste convaincu que les anciens Hurons étaient
de taille très ordinaire. A rencontre de sa conclusion, j'ai le témoignage de plusieurs
voyageurs et observateurs des premiers temps de la colonie, notamment Champlain
(t. IV, p. 569), Kalm (t. II, p. 135-36) et le P. Le Jeune {Relation de 1632, p. 14).
331) LA SCIENCE SOCIALE.
gine française ou écossaise. De même aussi le commerce qui se
fait ici, tant pour rapprovisionnement des familles que pour
récoulement des produits' de leur industrie (sauf quelques
menus articles de fabrication vendus sur place ou dans les
villes d'eau), est aux mains de leurs voisins blancs de Saint-
Ambroise ou des grandes villes.
On rencontre à Lorette fort peu de gens ayant quelque ins-
truction. Il s'y trouve une école élémentaire pour les garçons
et une école élémentaire pour les filles, mais toutes deux di-
rigées par des institutrices canadiennes-françaises, et mainte-
nues aux frais du gouvernement canadien. Et les enfants de la
tribu, particulièrement les garçons, manifestent fort peu de
goût pour l'étude. Dans les occasions où il est nécessaire de re-
quérir les services du médecin, du notaire, de l'avocat, c'est
aux hommes des professions libérales établis dans les villages
voisins ou à Québec, que les Hurons s'adressent. M. Paul Picard,
fils d'un ancien chef huron bien connu, lui-même ancien no-
taire, et fonctionnaire en retraite du gouvernement de Québec,
habite ici. Lorette compte aussi parmi ses enfants un prêtre,
M. Fabbé Prosper Vincent, aujourd'hui vicaire dans une paroisse
de la province.
Il n'y a pas de prêtre résident à Lorette même. Le curé de
Saint-Ambroise est chargé de la desserte religieuse du village
huron. Dans la petite chapelle, pittoresque dans sa simplicité et
dont une partie remonte à 1730, une messe basse est dite cha-
que dimanche, avec chant et sermon en langue française. Le
desservant reçoit pour cet objet, du gouvernement canadien, un
traitement de 225 dollars par année.
Les affaires locales sont gérées par un conseil composé d'un
grand chef et de quelques sous-chefs, généralement quatre ou
cinq. Le grand chef actuel est François Gros-Louis (laiennio) ;
les sous-chefs sont : Gaspard Picard (Ondiaralété), Maurice Bas-
tien (Agniolen), Ovide Tsioui (Awenkwen), Moïse Picard (Tsa-
waeti) et Delphis Tsioui (Skaratati). Les deux plus anciens de
ces chefs, Gaspard Picard et François Gros-Louis, furent nommés
à vie il y a trente-cinq ou quarante ans. Les autres ont été élus
LE UURON DE LORETTE. 337
pour une période de frois ans seulement. Le conseil des chefs
est chargé, en vertu de règlements préparés en son nom et
sanctionnés par l'autorité supérieure (le gouvernement cana-
dien), de veiller à la police du village, au maintien de la paix
pubKque, à la répression des désordres et à l'administration de
certains biens communaux.
Autrefois les chefs étaient en plus grand nombre, leurs attri-
butions étaient plus importantes et plus variées, leur prestige
plus grand. Outre le grand chef, il y avait un second chef, des
chefs du conseil et des chefs des guerriers. Vers 1820, la trilm
comptait huit chefs. Lorsque le grand chef venait à mourir, la
nouvelle en était portée par courriers spéciaux aux autres bour-
gades indiennes du Bas-Canada, et le choix du nouveau grand
chef se faisait avec solennité, en présence des délégués de ces
bourgades formant la ligue des Sept Nations chrétiennes, dont
le grand feu (le chef-lieu) était chez les Iroquois du Sault-Saint-
Louis (Caughnawaga) (1). Pendant la période de la domination
française, les chefs hurons étaient regardés en quelque sorte
comme des officiers militaires, et, en maintes occasions, consul-
tés par les gouverneurs (2).
Si nous remontons encore plus loin en arrière, nous voyons
que les anciens Hurons avaient des chefs nombreux, capitaines
militaires et capitaines civils, chargés des attributions les plus
diverses : des festins, des jeux, des danses, des funérailles, de
la police et des relations extérieures, ou de tout à la fois; les
uns étaient héréditaires et les autres électifs. L'influence (sinon
l'autorité) de quelques-uns de ces chefs était parfois très
grande (3).
Or, depuis quelque cinquante ans, la visée constante du gou-
vernement canadien a été, sans rien brusquer, de diminuer le
nombre des chefs indiens, de restreindre leurs attributions et
la durée de leur terme d'office. A Lorette, cette politique a pu
(1) Journaux de l'Assemblée législative du Bas- Canada, \%2k.
(2) Kalm. Voyage en Amérique, t, II, p. 13 i.
(3) Brebeuf. Relation de 1636, p. 122; Parkman, Jesuits in North America, iiilro-
duclion, p. 52.
3^^8 LA SCIENCE SOCIALE.
être mise à exécution sans soulever trop de mécontentement. (Il
n'en a pas été ainsi dans tous les villages indiens, notamment
chez les Iroquois de Gaughnawaga et de Saint-Régis.) Ces an-
nées dernières, le conseil des chefs de Lorette a décidé c[u'en
vertu de la loi des Indiens (1), il n'y aurait plus, à partir de Tan-
née 1900, de cliefs élus à vie à Lorette, mais que tous se pré-
senteraient à l'élection de trois ans en trois ans. On conçoit que
le prestige des. chefs soit sensiblement diminué par T obligation
de briguer fréquemment les suffrages des électeurs, ainsi que
par les changements de titulaires que ces élections déterminent.
Le conseil des chefs de la tribu se trouve réduit au rang d'un
simple conseil de paroisse ou de village, sans même pouvoir
exercer cette large mesure d'autonomie dont jouissent au Ca-
nada les communes rurales.
En effet, ce conseil des chefs liurons est étroitement contrôlé
par les fonctionnaires de l'administration centrale, dont le siège
est à Ottawa. Les Hurons sont encore sous la tutelle de l'État,
qui, par l'intermédiaire du département des Affaires indiennes,
détient leurs propriétés en fidéicommis, et en administre les
revenus pour leur bénéfice. Le département se renseigne et
agit généralement parle moyen d'un agent vivant sur les lieux.
L'agent actuel, M. Antoine Bastien, est de descendance huronne.
Le caractère de cette tutelle de l'État s'est grandement mo-
difié dans le cours du siècle dernier. A l'origine de la colonie
et pendant toute la période de la domination française, les
pouvoirs publics se déchargeaient sur les jésuites du soin et de
la direction des sauvages dans l'ordre religieux, moral et même
à certains égards dans l'ordre matériel. Sous le régime français
et pendant les soixante-dix années qui suivirent immédiate-
ment la cession du pays à l'Angleterre, l'administration colo-
niale n'eut de rapports directs avec les Indiens que pour les
fins militaires. Ceux-ci étaient considérés uniquement comme
des soldats en service permanent, et traités comme tels par les
autorités. Pendant la première période de l'occupation anglaise,
(1) Lois refondues du Canada, ch. lxxxiii, art. 75 et 7G.
LE HUROX DE LORETTE. 339
le surintendant des sauvages était un officier de l'armée, dont
la fonction principale en temps de paix consistait à distribuer
annuellement des présents aux divers groupes d'aborigènes.
L'année 1830 marque le commencement d'une ère nouvelle
dans les rapports de l'autorité publique avec les divers groupes
indiens. Sir George Murray, secrétaire des colonies dans le
gouvernement anglais, transforma l'administration des affaires
indiennes du Canada et tenta d'y introduire tout un esprit nou-
veau. Le bureau fut placé sous la direction de fonctionnaires
civils qui eurent pour mission spéciale de faire sortir le sauvage
de son état primitif, et de développer chez lui les habitudes de
travail et de prévoyance, les goûts paisibles de la vie civilisée.
Toutefois cette politique de relèvement et de progrès, par suite
surtout de la faible étendue et de la pauvreté des terres restées
aux mains des Hurons, ne put être mise à exécution aussi promp-
tement et aussi complètement qu'elle le fut sur les réserves
indiennes du Haut-Canada, et qu'elle l'a été plus tard sur les
réserves du Far West canadien.
Sir James Kempt, gouverneur du Canada en 1830, s'était
rendu compte que la condition première du relèvement social
des Hurons de Lorette était le développement chez eux de
l'aptitude à la culture et à la propriété du sol. Il connaissait,
d'autre part, la fai])le étendue et la nature généralement aride
des terrains laissés à la disposition des Hurons sur la terrasse
sablonneuse, et il savait qu^on ne pouvait s'attendre à voir des
hommes déjà peu portés vers l'agriculture quitter leur village
pour aller faire des défrichements dans la région montagneuse,
à laquelle ils se trouvaient acculés. Aussi proposait-il à sir
George Murray, secrétaire d'État des colonies à Londres, de
faire l'acquisition, à proximité de Lorette, de lopins de terre
arable, pour l'usage des Hurons. Mais, sur ces entrefaites,
le ministère anglais dont sir George était membre dut se dé-
mettre, et le nouveau secrétaire des colonies rejeta la proposi-
tion de Kempt. Repris en 1837, sous une forme un peu diffé-
rente, par les commissaires chargés de s'enquérir de la condition
des sauvages, et approuvé cette fois par le bureau des Colonies,
340 LA SCIENCE SOCIALE.
puis recommandé de nouveau par les commissaires de ISii, le
projet n'en fut pas moins abandonné.
Aujourd'hui (et depuis bien des années), le gouvernement
canadien paie le traitement du prêtre préposé à la desserte reli-
gieuse du village indien de Lorette. Il y pourvoit aux frais de
l'enseignement primaire, solde les appointements des institu-
trices, y distribue des secours aux nécessiteux, et y entretient
un agent dont la fonction est de le tenir au courant des besoins
des sauvages. Mais Tadministration n'a jamais rien fait pour
développer chez les Hurons l'aptitude au travail pénible et
suivi de la culture, ni lui faciliter l'accès à la propriété du sol.
Dans le dernier cjuart de siècle, la tutelle exercée par les
pouvoirs publics sur les aborigènes a revêtu au Canada un nou-
veau caractère, suite et développement nécessaire de celui que
lui avait imprimé la réforme de 1830. Il était naturel que l'État,
après s'être appliqué à relever le niveau social du sauvage, en-
treprît de l'assimiler tout à fait au blanc, et de l'émanciper.
Toute la législation actuelle relative aux Indiens du Canada
est imprégnée de cette double idée : assimilation, émancipa-
tion. Dans ce but, elle favorise la subdivision des communaux,
la constitution de la propriété individuelle du sol, la suppres-
sion des entraves à la liberté des personnes, l'assimilation des
chefs à des conseillers municipaux ; bref, Teffacement de toutes
les anciennes distinctions entre sauvage et blanc, dans la vie
public[ue comme dans la vie privée.
Mais les Hurons de Lorette sont-ils bien prêts à entrer dans
ce mouvement d'assimilation et d'émancipation? sont-ils en
mesure d'en bénéficier? A première vue, on pourrait croire
que rassimilation est déjà un fait accompli. Nous venons devoir,
en effet, que dans leur vie de famille, par la langue et par la
religion, par leur manière de se nourrir, de se loger, de se vêtir,
de se récréer; bref, par nombre de caractères sociaux les plus
facilement saisissables, les Lorettains se confondent avec les Ca-
nadiens-Français des classes correspondantes. Et c'est bien là
l'impression que rapporte le touriste, le voyageur de passage
à Lorette. « Ce sont de véritables Canadiens-Français, » s'écrie-
LE HURON DE LORETTE. '.M
t-il; OU encore, comme me le disait un de mes amis anglais :
« Ce sont des Français jouant au sauvage » [Fi^enc/imen mas-
queradlng as Indians).
Et pourtant, si l'on pousse l'observation plus loin, on trou-
vera que , par des caractères sociaux d'une importance ma-
jeure, ces Hurons sont demeurés primitifs. Sauf de très rares
exceptions, ils n'ont pas, nous l'avons vu dans Farticle précédent,
acquis le goût du travail agricole, non plus que l'aptitude à
la propriété du sol. Ils n'ont pas l'ambition de devenir pro-
priétaires individuels de lopins de terre. Et, d'autre part, ils
ne désirent pas être émancipés, pas plus dans l'ordre privé
que dans l'ordre public. Même, ils redoutent l'émancipation.
Ceux avec qui j'en causai y étaient franchement hostiles. Plu-
sieurs d'entre eux étaient mécontents de l'état de choses actuel,
mécontents de la manière dont les affaires étaient administrées
par les chefs, par l'agent et par le département des Affaires
indiennes, au point qu'ils refusaient de se rendre aux assem-
blées et de prendre part aux élections. Mais ce n'est pas dans
l'émancipation qu'ils cherchaient un remède à leurs maux. Ils
auraient voulu simplement changer de tuteur. Ils ne pouvaient,
disaient-ils, se passer de la protection de quelqu'un de puis-
sant. Émancipés, ils courraient risque d'être dépouillés de leurs
biens par de malhonnêtes blancs, et ils auraient à supporter de
lourdes taxes, tandis que, sous le régime actuel, le gouverne-
ment se charge des frais du culte et de l'enseignement, et les
chemins mêmes sont entretenus par les blancs des paroisses
voisines de Lorette, en échange du droit de passage sur la ré-
serve huronne. L'émancipation, à leurs yeux, était un danger
dans la vie privée et un fardeau dans la vie publique.
D'autre part, je viens de le dire, les Hurons sont mécontents.
Lors de mon passage à Lorette, leurs nombreux griefs, quel-
ques-uns d'origine historique, d'autres, au contraire, très ré-
cents , faisaient le sujet ordinaire des conversations : griefs
contre la société de Jésus et l'ancienne administration coloniale
française, pour les avoir dépouillés de leur titre à la seigneurie
de Sillery; griefs contre le gouvernement britannique, pour
342 LA SCIENCE SOCIALE.
avoir, à la conquête, confisqué Sillery en même temps que les
autres propriétés des jésuites, sans compensation pour les In-
diens; griefs contre quelcjues-uns de leurs chefs décédés, c[u'ils
accusaient d'avoir réduit, à leur profit personnel, l'étendue de
la commune; griefs même contre certains chefs actuels qui
utilisent le Ijien commun pour des fins particulières; griefs
contre radministration de la province de Quéhec, pour avoir
mis la main sur leurs terrains de chasse, restreint le parcours,
et réglementé l'exploitation des productions spontanées de la
terre et des eaux; griefs enfin contre le gouvernement fédéral
et son agent, qui, à les entendre, auraient mal administré les
réserves et les recettes provenant de celles-ci.
Ce n'est pas ici le lieu de nous enquérir du bien-fondé ou du
mal-fondé de ces griefs. Il me suffira de faire observer que,
d'une manière générale , le voisinage et la concurrence des
blancs ont placé les Hurons de Lorette dans des conditions dé-
favorables au point de vue du travail et de la propriété; que
leurs griefs se rattachent tous directement ou indirectement au
régime de la propriété ou à celui du travail, et que ces griefs
disparaîtront le jour où les Hurons auront été placés dans de meil-
leures conditions de stabilité et de prospérité sociale.
Dans ces circonstances, il semble c[ue le devoir du départe-
ment des Affaires indiennes, tuteur des sauvages, soit tout
tracé. Il devrait, semble-t-il, s'applic£uer, d'une part, à déve-
lopper chez ces Hurons le goût de l'agriculture, l'aptitude au
travail suivi et à la propriété du sol; et, d'autre part, il devrait
prendre les mesures nécessaires pour faciliter à ses pupilles
l'accès à la propriété de terrains fertiles dans le voisinage même
de Lorette. C'est au moyen d'une mesure de cette sorte, judi-
cieusement mise à exécution, sous une direction inteUigente,
c|u'on pourrait rendre à ces descendants des Hurons la pleine
somme de justice sociale à lacpelle ils ont droit, f[u'on les
mettrait à même de se maintenir au sein de la concurrence
moderne, et qu'en les préparant à l'émancipation, on les ache-
minerait vers un état social supérieur.
Léon GÉRix.
LE VALAISAN ET SON ROLE SOCIAL
IX
LA CITÉ. — L'ÉTAT. — LA CONFÉDÉRATION
Toutes les communes du Valais sont des « bourgeoisies » ins-
tituées sur la base de la démocratie. La ville de Sion seule pos-
séda jusqu'à la fin de Tancien régime une constitution de bour-
geoisie aristocratique et privilégiée dont un siècle d'égalité n'a
pas détaché tous les esprits. Aussi, en raison du prestige que les
vieilles familles nobles ou lîourgeoises sont parvenues à conser-
ver sous le nouvel ordre des choses, tant dans FÉtat que dans
la Cité, nous convient-il d'examiner la formation sociale de cette
dernière et de dégager ce rôle de petite Rome qu'elle joua
jusqu'au milieu du dernier siècle vis-à-vis des petites provinces
alpestres qui l'entouraient.
l. LA CITÉ.
Dans la population agglomérée que Sion pouvait réunir au
xv!!!"" siècle — 2.500 âmes au plus — vivaient nombre de gens
titrés. A leur tête étaitle Bourg ï7iestre^ sorte de prince ou de doge,
qui présidait le Conseil de Ville formé de vingt-quatre membres,
dont sept élus à vie. C'est d'ailleurs au sein de ces sept privilé-
giés qu'on le choisissait. Les charges, de môme que celle des
syndics (primitivement consuls ), dont on tirait chaque nouveau
conseiller, étaient réservées à quelques familles aristocratiques.
« Dans l'élection d'un nouveau membre, dit Schiner (1), ceux
(1) Le témoignage de cet auteur est d'autant plus irrécusable qu'il fut lui-même un
des produits du népotisme et qu'il déchaîna comme gouverneur de Monthey la conju-
ration populaire de 1795.
344 LA SCIENCE SOCIALE.
qui étaient déjà du Conseil ne cherchaient souvent qu'à nommer
leurs parents, de préférence à des gens plus méritants et d'une
famille souvent plus distinguée. Au-dessous de ces groupes
hiérarchisés venaient les pi^ocureiirs, parmi lesquels étaient
recrutés les syndics; les bourgeois^ seuls participants à la
bourse de la Bourgeoisie, puis les habitants^ exclus de cette
bourse et dont le premier acte, après le serment de fidélité
prêté au conseil de ville, consistait à se pourvoir à leurs propres
frais d'un équipement miHtaire complet. Derrière cette classe
venait encore celle des tolérés, reçus ou exclus au bon plaisir
des conseillers.
(( Chaque élection d'un syndic devait être acquise au prix de.
trois grands repas publics. La ville fournissait le pain, le vin
et le bois; le reste demeurait à la charge du procureur en voie
de passer syndic à vie. L'évêque, l'ambassadeur de France,
toute la magistrature de la ville, tout le chapitre assistaient à
ces repas qui duraient de onze heures du matin à huit heures
du soir. A partir de ce moment, étaient introduites les dames et
demoiselles de la bourgeoisie, accompagnées de quelques-uns
des cavaliers du dîner, et le souper se terminait par des
danses. »
Le premier de ces repas était offert à l'arrivée de la pension
de France — ce qui donne une idée de la considération dans
laquelle était tenu le service à l'étranger — le second aux fêtes
de la Pentecôte, le troisième aux fêtes de l'Assomption.
Schiner ajoute : « Il n'y avait peut-être point de pays au
monde où l'on faisait plus de repas publics qu'en Valais. Il fallait,
pour obtenir une charge de dixain, donner à manger à tous les
habitants, ce qui attirait quelquefois une populace de plusieurs
mille hommes. Aussi, n'était-il pas rare de voir se ?'iiiîier en
peu de temps des hommes fort riches. »
Nous retrouvons bien ici le digne ancêtre du chef de clan
actuel qui se ruine pour quelques coups de chapeau; tel ce
citoyen qui, dernièrement, sacrifiait 2.000 francs pour devenir
juge de paix dans une agglomération agricole de 500 habitants.
On ne donne plus de repas, mais on se ruine à verser du vin. Il
LE VALAISAN ET SON RÔLE SOCIAL. 345
est à retenir que ce goût de bombances, en honneur spécialement
à Sion sous Tancien régime, a exercé son influence jusque
sur notre propre génération. Les plantureux repas communs
offerts à cette ignorante populace arrivaient à rehausser déme-
surément à ses yeux ceux qui les donnaient et, par suite, à
étouffer dans le germe toute critique de sa part sur leurs actes
publics. Ces repas, on a beau les avoir supprimés avec le régime
aristocratique, nous les voyons se perpétuer encore sous la
forme d'orgies électorales, et c'est surtout là où les procureurs
et les syndics se survivent dans une descendance avide de titres
sans devoirs, que les populations rurales demeurent le plus
illettrées et le plus asservies moralement. Nulle part, comme
dans les environs de Sion, on n'est j)rêt à se battre pour le
compte du patron qui offre une tournée de ca^e. .Finvoque sim-
plement le témoignage d'une campagne électorale dans le dis-
trict d'Hérens en 1897. Durant trois semaines, une dizaine de
mulets partirent chaque jour de Sion pour la vallée, chargés
chacun de deux tonnelets de 45 litres.
Sans doute, ces procédés de corruption simpliste et bon
enfant, pratiquée d'ailleurs à des degrés moindres dans le reste
du canton, peuvent être préférés à une concussion impudente
ou tortueuse; mais, tout bien compté, le peuple n'a guère de
chance de tirer plus de bénéfice de Tune que de l'autre.
Quoi qu'il en soit, nous dégageons de ces faits la constatation
que le dirigeant porté aux honneurs par de tels moyens est
peu prédisposé à se rendre compte des responsabilités de sa
charge. C'est pourquoi le magistrat valaisan est bien rarement
d'une activité mesurée à celle du peuple. Le montagnard, dur
au labeur, est lui-même encadré par ces ressortissants de la
plaine du Rhône dont nous avons eu l'occasion de dire l'apathie
et l'indolence. Les autres petites villes copient de leur mieux la
capitale : Brigue, Viège, Loèche, Sierre, Martigny, Saint-Maurice,
Monthey et plusieurs autres bourgs sont de vrais nids de fonc-
tionnaires où les titres de bourgeoisie et le simple diplôme de
légiste tiennent lieu de parchemins.
Un autre privilège de la bourgeoisie sédunoise est que le curé
346 LA. SCIENCE SOCIALE.
de la ville est de droit membre du chapitre de la cathédrale et
que, tandis que la population et l'autorité civile de toutes les
autres paroisses du canton doivent accepter le curé que désigne
l'autorité hiérarchi(|ue religieuse, le conseil ])ourgeoisial de
Sion a la prérogative de désigner son curé entre c^uatre candi-
dats qui lui sont proposés par le chapitre. C'est, appliquée d'une
manière restreinte, la méthode constitutionnelle que nous avons
vu fonctionner pour le choix de Tévèque diocésain. Comme il
rosne en Valais un antagonisme séculaire entre Romands et Ger-
mains, la récente nomination d'un curé à Sion a donné lieu à de
loues et curieux tiraillements.
II. — L ETAT CANTONAL.
Les hommes diÉtat et fonctionnaires de premier rang sont
donc — de notre temps — des gens de la plaine. A tout le moins,
ceux qui pourraient faire exception sont sérieusement « déraci-
nés » de la montagne, car, à mesure qu'un montagnard s'élève
socialement, il tend à se rapprocher des localités plus impor-
tantes. Et ce proverbe que j'ai recueilli jadis de la bouche d'un
villageois montagnard est parfaitement vrai : / z'amou van pâ
à reho de iwoiie (Les amours ne vont pas à rebours de l'eau I),
c'est-à-dire cju'un personnage se garde d'aller chercher un éta-
blissement dans une bourgade plus écartée que celle où il est né.
Or, nous avons déjà constaté combien les populations rurales
de la plaine sont inférieures en tout à celles de la montagne
et des vallées latérales. Toutefois il leur reste des compensa-
tions : le sol de la plaine est moins ingrat, même à qui met peu
de soin à le cultiver; c'est en outre dans la plaine que s'éche-
lonnent les centres d'affaires, que' se forment les fortunes, que
se multiplient les familles susceptibles de pousser l'instruction
de leurs enfants au delà de la moyenne, et que se rencontrent,
du reste, les établissements d'instruction moyenne et l'École de
Droit.
En sorte que, grâce à ces multiples faveurs du sort, nous
LE VALAISAN ET SON RÔLE SOCIAL. 'Ml
voyons la plaine ressaisir, sans clibrt ni difficulté, la grande par-
tie de l'ascendant que les qualités de la race auraient plutôt
assuré à la montagne. Et ces qualités mêmes, la population de
la plaine les refoule, réussissant souvent à les altérer, comme
une marée montante va altérer de son eau salée le courant in-
térieur des fleuves dont elle envahit l'estuaire. Sans doute les
populations des vallées hautes ont aussi leurs chefs propres,
mais ce sont là des chefs que l'éloignement paralyse à demi et
qu'immobiliserait d'ailleurs leur, état de paysans obligatoire-
ment sédentaires et économes.
xVussi, ces chefs manquent-ils généralement de l'habileté, des
moyens d'intrigue, des rapports, des relations et du contact qu'il
faut pour se hausser au niveau des grands honneurs. D'autre
part, ces charges, peu rémunérées pour qui n'est pas sur place,
sont d'excellentes aubaines pour la classe privilégiée de la capi-
tale et des petits centres, qu'elles dispensent de vivre sur son
fonds et à laquelle, par surcroît, elles assurent la facilité de
caser les fils, les frères, les neveux.
L'ancien gouvernement du Valais tenait à la fois de la forme
aristocratique et de la forme démocratique. Ne pouvant, en rai-
son des pouvoirs du prince-évêque , s'instituer sur le plan de la
démocratie pure, comme les petits états de la Suisse primitive,
(où le pouvoir législatif est entre les mains de l'assemblée de
tous les citoyens), le peuple valaisan possédait, depuis de nom-
breux siècles, une assemblée représentative de 52 membres.
C'est dans ce pays que prit d'ailleurs naissance le principe du
référendum, ce droit de veto législatif conféré au peuple, qui
depuis a fait fortune en Suisse (1).
Cette ancienne assemblée, appelée diète ^ était composée des
députés des sept dixains du Haut Valais nommés tantôt par le
peuple, tantôt par le conseil de dixain, selon les institutions in-
(1) « En Valais, le référendum est combiné avec les formes du gouvernement re-
présentatif introduites dans la constitution de 1839; il y constitue donc une anoma-
lie, une exception dans l'ensemble de cette constitution. C'est un acte de fédéra-
lisme qu'on n'a pas osé enlever au peuple encore attaché à cet exercice local de sa
souveraineté par des habitudes séculaires. » — A.-E. Cherbuliez, De la Démocralie
en Suisse.
348 LA SCIENCE SOCIALE.
térieiircs de ces miniiscules démocraties. Elle comptait encore
les députés du clergé. Après la Révolution et le régime de l'Em-
pire français, cette représentation du clergé se réduisit à la
présence de l'évéque, lequel disposait de quatre voix, c'est-à-
dire que son vote équivalait à celui d'un dixain. De même la
présidence qui, sous l'ancien régime, était réservée à Févéque
passa, sous la constitution de 1815, aux mains du grand bailli,
lequel présidait en même temps le pouvoir exécutif. Le Bas-
Valais, administré jusqu'en 1799 par des gouverneurs du Haut,
acquit, dès cette date, l'égalité des droits.
Ainsi, de la base au sommet, tout est fédératif : le canton lui-
même est formé de petites républiques, à leur tour divisées en
communes à peu près souveraines.
Dans l'ordre constitutionnel modifié par les nouvelles dispo-
sitions de 1839 et de 1875, quelques rouages ont changé de nom
et de place, mais leur rôle et surtout leur nombre se sont scru-
puleusement conservés jusqu'à ce jour.
De nombreuses incompatibilités ont été proclamées en 1875,
mais ce progrès apparent dans le sens démocratique, est lui-
même un effet de la tendance à considérer le pouvoir commue
un gâteau dont chacun convoite une part grande ou petite , une
tranche, une parcelle, une miette. Si de plus nombreuses coupes
sombres n'ont pas été entreprises dans cette forêt des compa-
tibilités et si l'on s'est à peu près contenté de mettre fin à la
prise de possession d'un conseil municipal par une même fa-
mille, par un père et sa nichée de fils, c'est qu'en raison de la
dureté des temps, le maître n'est plus en mesure de délais-
ser ses affaires propres pour une seule fonction peu rétribuée.
L'instinct des clans n'est neutralisé que par les nécessités de
l'époque où nous vivons.
Cette diffusion de l'autorité de l'État entre des mains innom-
brables n'est évidemment pas faite, surtout dans une démocratie
pauvre, pour accentuer le relief du gouvernement auquel, d'une
part, la commune a déjà ôté par en bas une forte partie des
attributions qui devraient logiquement lui incomber et auquel,
d'autre part, le pouvoir de la Confédération suisse enlève encore
LE VALAISAN ET SOX RÔLE SOCIAL. 349
peu à peu, par en haut, ce que la constitution particulière du
canton lui a jusqu'ici garanti.
Par une autre conséquence du même mouvement de trans-
formation, la part d'autorité ainsi émiettée entre d'innomljrabies
favoris de l'État arrive à se dissoudre, à se fondre, puis à s'éva-
porer. Et la préoccupation que le gouvernement met à vouloir
la conserver n'arrive qu'à précipiter cette dissolution. A quelle
force a-t-il recours pour étayer ce vaste mécanisme de sa puis-
sance réduite? A celle qu'il compte tirer d'un appel nouveau à
l'appétit des clans, et c'est bien pourquoi, depuis vingt-cinq ans
surtout, il s'applique à dédoubler le bénéfice de certains postes
administratifs afin de satisfaire un plus grand nombre de ser-
viteurs. En 1876, deux amis étant en compétition pour le poste
d'officier de Tétat civil dans une importante commune, Tun prie
l'autre de ne pas s'opposera sa nomination, s'engageant au préa-
lable à le récompenser et à lui abandonner, en échange du titre,
la direction du bureau et les honoraires. En 1881, le receveur
du district d'Entremont étant décédé, son successeur obtient le
poste à cette condition que, bien que seul titulaire, il se rési-
gnera à partager son arrondissement avec un autre. Plus tard,
deux favoris de l'État se trouvent en présence pour un poste de
conserv^ateur des hypothèques ; le pouvoir cantonal en nomme
un et le charge en même temps d'utiliser les services de son
rival à des conditions fixées. Malheureusement la rivalité est
trop chaude encore, des contestations surgissent, l'arbitrage de
l'État serait légitime et nécessaire ; mais l'État recule précisé-
ment devant l'idée de faire un simple mécontent; un procès
s'ensuit et c'est le titulaire régulièrement nommé qui est tenu de
payer une indemnité à l'autre.
Ainsi, de même que nous avons vu ces populations pauvres
partager tous leurs biens à l'infmi — ce qui est la forme de
propriété individuelle la plus voisine de la communauté — de
même nous voyons l'État issu de ces mêmes populations diviser
et subdiviser ses protections de manière à ne mécontenter per-
sonne. Par ce procédé, on ne se fait pas de serviteurs d'un
dévouement absolu, mais on ne se fait pas non plus d'adversaires
T. xxxiil. 25
350 LA SCIENCE SOCIALE.
trop violents, et c'est à peu près ce qu'il faut à un pouvoir com-
primé entre Tautonomie des communes qui est à sa base et la
lourde pesée centralisatrice de la Confédération.
De la sorte, pareil à ces vieilles plantes grimpantes qui vont
se développant sans se fortiticr, le vaste régime officiel du clan,
de la commune, de l'État et de son administration continue de
s'élargir, jusqu'à envelopper dans son réseau l'initiative des indi-
vidus et des groupements privés. Cette œuvre, peut-être en quel-
que mesure non préméditée, est d'autant plus redoutable dans
ses efîets qu'ici le fonctionnaire n'est fonctionnaire qu'à demi, que
— sauf peut-être à Sion — il ne peut former une caste distincte.
Il pénètre donc la race entière en lui inoculant, si l'on peut dire,
la virus du dédain à l'endroit des métiers manuels et des profes-
sions techniques. Il n'est pas jusqu'au plus humble, au plus
pauvre de biens ou d'esprit qui, par voie de parenté, de do-
mestication ou d'asservissement pécuniaire, ne représente au
moins une feuille de ce l)ranchage touffu. Al)straction faite de
quelques rares individus que leur position contraint à plier sous
le labeur sans rêver d'autre gloire que l'avenir de leurs enfants,
il est permis de dire que tout Valaisan, même émigré, est direc-
tement attaché au pouvoir. Car il faut observer que le « pou-
voir » n'est pas tout entier formé des gens momentanément
investis de fonctions, et qu'il embrigade aussi ceux qui le con-
voitent pour eux ou testeurs, comme ceux qui, après en avoir
été exclus, portent son empreinte à travers le monde.
A l'heure actuelle, la députation au Grand Conseil du Valais
est composée d'un député par mille âmes de population, soit de
115 membres. Malgré cet effectif considéral)le , chacun de ces
représentants est doublé d'un suppléant qu'il peut éventuelle-
ment requérir de se rendre à l'assemblée en son lieu et place —
quitte à y voter le contraire de ce que le titulaire eût prétendu
voter. Il existe dans le canton des districts de 4 à 5.000 Ames au
plus; or chacun a encore son préfet ni plus ni moins qu'un
grand département français et, comme si ce n'était pas encore
assez, il doit être renforcé d'un substitut éventuel auquel l'usage
a conféré le titre de sous-préfet ! Ajoutons que chaque district
LE VALAISAX ET SON RÙLE SOCIAL. 351
est pourvu (l'un tribunal correctionnel et criminel avec substi-
tuts, procureurs, huissiers, ni plus ni moins que les impercep-
til)les seigneuries de Tancien régime: telle celle de la petite
vallée de Géren, aujourd'hui presque inhabitée, qui n'en eut
pas moins, juscpi'à la chute de l'ancien régime , son tribunal,
son bailli et sa potence.
Pour découvrir un peuple si parfaitement enchâssé, si profon-
dément serti, il faudrait, de nos jours, aller bien loin. Et encore,
serions-nous vraiment sûrs d'en trouver un qui puisse nous
rappeler aussi fidèlement que lui ces tableaux de miniaturistes
où, voilés par la patine des ans, les mérites de l'œuvre se déta-
chent à peine, indistincts et vagues au milieu de l'éclat tapageur
d'un cadre démesuré?
Le Valais ne dispose d'aucune fortune publique notable. L'in-
vasion française en 1799, les guerres civiles qui se sont pour ainsi
dire succédé jusqu'en 1850, le krack de la Banque cantonale
en 1871, l'ont sans cesse maintenu acculé à la ruine. En dépit
des efforts prodigieux que lui imposa ce dernier désastre, le
gouvernement a dii s'arranger coûte que coûte pour ne pas
accroître sensiblement les charges du contribuable; car, par
un phénomène d'inconséquence fréquent dans les démocraties,
le suffrage populaire ne désavoua pas les hommes, mais pré-
féra rejeter en bloc une proposition qui tendait au relèvement
de l'impôt.
Les dépenses de l'État sont d'ailleurs modestes. Aucun can-
ton suisse de plus de 100.000 âmes ne dépense aussi peu, dit
M. Jules Repond, dans la Gazette de Lausanne. Toutefois, si
sagement administrées que semblent être aujourd'hui les fi-
nances de l'État, nous ne devons pas oublier que les com-
munes, par ce qu'elles entreprennent spontanément et par les
subsides qu'elles oublient de solliciter afin de rester maîtresses,
allègent dans une mesure considérable les charges du gouver-
nement. D'autre part, la grande majorité des fonctionnaires
ont su jusqu'à ce jour, sans précisément mépriser les hono-
raires, se nourrir à demi d'honneurs. L'exenq^le leur était
donné de haut: jusqu'à ces dernières années, un membre du
352 LA SCIENCE SOCIALE.
gouvernement cantonal émargeait au budget pour Thumble
somme de 2.500 francs. Il faut bien dire que les représentants
de familles sûres de leurs revenus fonciers étaient seuls appe-
lés à de telles dignités ; mais, quoi qu'il en soit, l'heure est pro-
che où, sinon pour les chefs, du moins pour les soldats du fonc-
tionnarisme, l'éclat des titres officiels ne suffira plus. Même
dans le Valais, les temps amènent de nouvelles exigences.
Autrefois, l'occasion de toute dépense faisant presque défaut,
l'homme lettré, invariablement prêtre ou juriste, était partout
chez lui, et, quoi qu'il fît, nul n'entreprenait de contester son
honorabilité ou ses mérites. De la sorte toute obole passait dans
son coffre éternellement clos aux dépenses. Il ne saurait plus en
être ainsi. Sans doute, nous avons vu plus haut comment cer-
taine famille Z... parvient à prospérer en cumulant une foule
de petites attributions; seulement, cette supériorité, elle la
+ient de l'inimitable stoïcisme qu'elle déploie à se cantonner
dans toutes les pratiques d'autrefois, de sa persévérance à
ignorer que sa propre génération a créé des cabarets, de son
exil volontaire loin de l'agitation des temps présents, de sa
constance docile à fuir des honneurs qui, même insignifiants,
cachent toujours des sources imprévues de frais. Elle la main-
tient surtout, cette supériorité unique, en conservant, malgré
cent petites sujétions personnelles, cette indépendance collec-
tive qui assure son autonomie sociale. En un mot c'est, appli-
quée à la famille, la môme incompressibilité que les habitants
de Sarreyer appliquent au clan local.
Par la fantaisie qu'un homme met à conquérir la plus modeste
des places, il rompt immédiatement ce bel équilibre, puisque,
en raison de la modicité des traitements, il n'a que le choix ou de
négliger ses intérêts directs ou de s'acquitter à demi de la tâche
publique. Qu'il ait tout d'abord entrevu dans cette distinction
convoitée un appui, un expédient, le salut final ou la simple
gloriole, invariablement il vient se heurter à un miroir d'a-
louettes que tant d'autres ont déjà effleuré, et, comme les au-
tres, il épuise ses forces au point de ne pouvoir rien rapporter
au nid.
LE VALAISAN ET SON RÔLE SOCIAL. 353
C'est ainsi qu'une fois de plus les hal)ilcs, les quelques lé-
gistes dont c'est là le rôle, recueillent tout pour eux-mêmes
ou pour de nouvelles dupes et emportent ces débris dans
leur étrange ruche syndicale du haut de laquelle on tient F œil
ouvert sur toutes les transactions, flairant les affaires bonnes
ou mauvaises, exerçant une police mutuelle, et butinant de
tous les côtés.
Presque tous les districts envoient encore au Grand Conseil
une députation formée de curiales ou tout au moins dirigée
par un ou deux légistes influents qui absorbent les discussions
et font silence sur les propositions émanées des députés tech-
niciens ou médecins, de manière que toute sélection se fasse à
leur profit. C'est ainsi que, sur soixante représentants que le
peuple valaisan a envoyés à l'Assemblée fédérale depuis 1850,
c'est tout au plus si l'on en trouve deux d'étrangers à la car-
rière juridique. Au moins les sept membres actuels sont des
légistes. Et, ce qui frappe particulièrement, c'est que toutes
les fois que, par extraordinaire , il est arrivé aux assemblées
préparatoires ou aux comités électoraux de proposer ou de
porter en liste un commerçant, un industriel, un technicien ou
un homme de science, la masse des meneurs, ou, à défaut, celle
des électeurs, a corrigé de telles dispositions. Car le paysan,
plus attaché à la routine que ses chefs eux-mêmes, dédaigne
avec hauteur l'homme instruit qui n'interprète pas le code.
Mais, dans ce domaine de la répartition des charges électo-
rales et des fonctions, il nous reste à tenir compte d'un phé-
nomène particulier à la Suisse et à ses sociétés de formation
fédérative.
Loin de nous toute pensée de blâmer quoi que ce soit, attendu
que ces peuples-là savent mieux que les autres quelles institu-
tions leurs conviennent ; toutefois de quelque manière qu'ils la
veuillent juger, chacun conviendra que la représentation pro-
portionnelle est Tattestation de Tidée qu'un peuple à base de
clan se fait de l'existence et de l'exercice du pouvoir.
Je vais me servir d'une figure plutôt vieillotte et triviale,
mais c'est à dessein, car il n'en existe pas de plus simple. Le
354 I-A SCIENCE SOCIALE.
pouvoir étant généralement considéré comme un gâteau, celui
qui a été pouss